Suite française est un ouvrage très émouvant à lire. En premier lieu parce que l'on sait qu'il est écrit sur le vif, contemporain des événements servant de base aux intrigues romanesques qu'il met en œuvre. En second lieu et surtout parce que l'on sait que la plume d'Irène Némirovsky est restée suspendue dans l'attente d'une suite qu'elle avait imaginée et qui ne verra pas le jour.
Les notes fournies en annexe de l'édition Folio portent à notre connaissance
les réflexions que l'auteure se faisait à elle-même pour parfaire son ouvrage,
mais aussi pour lui apporter la suite que les vicissitudes de l'histoire lui
dicteraient. Il est encore plus poignant de lire ses notes que le reste de
l'œuvre. On y découvre l'espoir d'avenir qu'elle avait échafaudé pour son
ouvrage, et donc pour son pays d'adoption, avec ce plan qu'elle avait envisagé
:
« Pour bien faire, se disait-elle, il faudrait faire 5 parties.
1) Tempête
2) Dolce
3) Captivité
4) Batailles ?
5) La paix ? »
L'ouvrage édité à titre posthume, très tardivement par ses filles, est donc
partiel, et pour cause. Il ne comporte que les deux premières
parties qu'avait imaginées l'auteure. Il est clair qu'en 1941, au temps de la
rédaction de son ouvrage, Irène Némirovsky ne
pouvait que se perdre en conjectures quant à la poursuite du conflit qui venait
de conduire notre pays à la déroute. C'est ce que laisse imaginer les points
d'interrogation qu'elle a laissés dans ses notes, escomptant quand même un
sursaut - les batailles - qui remettrait son pays d'adoption debout pour enfin
retrouver la paix, à défaut de sa superbe. Ce panache qui lui a tant fait
défaut depuis le début du conflit et qui laisse au cœur d'Irène Némirovsky une
profonde amertume.
Une chose est sure, cette photographie de la société française dans la disgrâce
ne sera pas affectée par la connaissance de l'issue de la guerre. Son auteur
n'aura pas eu la chance de la connaître. Son actualité est celle d'un pays
humilié qui voit encore en Pétain son sauveur. Le renégat de Londres n'est pas
évoqué. le 2 juin 1942, quelques semaines avant son arrestation, elle écrit
dans ses notes : « Ne jamais oublier que la guerre passera et que toute la
partie historique pâlira. » Irène Némirovsky sait
bien que toutes les guerres ont une fin. Elle est loin d'imaginer l'avenir de
ce présent qui la consterne.
Tempête, la première partie, est une compilation d'instantanés surprenant des
parisiens dans leur fuite de la capitale devant l'avancée des troupes
allemandes. Des parisiens dont le désarroi se traduit par des situations
criantes de vérité, mises en scène par l'œil sévère d'Irène Némirovsky sans
doute sans autre modification que les noms des protagonistes. Dénonçant le
chacun pour soi qui prévaut, grandement aggravé par les différences de
condition sociale et favorisant une fois encore les possédants.
Dolce stabilise l'intrigue dans un village en zone occupée. La France est
encore coupée en deux par
la ligne de démarcation. Les habitants du village apprennent à vivre avec
l'occupant. Avec ce que cette situation comporte de drames mais aussi de
fraternisation. Irène Némirovsky n'est
pas insensible au destin de ces soldats en uniforme vert-de-gris, parfois très
jeunes, eux-aussi dépassés par le drame dont ils sont souvent des acteurs
contraints. Déplorant la déroute de notre armée, elle a à l'égard de l'armée
allemande une forme d'admiration horrifiée pour cette machine de guerre si bien
huilée.
La lecture de ses notes est à ce propos évocatrice de l'état d'esprit qui anime
l'auteure à l'heure de la mise au point de son ouvrage : « Je fais ici le
serment de ne jamais plus reporter ma rancune, si justifiée soit-elle, sur une
masse d'hommes, quels que soient race, religion, conviction, préjugés, erreurs.
Je plains ces pauvres enfants. Mais je ne puis pardonner aux individus, ceux
qui me repoussent, ceux qui froidement me laissent tomber, ceux qui sont prêts
à vous donner un coup de vache. »
Ce coup de vache il est arrivé. Certainement pas de la part de qui ni avec la
violence qu'elle pouvait redouter. C'est celui du 13 juillet 1942 lorsque les
gendarmes sont venus la chercher en son refuge d'Issy-L'évêque. Ce coup de
vache l'a conduite à Auschwitz, avec la fin que l'on connaît quelques semaines
plus tard seulement.
Avec suite
française nous lisons aujourd'hui l'ouvrage d'une personne qui se sait
menacée. Qui a quand même la volonté de mettre en page une fiction-témoignage
des événements qui la submergent. Une suite qui n'en aura pas justement, dans
ce pays où elle avait trouvé refuge avec sa famille. Où elle pensait avoir
enfin trouver la sécurité qui avait fait défaut à son enfance. Mais son refuge
l'a trahie. La suite est tragique et honteuse. Elle est à mettre au crédit des
autorités françaises. Ironie du sort. Mais ça elle ne l'envisageait
certainement pas.
Cette suite qu'Irène
Némirovsky n'avait pas augurée est une pensée obsédante tout au long
de la lecture de cet ouvrage. Cela nous le fait lire au travers du prisme d'une
funeste prémonition.