Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire
Affichage des articles dont le libellé est portugaise. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est portugaise. Afficher tous les articles

lundi 18 janvier 2021

Jardins secrets de Lisbonne ~~~~~ Manuela Gonzaga

 


Cette pérégrination dans la Lisbonne des initiés est organisée en neuf chapitres titrés jardins secrets et numérotés. A la lecture des deux premiers, j'en étais à me demander si je n'allais pas faire valoir mon droit de retrait. En le refermant, je déclare cet ouvrage en coup de coeur de cette année. Je n'en reviens pas moi-même.

Pareille construction est à l'évidence délibérée de la part de l'auteur. Une façon de mettre son lecteur à l'épreuve, de tester sa capacité à aborder un développement empreint de psychologie humaine. Un ouvrage qui enfièvre les sentiments aux antipodes de la frivolité. Des sentiments exacerbés par l'attente anxieuse d'un dénouement triomphal. Des sentiments qui commandent à la raison, échappent à la condition terrestre de qui les éprouve.

Entrer dans pareil ouvrage n'est pas de première évidence. Il faut dire que pour faire connaissance avec ses personnages, Manuela Gonsaga ne ménage pas son lecteur. Elle ne fait pas les présentations. Qui sont ces "je", 'il" ou "elle" qui font mystère de leur personnalité. Il faut traverser les premiers jardins secrets, l'esprit sur le qui-vive, pour se familiariser avec ceux dont on découvre la complexion par petites touches. Mais lorsque l'on a été admis dans l'intimité des caractères, qu'on est devenu un familier d'Alice, d'Amalia, de Brigite ou encore de Jorge, le séducteur malgré lui, on se trouve compromis dans des intrigues amoureuses qui exaltent le noble sentiment. Pour une plus grande désillusion ? L'Amour majuscule serait-il inaccessible à la pauvre nature humaine ? Inaccessible au coeur assoiffé de plénitude de la femme en butte à l'autre, homme ou femme, quand il est lâche, arrogant ou dédaigneux.

"Fuis le serpent, mais garde sa semence". C'est ce que retient Alice de l'amour qu'elle voue à Jorge. Un être dont la nature est toute de répulsion mais dont l'absence lui est insupportable. Alice ne comprend pas elle-même cette force qui la dirige vers Jorge, un homme qui n'a pourtant rien pour plaire : banal d'apparence, alcoolique, brutal en parole, mais toutefois jamais en acte, qui en outre est marié. Un homme sans attrait et pourtant indispensable. Un génie de la séduction qui parvient à l'entraîner dans tout ce qui peut terrifier une femme : les toiles d'araignée dans les cheveux, les rats entre les pieds dans les souterrains de Lisbonne, comme dans les dédales de l'âme humaine, entre attirance et répulsion. Les confins de la folie. Incompréhensible penchant. Il le déclare lui-même : "Alice, qu'est-ce que tu fais avec moi ? Je ne fais de bien à personne. Je n'apporte de bonheur à personne. de moi tu n'obtiendras rien de bon." C'est le mystère, le grand paradoxe de l'amour. Celui qui fait fi de l'apparence, du comportement et pourtant crée entre deux êtres une attraction souveraine. Amour divin et nocif à la fois.

Amalia connaît aussi son déboire sentimental. Amalia est d'une beauté rare. Elle reste pourtant dans l'attente inassouvie d'un geste, d'un simple mot, puisque de déclaration il ne peut être question, de la part de celui qu'elle aime. Pourtant elle s'est dénudée devant lui. Il a fait des photos d'elle. Des photos qui ne témoigneront cependant pas de la sensualité qui brûle son corps, ardent du désir de voir une main se poser sur sa peau. Meurtrie d'indifférence, Amalia laissera Brigite, la mère maquerelle qui a pour Amalia une attention toute maternelle, vendre sa virginité au plus offrant et faire commerce de son corps avec la même indifférence que celle qui avait été la seule réponse à son attente fébrile.

Là encore, le théâtre de ces mélodrames est autant personnage du roman que celles et ceux dont le coeur palpite sous les coups de boutoir de l'amour. Un ouvrage qui m'a fait regretter de ne pas connaître Lisbonne. La langue aussi. J'ai dû avoir recours à une portugaise de naissance pour me faire traduire un terme auquel notre langue n'offre pas d'équivalent. Un terme essentiel pour traduire le sentiment complexe qui anime ces femmes en proie au désarroi du coeur. Ce terme c'est la "saudade". Il pourrait être un autre titre à cet ouvrage pour exprimer cette oppression faite de mélancolie, de nostalgie en même temps que d'espoir.

Un coup de coeur qui au point final vous fait revenir vers le début de l'ouvrage, revisiter les premiers jardins secrets de Lisbonne avec un regard averti. Encore plus curieux. Encore plus avide de s'imprégner de la "saudade" qui répand son voile sur le coeur d'Alice et d'Amalia.

"Fuis le serpent, mais garde sa semence". Beau, beau, bel ouvrage que les Jardins secrets de Lisbonne. Vraie performance d'auteur à mon goût.

Je remercie Babelio et les éditions le poisson volant de m'avoir gratifié de pareil moment de lecture.


mercredi 5 décembre 2018

Le livre de l'intranquillité ~~~~ Fernando Pessoa

 



Cet ouvrage est celui de "l'universelle douleur de vivre", que Fernando Pessoa a su décrypter mieux que quiconque. Pour ce qui est de la forme, il se présente comme le collationnement de méditations recueillies sur plusieurs années et publiées à titre posthume, tardivement en France. En faire le résumé serait une gageure et ne pourrait être que mauvais plagiat. La prudence et l'humilité commandent de s'en prémunir. Aussi me suis-je concentré sur l'intention de son auteur à m'interpeler, moi lecteur d'un autre temps.

Littérature, "mariage de l'art et de la pensée". Le livre de l'intranquillité en est la plus évidente démonstration. Il m'a fait découvrir un auteur, un poète, un homme capable de mettre en mots et en images les pensées qui, à un moment ou un autre, ont aussi occupé et occupent encore mon esprit et que je ne saurais quant à moi traduire. Il m'implique de cette manière. Je sens bien que le présent qu'il ne vivait qu'en rêve était tourné vers un avenir dont je fais partie, et d'autres après moi. Un livre pour la postérité habitée par d'autres "moi", tant que le monde sera. Il réalise sous mes yeux son vœu le plus cher : "Être plus vivant une fois mort que de son vivant."

"Le seul lien de communication tolérable est la parole écrite, parce que ce n'est pas une pierre d'un pont jetée entre les âmes, mais un rayon de lumière entre les astres."

Voilà donc le lien qui nous unit, lui et moi, par delà les âges, les langues, les condition et notoriété, ce rayon de lumière méprisant le temps qui borne nos vies aussi bien que notre enveloppe charnelle le fait de l'espace qu'elle englobe par tous ses sens. Lui et moi, victimes du même processus qui de la substance périssable d'un organe fait surgir des pensées. Lui et moi, respirant du même souffle dans l'atmosphère spirituelle des vivants et des morts.

"Je voudrais que la lecture de ce livre vous laisse l'impression d'avoir traversé un cauchemar voluptueux."

Les réflexions de Fernando Pessoa, je les ai entendues plus que je ne les ai lues. Comme dictées d'en-haut. Elles m'ont fait découvrir un auteur fabuleux dont la traduction française de son nom est Personne. Clin d'œil du destin, car voilà un homme qui s'est étourdi à nier la Personne qu'il était pour ne devenir plus personne. À la fois rentré en lui-même et dissout dans les autres. Clin d'œil de la langue française qui au même substantif associe la personne et son absence.

"Parfois je songe, avec une volupté triste, que si un jour, dans un avenir auquel je n'appartiendrai plus, des louanges viennent prolonger la vie de ces pages, j'aurai enfin quelqu'un qui me "comprenne", une vraie famille où je puisse naître et être aimé."

Est-ce comprendre Fernando Pessoa que de s'associer à ses interrogations ? Cela me confère-t-il la prérogative de faire partie de cette famille dans laquelle il voulait naître ? Une chose est certaine, les louanges qu'il appelle de ses vœux, je ne peux que m'y adonner tant je reste subjugué par son génie de la métaphore à dresser les tableaux impressionnistes de ses explorations intimes. Tout en se défendant de faire de la poésie, car il est "de la prose qui danse, qui chante, qui se déclame elle-même."

Sauf à vivre comme les animaux, guidés par leurs instincts, sans pensée ni réflexion, voilà un ouvrage auquel nul ne peut rester insensible. Un ouvrage exigeant, tant il condense dans ses surprenantes divagations le désarroi du vivant devant l'absurde de sa condition, à ne savoir répondre qu'à la seule question : pourquoi la vie ? Point de réponse de la part des religions. Elles ne font "qu'emplir les âmes du vide du monde". Point de recours en Dieu qui n'est qu'un "créateur d'impossibilités".


Ouvrage essentiel et inutile à la fois. Essentiel parce qu'il brise la solitude des hommes en les associant aux mêmes interrogations. Inutile parce que ces dernières restent et resteront sans réponse. Mais ouvrage indispensable quand même, car le savoir-dire, en chœur, est un immense soulagement du cœur pour tous ceux qui comme moi restent silencieux à ne savoir dire la souffrance du vivant.

"Mais tout est absurde, et c'est encore rêver qui l'est le moins."

L'homme dans l'absurde de sa condition. A l'instar d'un Albert Camus vingt ans plus tard. Un cri à l'écho du monde, contre le mutisme de la résignation. Rêver, rêver encore et toujours. Nous ne sommes que ce que nous rêvons. Pessoa n'a fait que simuler sa vie, son esprit était ailleurs, à fouiller son âme comme le télescope scrute les trous noirs de l'univers, à écouter dans l'ennui la "sourde poésie de l'âme". Allégories sublimes qui font de lui un porte-parole de choix pour l'espèce affublée de la douleur de penser.

"Le Moi lui-même, celui qui appartient à chacun de nous, est peut-être une dimension divine."

Ouvrage d'un homme qui a pour patrie sa langue et s'épuise à ne savoir se situer entre l'être et le non-être, entre le moi et les autres, entre le tout et le néant. Entre tout et son contraire. Concept globalisant jusqu'à faire du Moi une composante de Dieu. La majuscule sied alors aux deux. Et pourquoi pas décréter la mort de Dieu, Nietzsche a bien osé.

Ouvrage de référence, intemporel, d'une mélancolie lumineuse et envoutante, qui nous fait souffrir par sympathie, au fond de cet "asile de fous" qu'est notre âme.