Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

jeudi 25 octobre 2018

Lettre à un otage ~~~~ Antoine de Saint-Exupéry




Qu'elle est émouvante et belle cette courte lettre. Tellement bien écrite et porteuse d'une si généreuse humanité.

Saint-Exupéry qui vient de faire l'expérience de la guerre civile espagnole voit maintenant son pays envahi par les Allemands. En transit au Portugal sur le chemin des États-Unis, il pense à ceux qui sont restés sur le sol français, ces quarante millions d'otages, avec en particulier son ami juif Léon Werth.

C'est le cœur pétri de remords et d'angoisse qu'il leur destine cette Lettre à un otage. A l'évocation de la simple douceur de vivre en paix, on perçoit toute la sensibilité à fleur de peau de l'auteur du Petit Prince.

Vertus d'un sourire, nostalgie d'un verre entre amis en bord de Saône, rêve saharien, ivresse de l'amitié, le "sort de chacun de ceux qu'il aime le tourmente plus qu'une maladie installée en lui."
"Respect de l'homme ! Respect de l'homme ! … Là est la pierre de touche."


jeudi 18 octobre 2018

L'éternité n'est pas de trop ~~~~ François Cheng

 


Dans la croyance taoïste, l'âme ne périt pas. À l'heure de la mort, elle réintègre la Voie. Cet infini de l'espace et du temps où règne la pensée pure et porte ses adeptes à l'espérance d'un prolongement de la vie. Un glissement vers l'infini.

Dao-sheng et Lan-ying brûlent d'un amour inassouvi. Les codes sociaux et moraux qui prévalaient dans la Chine de l'époque Ming ont placé entre eux des barrières infranchissables. L'un et l'autre sont réduits à vivre l'accomplissement de leur désir dans le désir lui-même. Dans la charnelle certitude de leur complémentarité ils subissent la loi des astres qui selon l'équilibre des forces contraires s'attirent et se repoussent en même temps, et restent ainsi à jamais à distance.

La rencontre charnelle de Dao-sheng et Lan-Ying, enracinés dans leur époque, soumis à leur condition, ne dépassera pas le frôlement des doigts dans de trop rares occasions. Dao-sheng est alors gagné par la passion mystique qui germe en lui. Il intériorise le mystère du féminin, avec la conviction qu'envers et contre tout l'amour relie le visible et l'invisible, le fini et l'infini. L'amour est quintessence de la pensée pure.

Cette attirance mystérieuse peut-elle se concevoir dans une immense attente, sans prolongement charnel ? L'amour peut-il être idéalisé au point de faire oublier l'appel du corps sous l'emprise tyrannique de l'instinct ? Dao-sheng doit-il son exaltation de l'amour aux seules entraves que la vie terrestre a opposées à sa rencontre avec Lan-ying ?

Toute manifestation de son aimée, aussi timide soit-elle, est prétexte à Dao-sheng pour entrer en communion de pensée avec elle. En désespoir du secours des religions qui se concurrencent à cette époque en Chine, dont celle enseignée par les nouveaux prédicateurs venus de l'occident, Dao-sheng se forge à la conviction, peut-être en résignation ou en consolation, que la force de l'amour trouvera sa consécration au-delà de la mort.

L'intimité n'est pas dans la nudité des corps. L'intimité est dans les tréfonds de l'âme. Cette part de la pensée qui ne se manifeste ni par des actes ni par des mots. L'essence de l'être. Dao-sheng sublime la femme dans sa féminité. Elle « est chair certes, mais combien cette chair se transmue sans cesse en murmures, en parfums, en radiance, en ondes infinies dont il importe de ne pas étouffer la musique". Voilà une vision de la féminité, de l'amour que n'aurait pas reniée Romain Gary, grand promoteur de la femme idéalisée.

Magnifique ouvrage sur la quête de cette part manquante à tout homme. À toute femme aussi, Dao-sheng en a l'ardent désir, tant les manifestations de son aimée sont rares et timides. Il conçoit cette épreuve comme la promesse, la preuve même d'un avenir à son amour pour Lan-Ying. La vie sur terre n'est qu'opportunité de rencontre. Deux êtres qui s'aiment rentreront en connivence à jamais quand les contraintes de la vie auront été effacées.


samedi 13 octobre 2018

L'homme révolté ~~~~ Albert Camus

 



A se heurter aux confins du rationnel, sur cette frontière épaisse et floue qui ouvre sur l'irrationnel, Camus, et sans doute tous les confrères philosophes qu'il appelle à son argumentation avec une préférence pour Nietzsche, me fait penser à cet insecte sous une cloche de verre qui cherche en vain mais avec obstination l'ouverture à l'air libre. La quête de l'absolu pour le philosophe. Après nous avoir convaincus de l'absurde de la condition humaine avec le Mythe de Sisyphe, de cette Création qui ne dit rien de ses intentions, nous voici quelques dix années plus tard, dans la même absence de réponse, et contraint avec Camus à la révolte.

Lautréamont, Sade, Rimbaud, Kafka, et tant d'autres qui peuplent cet ouvrage, autant d'insectes sous la cloche de verre. Tant d'autres qui, de révolte en révolution n'en déplaise à feu le roi Louis XVI, viennent au secours, appelés par lui, d'un Albert Camus qui établit le panégyrique de la révolte, seule conclusion possible à des siècles d'exploration raisonnée.

Camus a le tort de poser les bonnes questions, de remettre en cause si ce n'est en accusation le responsable de tout cela. Tout cela n'étant au final que la condition précaire de l'homme. Dieu nous donne la vie et la reprend. Dieu est donc criminel. Un criminel qui ne manifeste aucunement ses raisons.

Après tout ce temps, depuis que l'intelligence a investi le corps du mammifère pour en faire un homme, force est donc de conclure avec Nietzsche que Dieu est mort. Et l'homme devenu Dieu ? Cela lui rendrait-il justice du sort qui lui est réservé ? Nullement. Et la révolte qui le gagne ne lui apporte pas pour autant de consolation. L'homme devenu Dieu reste mortel. Dans un relatif trop humain, ou tout ne s'entend que par comparaison. Point d'absolu.

La philosophie ne serait-elle au final que l'art de poser les questions ? Et de désespérer des réponses ?

Nous voilà donc revenu au point de départ. A quoi peut alors servir pareil ouvrage à son lecteur, s'il reste sur cette conclusion ? Il sert en tout cas à son auteur à faire entendre son cri, d'autant mieux que quiconque puisqu'érudit et fin lettré. Et moi lecteur j'entends ce cri qui le fait émerger, Albert Camus, du grand concert de l'humanité, ce cri de l'homme enfermé dans sa condition, sa cloche de verre, et qui sait dire mieux que je ne pourrais le faire l'état de souffrance auquel on ne peut que convenir, puisqu'affublé de la même condition.

J'apprends quant à moi maintenant au moins une chose grâce à cet ouvrage. J'apprends pourquoi le philosophe se fait aussi romancier. Il nous le dit page 328 : "le monde romanesque n'est que la correction de ce monde-ci".

La quête de l'absolu serait donc là. Dans l'imaginaire.


mardi 2 octobre 2018

Le tour du monde du roi Zibeline ~~~~ Jean-Christophe Rufin

 



Il ne faut pas se laisser abuser par les allures picaresques que peut revêtir ce roman. Il s'agit bien d'un drame qui se noue sous la plume de Jean-Christophe Rufin lorsqu'il entrouvre cette petite fenêtre sur l'histoire de Madagascar. Ce drame, au-delà des péripéties qui émaillent la vie de ses héros, c'est celui de l'agonie d'un rêve.

En devenant fortuitement et opportunément roi de Madagascar, sous le nom inspiré par une image bucolique de son passé, le roi Zibeline avait cru pouvoir unifier les peuples indigènes de l'île. le pari était pourtant bien engagé. Mais il avait surtout cru par ce truchement mettre les indigènes de Madagascar à l'abri des appétits de conquérants sans scrupule. Les envoyés des rois de France n'étaient en effet alors que des forbans, ils avaient flairé en cette partie du monde encore vierge de toute colonisation une formidable source de profit. La valeur convoitée s'échangeait sur les marchés … aux esclaves. Auguste Benjowski, le roi Zibeline, imaginait déjà avec lucidité les monstruosités qui se cachaient derrière l'euphémisme assassin de « pacification ».

Lui, qui ne se livrait aux affres de la guerre que lorsque cette dernière répondait à un idéal de liberté, avait cru trouver l'Éden auquel son ouverture aux philosophies du siècle des lumières le faisait aspirer. En unifiant les peuples indigènes autour d'un idéal de progrès, il avait cru construire sur une portion de terre protégée du reste du monde un modèle de ce que personne n'aurait encore osé appeler démocratie.

Après avoir couru le monde dans les incroyables péripéties d'une jeunesse aventurière, conquis le coeur de la fille de son ancien geôlier des confins de la Sibérie et perçu les menaces qui pesaient sur le nirvana qu'ils avaient déniché, il s'en est allé avec son aimée, Aphanasie, chercher le soutien d'un pionnier de l'anti esclavagisme, un des initiateurs de la déclaration d'indépendance américaine, le vieux sage qui avait réussi à piéger la foudre : Benjamin Franklin.

L'ancien ambassadeur des états de l'union en France connaissait trop bien les travers de la politique quand elle est commandée par l'appât du gain. Il écoute avec passion le formidable récit à deux voix, à deux sensibilités devrait-on dire, des aventures qui ont conduit les deux idéalistes à prendre le parti des indigènes malgaches et tenter de les soustraire aux appétits des grandes puissances de l'époque, au premier rang desquelles la France. Auguste et Aphanasie, complémentaires en leur amour et en leur perception des autres, rêvent de ce laboratoire humaniste à huis clos sous les latitudes du paradis sur terre qu'est alors Madagascar. Au péril de leur vie, ils veulent aller au bout de leur rêve et ne reculent devant aucun sacrifice pour y parvenir, bousculant les obstacles qu'une Providence, à laquelle ils se refusent à croire, place sur leur chemin.

Les premières lignes ouvrent l'appétit du lecteur. Les yeux courent sur la fluidité d'une écriture souple et très accessible. Animé d'une curiosité qui flatte l'esprit on dévore les pages de ce conte aux péripéties saisissantes. L'histoire d'amour que Jean-Christophe Rufin se plait à surajouter aux vicissitudes de l'aventure relève l'intrigue d'une touche sensuelle. Il convient de l'artifice romanesque.

Le tour du monde du roi Zibeline est un beau roman, fort bien écrit, qui s'inspire d'une page d'histoire que notre culture nationale a d'abord dénigrée, puis préféré oublier, et pour cause. Jean-Christophe Rufin nous la remet en mémoire, avec une insidieuse délicatesse. Si on ne connaît pas l'histoire dans sa précision, celle de Madagascar en particulier, on sait en revanche que la soif de pouvoir est une constante inhérente à l'espèce humaine. On se doute bien alors que l'utopie de nos deux héros ne pèsera pas lourd face aux exigences de la cupidité. Mais ce genre d'ouvrage n'est-il pas fait pour rêver.

Je remercie Babelio et les éditions Gallimard pour m'avoir adressé cet ouvrage dans la cadre de l'opération masse critique.