"La guerre ravage et révèle." C'est la
réflexion que fait Brodeck au maire de son village en citant une poésie
ancienne. Il faut dire qu'il en sait quelque chose sur la nature humaine,
Brodeck, lui qui est revenu d'où on ne revenait pas. Mais peut-être ne s'en
est-il pas sorti lui-même sans remords. Lui dont l'innocence a dû s'humilier
pour survivre. "Moi, j'ai choisi de vivre, et ma punition, c'est ma
vie", quand tant d'autres ne sont pas revenus de l'enfer.
Et lorsque la paix retrouvée, un inconnu se présente au village, avec
l'intention d'y séjourner, les interrogations vont bon train. D'autant qu'il
semble plutôt perspicace pour ausculter les consciences, cet inconnu, sans
toutefois être très causant. Une présence étrangère silencieuse, ça fait naître
l'inquiétude et courir les rumeurs. La population du village pourrait bien en
avoir sur la conscience justement, au lendemain de la guerre.
Aussi, lorsque comme un seul homme, la population du village lui aura réglé son
compte à cet étranger embarrassant, c'est à Brodeck, le seul à avoir fait des
études, que le maire du village demandera de rédiger le rapport. Peut-être
aussi pour l'impliquer, car il n'a pas participé à la folie meurtrière. Un document
que le maire veut suffisamment complaisant pour ne rien expliquer.
C'est avec un style qui fait de cet ouvrage une grande allégorie que Philippe
Claudel dresse une fresque de la nature humaine, capable de faire de gens
ordinaires des monstres. Que ce soit en circonstances de guerre ou non. Mais à
l'instar de Romain Gary, il ne blâme pas les hommes. Qui est le vrai
responsable ? "Dieu? Mais alors, s'Il existe, s'Il existe vraiment, qu'Il
se cache. Qu'Il pose Ses deux mains sur Sa tête, et qu'Il la courbe …
aujourd'hui, je sais qu'Il n'est pas digne de la plupart d'entre nous, et que
si la créature a pu engendrer l'horreur, c'est uniquement parce son Créateur
lui en a soufflé la recette?"