J'avais reporté la lecture de ce livre sine die, selon
l'expression consacrée. Le confinement a eu raison de cette procrastination de
fait. Je ne peux que m'en féliciter en refermant Premier de cordée.
Que craignais-je inconsciemment pour laisser dormir cet ouvrage que l'on
m'avait donné il y a de nombreuses années ? J'avais à n'en pas douter peur de
sombrer dans l'alanguissement contemplatif à la lecture de longues tirades
descriptives de paysages de montagne. Sombre préjugé, démenti une fois de plus.
J'ai eu droit à une aventure humaine étonnante de réalisme, et de laquelle
émerge une passion immodérée des guides de haute montagne pour le grandiose
théâtre d'exercice de leur métier.
"Pauvres petits d'hommes aux prises avec la plus inhumaine des
montagnes."
De cette comparaison mise dans la bouche de l'un d'entre eux par Frison-Roche
naît le plus grand respect pour le milieu naturel auquel ils ont fait le choix
de se confronter au quotidien. Et les plus aguerris sont ceux qui font preuve
de la plus grande humilité vis-à-vis des géants qui tutoient les nuages. A
force de se confronter aux dangers de leurs abrupts, de risquer chute, gelure
et foudroiement, les guides prennent dès leur premiers pas sur les sentiers
rocailleux conscience de l'arrogance qu'il y a à faire se mesurer l'éphémère et
insignifiante vie humaine à la majesté minérale intemporelle. Au-delà de la
déontologie qu'ils adoptent en accrochant l'insigne rond des guides sur leur
tunique, ils deviennent les détenteurs d'une sagesse que leur enseigne la
cohabitation permanente avec le danger.
Bien sûr, qui n'a jamais chaussé les crampons devra faire des efforts
d'imagination sous la plume de Frison-Roche pour apprécier l'acrobatique, pieds
et mains engourdis par le froid, le vertigineux suspendu à la corde ou encore
le spectaculaire des panoramas des toits du monde, mais au-delà de cet exercice
il sera conquis par le talent avec lequel il met en évidence les valeurs
humaines de la corporation. Elles sont à la dimension de la majesté des
éléments qu'ils bravent au quotidien. Belle leçon d'humilité que celle de petit
d'homme lorsqu'il lève les yeux vers le sommet convoité. Leçon qui devrait
s'appliquer plus souvent, dans bien d'autres circonstances.
Il y a aussi une belle histoire d'amour pour rappeler que le montagnard n'en
est pas moins homme. Mais celle qui aura conquis le coeur d'un guide devra se
faire à l'attente angoissée du retour de son héros. Elle devra se faire à
l'idée de partager son coeur avec ce monstre minéral car rien ne pourra le
faire renoncer à l'appel des cimes enneigées.