Une belle écriture au service de l'interdit. Un tel ouvrage proposé à l'édition de nos jours ne manquerait pas de faire débat, tant le sujet qu'il aborde - la pédophilie - est éminemment sensible. La gageure avec pareil ouvrage étant de ne pas faire la promotion du vice.
Avec cette narration à la première personne, Nabokov se place dans la peau de
celui qui se fait appeler Humbert Humbert, prénom redoublé pour quelqu'un qu'il
convient bien d'affubler d'une personnalité dysharmonique selon les termes
employés par les spécialistes du comportement. Trouble méprisant les
différences de générations pour donner libre cours chez l'adulte à une
attirance pour de jeunes, voire très jeunes mineurs.
La nature prédisposant l'homme à la fascination de ce qui lui échappe, la
hantise de la fuite de la jeunesse est l'archétype du phénomène propre à
générer des fantasmes pervers. De la nostalgie au fantasme, la limite est
floue. Du fantasme au passage à l'acte, il y a un fossé que Nabokov fait
franchir à son personnage. Animé par les pulsions irrépressibles de son désir,
il ira jusqu'à épouser la mère de la nymphette, pour laquelle il n'éprouve
pourtant qu'antipathie, afin de vivre dans la proximité de la jeune élue de son
coeur, et se voir attribuer un statut de "protecteur". Sombre calcul.
Nabokov dresse un tableau unilatéral d'une relation singulière, toutefois
dénuée d'obscénité, relatée par Humbert lui-même, avec la pleine lucidité de la
transgression qu'il fait des codes moraux. Et au-delà de ça le mépris de la
personne qu'est déjà l'enfant. Le ressenti de la petite Lolita est en effet
fort peu abordé. Celle qu'il convient d'appeler la victime n'est connue que par
le regard de l'autre, la privant ainsi de l'expression de sa propre souffrance.
Car sans la comprendre, Lolita a bien perçu l'anormalité de la relation
qu'Humbert lui impose. Les frasques de son comportement prouvent qu'en revanche
elle a déjà compris l'ascendant qu'elle avait pris sur son méprisable
soupirant, entré quant à lui dans la dépendance de sa juvénilité. Son
comportement capricieux est sa manière de se révolter car elle n'a pas encore
la force de se refuser à lui. La comblant d'attentions, le manipulateur a alors
champ libre pour assouvir ses bas instincts.
Que ressent-elle ? Elle ne le dit pas. de la trahison, de la faiblesse, de la
perte d'estime de soi, de la souillure. Sans doute tout cela à la fois. Une
chose est certaine, les sens conservant la mémoire des actes, la petite
personne est gagnée par la honte et la culpabilité, lesquelles l'enferment dans
le silence.
Le héros de Nabokov n'est toutefois pas dénué de sincérité dans ses sentiments.
Il est amoureux. Mais il n'a cure de réciprocité pour s'approprier le corps de
l'élue de son coeur. Appétit insatiable généré par les strates profondes du
désir. Il ne se soucie alors aucunement de la souffrance de l'enfant devenue
objet sexuel à sa disposition, puisque entraînée dans un périple en solitaires
après la décès de sa mère.
L'écriture est brillante. Le fonds documentaire est riche. Le vocabulaire
recherché, parois abscons, met à l'épreuve le bagage culturel du lecteur.
Quelques longueurs alourdissent certains passages, sans nuire toutefois à la
fluidité d'une plume inspirée et ambitieuse, laquelle fait ainsi contre poids à
un sujet lourd. Cette écriture restitue à l'ouvrage la sensualité que la
narration du vice lui faire perdre, au point que le lecteur doit prendre garde
de ne pas se laisser séduire par le texte et devenir l'avocat du diable. Car il
n'est jamais question d'impudeur dans cet ouvrage pour évoquer ce comportement
déviant. Convaincu de la sincérité de ses sentiments, Humbert se confie plus
qu'il ne se confesse.
Très belle écriture donc, qui aurait gagné en considération à mon sens en
donnant la parole à ce qu'il convient bien d'appeler la victime et faire
comprendre son vécu intime. Mais le genre romanesque est ainsi, l'auteur assume
sa liberté.