Une femme à Berlin est le journal
tenu par une femme retenue dans la capitale allemande dans les derniers mois de
la seconde guerre mondiale alors que les troupes russes y font leur entrée.
Kurt W. Marek, qui a été le premier éditeur de ce journal, évoque la froideur
du témoignage qu'il avait eu sous les yeux.Pensez donc ! Tenir un journal
sous les bombardements, terrée dans la peur et la promiscuité des caves
nauséabondes, le poursuivre quand son autrice est elle-même l'objet de viols
par les vainqueurs du moment, bien décidés à faire endurer au peuple allemand
ce qu'eux-mêmes avaient enduré. Poursuivre l'écriture de ce journal quand elle-même
est sujette aux privations, la faim commandant au corps et à l'esprit, le faire
dans pareilles conditions ne pouvait être possible qu'avec la ferme
détermination de faire savoir et d'ouvrir son coeur à la postérité. Il fallait
pour cela conserver un véritable détachement avec les événements et y trouver
ce qu'elle dit elle-même - page 373 éditions Folio - « le seul fait d'écrire me
demande déjà un effort, mais c'est une consolation dans ma solitude, une sorte
de conversation, d'occasion de déverser tout ce que j'ai sur le cœur. »
Et s'il était encore nécessaire
de redonner un peu de chaleur à ce témoignage pour l'alléger du ton
journalistique qui est le sien, je citerai ce passage qui lui redonne une part
d'humanité : « le plus triste pour une femme seule, c'est que chaque fois
qu'elle trouve une sorte de vie de famille, elle dérange au bout d'un certain
temps, elle est de trop, déplaît à l'un parce qu'elle plaît à l'autre, et qu'à
la fin on l'expulse pour avoir la paix. Voilà tout de même quelques larmes qui
viennent souiller ma page. »
Quelle force et volonté a-t-il
fallu à cette femme, alors qu'elle venait de se faire violer dans les escaliers
de son immeuble par deux brutes assoiffées de vengeance, pour vaincre sa honte,
sa détresse, la haine de ses agresseurs mais aussi de ceux qui n'ont rien fait
pour la secourir, quelle détermination a-t-il fallu à cette femme pour prendre
son cahier, son crayon et écrire : « Je me suis redressée en prenant appui sur
la marche, j'ai rassemblé mes affaires, me suis glissée le long du mur jusqu'à
la porte de la cave. Sur ces entrefaites, on l'avait verrouillée de
l'intérieur. Et moi : Ouvrez-moi, je suis seule, ils sont partis … Bande de
salopards ! Deux fois violées, et vous claquez la porte et vous me laissez croupir
là comme un tas de merde ! »
Page 337 : « Jamais, jamais un
écrivain n'aurait l'idée d'inventer une chose pareille » Difficile à la
fermeture de cet ouvrage d'écrire autre chose que ce qu'elle a écrit elle-même,
en voulant garder l'anonymat. C'est pour cela que dans cette chronique, je ne
ferai que citer trois autres passages qui m'ont particulièrement marqué :
Page 233 : « … je me demande ce
qui parviendrait encore à me toucher, à m'émouvoir vraiment aujourd'hui ou
demain. »
Page 310 : « Occasion de plus de
constater que, quand tout s'écroule, ce sont les femmes qui tiennent le mieux
le coup, et qu'elles n'attrapent pas aussi vite le vertige. »
Page 77 : « Dans les guerres
d'antan, les hommes pouvaient se prévaloir du privilège de donner la mort et de
la recevoir au nom de la patrie. Aujourd'hui, nous les femmes, nous partageons
ce privilège. Et cela nous transforme, nous confère plus d'aplomb. A la fin de
cette guerre-ci, à côté des nombreuses défaites, il y aura aussi la défaite des
hommes en tant que sexe. »
Comment un tel détachement est-il
possible, alors que toutes celles qui ont subi pareil sort s'enferme dans le
silence de la dépression ? le viol n'était-il qu'une péripétie de la guerre, un
dédommagement payé par les femmes au vainqueur en compensation des dommages
subis par ce dernier du fait de celui qui était à l'origine de tout cela et que
le peuple allemand a adoubé ?
Page 211 : « Et tout ça, nous le
devons au Führer ».
Une femme à Berlin est un ouvrage
à part. Parce que peu de témoins de tragédies comme celle-là ont eu la force de
le noter dans des carnets au jour le jour. Même après le pire. Parce que cette
femme témoigne sans s'exonérer, faisant partie du peuple allemand, d'une part
de responsabilité de cette guerre, s'étant laissé embarquer sans en mesurer la
portée par celui qui en était l'initiateur. Parce que cette femme conserve tout
au long de son récit la plus grande pudeur et ne cherche surtout pas
l'apitoiement. Parce que cette femme n'a pas voulu faire de ce journal une
source de revenu. C'est un témoignage « gratuit » des horreurs de la guerre,
laissé à la postérité. La postérité étant ces hommes et femmes qui constituent
l'humanité, libres à eux d'en tirer les enseignements qu'ils jugeront bon de
faire. Mais rien n'étant gratuit en ce bas-monde, c'est un témoignage qu'elle a
payé avec ses souffrances et sa dignité.