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mercredi 12 avril 2023

Ce que nous confions au vent ~~~~ Laura Imai Messina

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Il y a au Japon à l’égard des événements catastrophiques, séismes, tsunamis, une certaine prédisposition d’esprit qui s’apparente à la fatalité. Comme une contrepartie à payer à la fierté de vivre dans le pays du raffinement. Aussi, lorsque survient l’un de ces événements qui emporte son lot de vies humaines, ce n’est ni la rébellion ni l’invocation de sanction divine qui prévaut, encore moins les lamentations, c’est l’acceptation mélancolique et l’idée de poursuivre le chemin entrepris avec eux, par la pensée.

C’est la raison d’être du téléphone du vent que M. Suzuki a installé dans je jardin sur la colline de la baleine. Il n’est relié à aucun réseau. Il n’est relié qu’aux esprits des disparus. Les épargnés des catastrophes peuvent venir y parler à leurs défunts. Les entretenir de ce quoi est fait leur quotidien désormais sans eux. Réconfort ultime mais pas illusoire.

Comment continuer à vivre après. C’est à cet enseignement auquel nous convie Laura Imai Messina dans cet ouvrage fort bien conçu et écrit. Une leçon de résilience avec la pudeur nippone. Rien de larmoyant, encore moins d’apitoyant dans cet ouvrage. De l’intelligence sensible, de la retenue, pour continuer à vivre. Et par exemple faire retrouver la parole à une petite fille demeurée silencieuse depuis la disparition de sa mère.

Magnifique ouvrage fort bien construit et écrit avec des mots de tous les jours. Les mêmes mots que lorsque qu’ils étaient encore là. Il ne faut rien changer. Seulement être prudent avec les sentiments.


jeudi 24 février 2022

Les miracles du bazar Namiya ~~~~ Keigo Higashino



La porte qui donne accès au bazar Namiya n'est pas seulement une frontière entre l'intérieur et l'extérieur. Elle l'est aussi entre deux époques. Des époques suffisamment proches pour être contenues dans l'espace-temps d'une vie, tout en étant suffisamment éloignées pour confronter l'ingénuité de la jeunesse à l'expérience de la maturité. Mais pas seulement.

Car l'intérieur du bazar connaît l'avenir. Ce qu'il adviendra des personnes que la jeunesse remplit d'incertitude et de doute au point de la faire hésiter quant à une décision à prendre, une attitude à adopter. Oui mais voilà, comment faire connaître son avenir à une personne qui se heurte à l'indécision, aux états d'âme sans passer pour un illuminé.

Son propriétaire s'identifiant à l'établissement aux yeux de ceux qui le sollicitent, c'est tout l'art de l'argumentation mise en oeuvre par le bazar Namiya au moyen d'échange de lettres que son pouvoir de compression du temps rend instantané. Son art consistant à travestir en sagesse de vieux philosophe ce qu'il connaît de l'avenir afin de ne pas surprendre ou effrayer son correspondant, voire passer pour un charlatan.

Libre à celui qui le lit de faire ce qu'il entend de sa vie. Il aura été prévenu. L'âge venu il tirera les conclusions de ses actes. La boîte aux lettres magique lui sera ouverte trente-trois ans après la mort de l'initiateur du concept pour confier au bazar, supposé alors déserté, la suite qu'il aura réservée aux conseils prodigués. Même si son locataire n'est plus le même. Les murs conservent cette mémoire et la transmette à ses occupants, fussent-ils alors de jeunes squatters en rupture de ban devenus à leur tour par la magie du lieu et à leur corps défendant des conseilleurs d'occasion.

Entrelacs de parcours de vie, croisement des générations, les destins se télescopent au carrefour du bazar Namiya. Il semble y avoir un lieu commun avec un foyer de jeunes dans sa proximité, lesquels ne sont pas les derniers à s'interroger sur leur place dans un Japon en mutation entre les années 80 et nos jours. Nous voici avec ce roman versé dans un conte philosophique aux frontières du fantastique, dans une nébuleuse temporelle où coexistent les époques d'une vie de part et d'autre d'une simple porte. C'est à la fois captivant et attendrissant. Je me suis fait prendre dans les filets de ce roman-échappatoire-au-quotidien, me demandant où il pouvait bien me conduire. Mais que l'on se rassure, la vie reste la vie et non un conte de fée. Cette compression du temps a d'autant plus de crédibilité qu'elle est source de leçon de vie. Un délicieux moment de lecture.

samedi 20 mars 2021

La mer de la fertilité, tome 4 : L'ange en décomposition ~~~~ Yukio Mishima

 

Quatrième et dernier (?) opus de la mer de la fertilité. Il n'est que d'extraire certains passages de cet ouvrage pour comprendre que nous sommes parvenus au bout du chemin. Ce chemin n'est pas seulement celui d'une oeuvre littéraire. C'est aussi celui d'une vie. La vie de son auteur.
45 ans ! C'est l'âge de Yukio Mishima lorsqu'il met le point final à son œuvre testament. Sa jeunesse lui a filé entre les doigts. Il est plus que temps.

"Il n'y a jamais eu pour moi ce qu'on aurait pu appeler l'apogée de ma jeunesse, et par conséquent aucun moment pour l'arrêter. C'est à l'apogée qu'il faudrait s'arrêter. Je n'en ai discerné aucune. Chose étrange je n'en ai nul regret.

Mais non, il est encore temps après que la jeunesse est un peu passée. Survient l'apogée, c'est alors le moment." 25 novembre 1970, c'est alors le moment de quoi ? le regard s'est-il suffisamment appesanti sur le paysage ? le verbe l'a-t-il suffisamment célébré ?

La beauté du corps s'est dissoute dans les traits de ceux qui narguent leurs aînés de leur vigueur toute fraîche. C'est donc le moment de ne plus se compromettre dans le naufrage de la vieillesse, dans la décomposition de l'ange.

"Beauté physique infinie. Voilà le privilège particulier de ceux qui abrègent le temps. Juste avant l'apogée où il faut abréger le temps, se trouve l'apogée de la beauté physique."
Le bout du chemin est là. L'ascension est terminée. Après, c'est la déchéance. "Quelle puissance, quelle poésie, quelle félicité ! Pouvoir abréger le temps, au moment même où l'on aperçoit la blancheur étincelante de l'apogée. On en a la préscience dans la fièvre délicieuse de la montée, le décor changeant de la flore alpine, l'approche de la ligne de crête. « C’est avec lucidité et la pleine possession de ses facultés qu'il faut décider de basculer dans la lumière de l'autre monde. Le monde blanc.

"Je n'aime pas le genre de personnes, faibles ou malades, qui se suicident. Il n'y en a qu'une catégorie que je conçoive. Ce sont ceux qui se suicident pour démontrer leur personnalité."
L'oeuvre littéraire est la perpétuation de son auteur. Sa vie n'est que le segment d'une continuité. Il se retrouvera sous les traits d'une nouvelle jeunesse quelque part dans le monde.
"Même si l'on arrête le temps, la vie se réincarne. Cela aussi, je le sais."

Il n'est pas de point final pour qui croit en la transmigration des âmes. Tout au long de sa vie, Honda s'est convaincu de voir son ami Kiyoaki, pris au piège d'un amour imprévisible, se réincarner sous les traits d'Isao Iinuma d'abord, de la princesse Ying Chan ensuite, du jeune Toru enfin. Chacun porteur de la flamme fragile de la vie.

Mais le doute pernicieux s'est insinué en l'esprit de Honda. le grand âge l'a peut-être leurré. Toru a brûlé le livre des rêves laissé par Kiyoaki.

"La mémoire est comme un miroir fantôme. Il arrive qu'elle montre des choses trop lointaines pour qu'on les voie, et elle les montre parfois comme si elles étaient présentes".
Est-ce donc avec le poison du doute insinué en son esprit quant à la réincarnation que Mishima a décidé de basculer dans le monde blanc le 25 novembre 1970 ? le point final de L'Ange en décomposition était-il celui de la Mer de la fertilité, ou bien quelque part en ce monde pourrait-il s'écrire un cinquième opus ?


jeudi 25 février 2021

La mer de la fertilité, tome 3 : Le temple de l'aube ~~~~ Yukio Mishima


Comme tout un chacun, et plus que tout autre peut-être eu égard à ses intentions – n'oublions pas qu'il est avec cet ouvrage sur le troisième opus de son œuvre testament laquelle en comporte quatre – l'auteur de la Mer de la fertilité est confronté à la perpétuation de la vie. Avec lui point de quête d'éternité dans l'au-delà, de place auprès de Dieu ainsi que peuvent nous le promettre quelques religions monothéistes en perte de vitesse en ce troisième millénaire, il ne peut donc être question que de transmigration de l'âme, de réincarnation. le seul point qui accorderait peut être les différentes croyances quant au sort réservé après la mort est la vertu du comportement de la personne de son vivant. Cette vertu s'exprimant parfois non pas en dévotion ou actions charitables, mais en pureté d'intention laquelle peut fort bien comporter l'élimination d'autrui, s'il est convaincu de corruption par les vices inhérents à la nature humaine.

Nul doute que Mishima décèle dans la perpétuation qu'il applique à ses héros, une voie pour son propre avenir dont il semble avoir décrété l'échéance. Marguerite Yourcenar qui s'est intéressée à cet écrivain dans Mishima ou la vision du vide trace dans son œuvre les indices qui témoigneraient de son intention. Elle y voit un artisan en préméditation de son chef-d'œuvre : sa fin spectaculaire selon le rituel samouraï.

Isao le fervent nationaliste du tome deux de la tétralogie, Chevaux échappés, était la réincarnation de Kiyoaki, l'amoureux éperdu de Neige de printemps, le premier tome. Les dernières lignes de chacun de ces ouvrages faisant disparaître leur héros, Honda leur survivant est le témoin attesteur de leur réincarnation. Dans ce troisième opus, la transmigration des âmes ne connaissant ni frontière ni race, c'est la princesse siamoise Ying Chan qui se dit elle-même réincarnation d'Isao. Honda s'en convainc et cherche sur son corps par ses indiscrétions équivoques le signe qui confirmera le fait.

Le temple de l'aube est un ouvrage quelque peu déroutant. Autant une première partie voit son héros en quête de la réalité de la réincarnation, allant là en chercher les preuves jusqu'à Bénarès en Inde, le sanctuaire de l'hindouisme, autant la seconde plonge son héros, Honda, dans la déviance comportementale du notable respecté qu'il est, faisant de lui un voyeur des ébats sexuels de quelques couples occasionnels dont il a lui-même favorisé le rapprochement. Il s'en expliquera auprès de son épouse, Rié, qui le surprendra dans cette posture condamnable.

Il y a toujours dans le texte de Mishima cette communion avec la nature qui s'exprime par de longues tirades contemplatives, lesquelles trouvent leurs prolongements dans la poésie mise dans la bouche de l'une ou de l'autre de ses personnages. Tirades qui peuvent distraire le lecteur du fil directeur de l'ouvrage d'autant que certaines allégories sont assez poussives et terre à terre. Mais le chemin est tracé et Mishima y ramène ce dernier avec l'obsession du but à atteindre que le quatrième opus au titre annonciateur, l'Ange en décomposition, ne devrait pas manquer pas à mon sens de nous révéler.


Dans ma perception de lecteur peu averti des croyances religieuses qui ont cours en extrême orient, je situe ce troisième opus au creux de la vague de la tétralogie. Je l'ai trouvé déséquilibré, pénalisé par cette dichotomie comportementale chez Honda en ces deux parties de l'ouvrage. Une première tout orientée vers une quête de spiritualité, parfois absconse à mon entendement, l'autre vers la recherche de preuve physique sur le corps de la princesse qui rabaisse son protagoniste en une trivialité coupable en complète rupture avec la qualité du personnage. Mais cette perception est affaire de culture personnelle et ne me retiens pas de m'engager sur le quatrième volet de la tétralogie. Je garde à l'esprit le cheminement intellectuel mortifère que fomente son auteur. Il se donnera la mort au bout de ce chemin. Et comme Marguerite Yourcenar, je tente de comprendre cette démarche sacrificielle dans ces textes, de déceler les traces de ce poison qui lentement fait son œuvre.

lundi 4 janvier 2021

Tristesse et beauté ~~~~ Yasunari Kawabata

 



Oki Toshio, romancier japonais à succès, père de famille, a vécu une histoire d'amour adultère avec Otoko, une adolescente de quinze ans sa cadette. L'enfant né de cette union est mort dans les premiers jours de sa vie. La mère d'Otoko a décidé d'éloigner sa fille de cet amour impossible.

Vingt-quatre ans plus tard, Oki apprend qu'Otoko est devenue une artiste peintre reconnue. Il décide de la revoir. Restée célibataire Otoko vit avec Keiko, une jeune fille qu'elle a prise comme élève. Elles entretiennent une histoire sentimentale ambigüe.

Keiko apprend le passé douloureux de celle qui est devenue son maître dans l'art de la peinture. Jalouse, elle craint, à la réapparition de Oki, de se voir dépossédée de l'exclusivité de l'attention de sa professeure. Elle s'investit alors à la mission de venger rétrospectivement le chagrin que cette dernière a pu endurer à la perte de son amant et de leur enfant.

Dans une ambiance toujours très équivoque, les personnages oscillent entre relation physique et spirituelle. Esthétique de l'art à la japonaise entre le figuratif et l'abstrait. Les mentalités progressent sur le chemin de la perdition consciente, mues par leurs pulsions sensuelles. de la contemplation à la vengeance les armes s'affutent. La jeune Keiko échafaude son plan, faisant preuve d'un machiavélisme juvénile mais déterminé.

Un roman assez troublant, bien nommé, entre Tristesse et beauté.


mercredi 16 décembre 2020

La Mer de la fertilité, tome 2 : Chevaux échappés ~~~~ Yukio Mishima

 


Dans le code samouraï le courage n'est pas une vertu aveugle, ni la passion bonne conseillère de l'action. Selon les principes fondant l'éthique, la culture du zen tempère la spontanéité de ces ardeurs. Mais cette pratique martiale est aussi la plus à même d'être enfreinte par la fougue de la jeunesse.

Dans les années 30, au sortir de l'adolescence et à la lecture de la Société du Vent Divin, une brochure relatant la révolte d'une élite traditionnaliste se réclamant de l'esprit samouraï sous l'ère Meiji, Isao Iinuma a fait sienne l'éthique de la noble caste. Cette élite d'ardents patriotes condamnait l'ouverture du Japon à la culture occidentale jugée néfaste au pays. Leur mouvement fut un échec. Ils le lavèrent dans leur propre sang en se donnant la mort par le suicide rituel.

Son intention est de fonder la Société du Vent Divin de l'ère Shōwa

Depuis que Hirohito a été intronisé empereur du Japon en 1926, ouvrant l'ère Shōwa, Isao Iinuma voue un véritable culte et une loyauté indéfectible à son souverain. En son esprit, il incarne Dieu sur terre. S'inspirant du code éthique samouraï qui respecte les sept principes de droiture et sens du devoir, courage héroïque, bienveillance et compassion, politesse et respect, sincérité et vérité, honneur, devoir et loyauté, Isao jure de consacrer sa vie à la haute autorité gardienne des traditions ancestrales. Dans l'inconséquence de la jeunesse, il se donne pour mission de parachever l'intention de purification du pays qu'avaient nourrie ses anciens. le but étant d'éliminer ceux qui par adoption du système capitaliste piétinent les valeurs morales ayant prévalu dans la culture japonaise jusqu'à son ouverture à l'occident en 1854. Isao recrute à la cause quelques jeunes de sa génération, dont certains mineurs, non sans avoir évalué la sincérité de leur engagement. Son intention est de fonder la Société du Vent Divin de l'ère Shōwa. Ensemble ils échafaudent un plan de purification comportant l'élimination des sommités corrompues.

Dans l'esprit samouraï l'exaltation d'un idéal, fut-il une cause perdue, ne se conçoit pas sans le sacrifice suprême, la purification par la lame immaculée : "Être un homme, c'est ne point cesser de s'élever à force vers le sommet de la condition humaine, pour y mourir dans la blancheur neigeuse de ce sommet." Tous ceux qui resteront fidèles à la cause font ainsi vœu de se donner la mort par le suicide rituel en glorification de leur action.

élévation spirituelle qui magnifie la personne au rang de héros

Shigekuni Honda, devenu une sommité dans la magistrature japonaise, veut voir en Isao Iinuma la réincarnation de son ami Kiyoaki mort 19 ans plus tôt de son amour refoulé pour la belle Sakoto*. Outre quelques traits physiques il retrouve dans le journal de ses rêves, que lui avait confié Kiyoaki à sa mort, des présages qui lui donnent la certitude de la survivance de son âme sous les traits d'Isao. Il y retrouve aussi cette élévation spirituelle qui magnifie la personne au rang de héros. Héros de l'amour pour Kiyoaki. Héros de la pureté du sentiment national pour Isao. Un idéal promu moteur de conduite et catalysant un nationalisme qui, faisant des émules à la veille de la seconde guerre mondiale, conduira le Japon à sa perte en le livrant à l'impérialisme débridé, allant jusqu'à défier le pays devenu la plus grande puissance mondiale le 7 décembre 1941 à Pearl Harbour. Shigekuni Honda, en respect pour l'attachement qu'il vouait à son ami disparu, et selon lui réapparu sous les traits de Isao, abandonne son poste afin d'avoir les mains libres et sauver Isao de sa folle entreprise.

Les chevaux échappés : sous ce titre énigmatique qui peut figurer l'emballement de la race noble, Mishima retrace l'ascension spirituelle d'une jeunesse utopiste laquelle s'auto investit de la mission de faire rempart autour de son empereur face aux tenants de la modernité spéculative. Elle fait serment de protéger le pays de l'ingérence d'une culture occidentale jugée impure et incompatible avec les mœurs de la société japonaise.

A l'instar du théâtre Nô...

Si l'on n'est pas averti du lien sacré qui unit l'homme à la nature dans la culture japonaise, on peut souffrir des longueurs et des digressions contemplatives qui jalonnent pareil texte quand Mishima porte ses héros à s'inspirer des éléments naturels pour y puiser force et beauté. Les symboles foisonnent dans des allégories sophistiquées et les litanies évocatrices qui peuvent rebuter le lecteur réfractaire à la méditation. Cette culture peut paraître hermétique à la nôtre, laquelle a fait table de rase de ses valeurs et traditions pour se fondre dans le grand malstrom de la société de consommation, abandonnant aux poètes romantiques la célébration de la nature. A l'instar du théâtre Nô, l'écriture de Mishima peut paraître manquer de rythme à qui ne s'intéresse qu'au factuel au détriment du décorum et de l'exhortation des sentiments portés par la seule gestuelle. Mais la démarche spirituelle qui pousse un homme à se sacrifier par le suicide rituel, le seppuku, justifie ce long processus de maturation de l'esprit afin d'imprégner le lecteur de la psychologie, des rites et traditions des idolâtres du faste impérial japonais.

Deuxième opus de la Mer de la fertilité, n'oublions pas que Mishima est dans son œuvre-testament en chemin vers la blancheur neigeuse du sommet de la vie.

(*) Voir Neige de printemps, premier opus de la tétralogie La mer de la fertilité.


mardi 3 novembre 2020

La Mer de la fertilité, tome 1 : Neige de printemps ~~~~~Yukio Mishima


J'en suis averti, la tétralogie dans laquelle je m'engage en lisant Neige de printemps de Mishima est une oeuvre testament. le testament d'un homme qui n'est pourtant ni condamné par la maladie ni en âge suffisamment avancé pour envisager l'échéance ultime prochaine. Mais pourtant, ainsi que l'écrit Marguerite Yourcenar dans l'essai qu'elle a consacré à cet auteur fascinant – Mishima ou la vision du vide – c'est le testament d'un homme qui prépare son "chef-œuvre" : son suicide rituel.

Cette connaissance de l'acte irréparable est à la fois nuisible et profitable à pareille lecture. En refermant Neige de printemps, le premier tome de la mer de la fertilité, je sais déjà que j'irai au terme de cette splendide œuvre romanesque en me procurant les trois autres opus d'une tétralogie qui prend des allures de monument. Un monument érigé par celui-là même qu'il rappelle à notre souvenir.

Nuisible la connaissance de ce parcours testamentaire, parce que je sais déjà que mon esprit va inconsciemment chercher au fil des pages les indices du cheminement intellectuel vers une fin décidée. Cette quête inconsciente peut me faire reprocher un voyeurisme morbide. Mais profitable plus encore, je veux m'en défendre, sera cette lecture. D'abord parce que les deux autres ouvrages que j'ai lus de cet auteur – le Pavillon d'or, Confession d'un masque – me donnent la certitude de me confronter au talent pur, ensuite parce que ce chemin sur lequel je m'engage est celui qu'il veut faire parcourir à son lecteur dans une démarche initiatique consciente du but fixé.

Kiyoaki est jeune et beau. Satoko est jeune et belle. Ils sont les héros de Neige de printemps. Ils se savent attirés l'un vers l'autre. Mais ne savent pas encore à quel point l'un est devenu indispensable à l'autre. Ils pensent encore pouvoir jouer de leur libre arbitre et mettre leur amour à l'épreuve des codes moraux de la société aristocratique dans laquelle ils sont nés. Ils ne se rendront pas compte qu'un jour ils auront dépassé le point de non-retour.

Neige de printemps est d'une esthétique rare

Il est des fictions tellement bien apprêtées qu'on ne doute plus qu'elles aient été vécues par leur créateur. Des fictions qui mettent tous les sens du lecteur à contribution au point de lui faire vivre les événements, les personnages, au point de le gagner aux émotions de ces derniers. Neige de printemps est d'une esthétique rare. Beauté de la nature, beauté des sentiments, tout est porté par un style épuré, une écriture solennelle, débarrassée des impuretés accumulées par l'usage. Une performance d'auteur qui nous livre un distillat, un absolu de pensée.

D'aucuns pourraient éprouver certaines longueurs dans des épanchements descriptifs. Mais il n'est que de se souvenir que l'auteur est engagé sur un chemin funeste, que chaque regard est un regard d'adieu et qu'il vaut la peine de s'appesantir sur quelques merveilles de la nature quand elle est écrin d'un cœur qui souffre.

J'ai décidé de continuer le chemin avec Mishima, ce marcheur obstiné. Je vais donc me procurer les trois tomes qui pavent la fin de son parcours. Mais j'attendrai que covid veuille bien nous rendre notre liberté pour aller me procurer ces ouvrages dans ma librairie préférée. Je ne veux pas qu'elle baisse le rideau parce que j'aurais été pressé d'accompagner un auteur vers le bout de son chemin. Je ne veux pas qu'un clic de souris éteigne à jamais la vitrine d'un libraire. La vitrine de mon libraire c'est la vie dans la rue, c'est mon ouverture au monde.

dimanche 20 octobre 2019

L'âme brisée ~~~~ Akira Mizubayashi

 



la matière sonore
Un violon a une âme. Ce n'est pas seulement cette petite pièce d'épicéa qui, placée sous le chevalet, transfert les sons de la table d'harmonie vers le fond de l'instrument. L'âme du violon c'est aussi sa sonorité. Elle caractérise sa personnalité propre. Lorsque la mèche de l'archet évolue sur les cordes et fait naître ce qu'Akira Mizubayashi désigne comme "la matière sonore", l'instrument-objet s'éveille, s'anime, prend vie. Sa sonorité stimule la sensibilité humaine. Érigée en principe d'immortalité, l'âme de l'instrument entre alors en connivence avec celle de qui perçoit la magie des vibrations sublimes.

Kurokami doit se traduire par Dieu Noir. Choisi à dessein pour sublimer le personnage, c'était le nom de cet officier qui, dans le Japon d'avant-guerre, avait ramassé le violon piétiné par son subalterne, lequel exerçait son zèle à la chasse aux sorcières pacifistes. le lieutenant Kurokami avait alors confié l'instrument mutilé à l'enfant découvert dans sa cachette. Son père venait d'être arrêté par les siens en pleine répétition. Il n'a pu sauver le père. Il a épargné l'enfant.

Suprême communion qui fera revivre l'un et l'autre, l'instrument et l'être aimé

Une fois entré dans la compréhension du malheur qui venait de le frapper, ce dernier s'est fixé pour raison de vivre de reconstruire le violon de son père. Adopté par un couple de Français, il est devenu luthier. Reconstruire le violon c'était lui redonner son âme. C'était faire renaître celui qui avait fait vibrer ses cordes : son père. Suprême communion qui fera revivre l'un et l'autre, l'instrument et l'être aimé, dans des circonstances qu'il ne faut pas dévoiler dans ces lignes mais me font saluer une nouvelle fois cet auteur qui m'avait captivé avec Petit éloge de l'errance.

Akira Mizubayashi, l'auteur à la double culture nous adresse là encore un éloquent plaidoyer contre les dérives autoritaires et son corollaire, la haine. Sentiment aveugle et nauséabond, capable de commettre l'outrage suprême, anéantir des artisans de paix : le musicien et son instrument.

Âme brisée est ouvrage d'autant plus fort que, sur un thème artistique qui conduira les uns et les autres lecteurs à s'enquérir des références musicales qu'il comporte, le texte est doux et lent. C'est une mélodie nostalgique que le violon interprète à l'oreille du lecteur subjugué. C'est un superbe roman.


Akira Mizubayashi
Akira Mizubayashi est un écrivain japonais d'expression japonaise et française, né le 5 août 1951 à Sakata au Japon 

mercredi 27 mars 2019

Le fusil de chasse ~~~~ Yasushi Inoué

 



Il est des situations qui pèsent sur le cœur au point de ne pouvoir les aborder de vive voix avec ceux qu'elles impliquent. La lettre devient alors le moyen de rompre avec la souffrance qu'elles génèrent. Elle permet à son auteur de s'épancher sans craindre la contradiction, de maîtriser ses émotions et de rééquilibrer un rapport de force défavorable. La lettre abolit les inhibitions.

C'est le procédé qu'utilisent trois femmes à l'adresse de Josuke Misugi. Il est entré dans leur vie comme époux, amant, voire comme intrus, quand il s'agit de la fille de son amante. Trois lettres, dont une posthume, celle de cette dernière, afin de mettre en mots ce qui a exacerbé leur sensibilité, en bonheur ou en chagrin, et n'a pourtant pu franchir leurs lèvres pour divulguer leur ressenti intime. Josuke a entretenu une relation illégitime avec celle des trois qui a choisi de quitter ce monde.

Avant de partir, cette dernière, qui déplorait avoir vécu dans le péché, tient à lui faire la confidence de "son moi profond, son moi véritable". le temps d'une lecture, elle prolonge ainsi sa vie auprès de lui, consciente que la relation intime qu'ils entretenaient ne lui avait pas pour autant permis de dévoiler ce jardin secret où fleurissent les désirs, les rêves, les espoirs, où prospèrent aussi les remords, les craintes et les peines, plus difficiles à confesser.

Celles qui ont vécu en marge de cette relation expriment quant à elles le désenchantement. Elles savent que, mieux que les paroles, la lettre s'imposera à son destinataire, jusqu'au dernier mot, pour exprimer le préjudice de la duplicité.

Dans une langue feutrée, ces trois femmes expriment avec douceur l'amertume pour les unes, l'amour mais aussi le repentir pour l'autre. Convaincues d'atteindre leur cible par le truchement de la lettre, toutes trois écrivent avec détermination le fruit de leur pensée. Des arguments soupesés, des propos modérés dont la portée sera d'autant plus grande pour se faire entendre de leur destinataire. L'assurance d'être lues leur donne la satisfaction d'être entendues et de soulager leur conscience. Fût-ce au moment de quitter ce monde. Des paroles pour le cœur.

"Si je devais vous dire ceci de vive voix, comme cela me serait difficile ! Sans compter ce que ma tentative pourrait avoir de pénible, il me serait sans doute impossible de vous adresser la parole sans incohérence. Je suis capable, en ce moment, de m'expliquer uniquement parce que je vous écris."


samedi 24 novembre 2018

Le Meurtre du Commandeur, livre 2 : La Métaphore se déplace ~~~~ Haruki Murakami

 



Le meurtre du commandeur est un tableau qui ne voulait pas de contemplateur. Il a été conçu dans le secret de son créateur. En soulagement d'une blessure, comme la parole libère le cœur de celui que la vie a traumatisé.

Portraitiste de renom, le narrateur anonyme de cet ouvrage en deux tomes sera le profanateur involontaire du secret piégé sur la toile par le vieux peintre Tomohiko Amada. Les intentions du créateur prendront corps et ouvriront alors le peintre du figuratif à la vraie nature de ses modèles. Pas celle dont les traits du visage se figent sous son pinceau, mais bien l'intimité de tout un chacun, obscure à tout autre.

Un lien se crée alors entre la toile conçue pour rester dans l'ignorance du monde et la réalité. Les concepts se matérialisent quand les événements s'enchaînent. Idée, métaphore prennent corps, interpellent et guident le portraitiste dans la compréhension du monde qui l'entoure, des êtres qui y évoluent. En particulier ce voisin singulier, Wataru Menshiki, et la jeune fille secrète, Marié Akikawa, dont il a entrepris de faire les portraits. L'abstraction de leur personnalité sous le pinceau de l'artiste, en exploration de leur moi intérieur, pourrait-elle mettre à jour une filiation ?

Lorsque la jeune fille disparaît, le portraitiste est conduit sur ses traces par un environnement surnaturel dans lequel s'interpénètrent esprits, concepts et créatures de l'imaginaire. Les êtres humains quant à eux, prisonniers "de l'espace, du temps et de la probabilité", ressentent l'oppressante claustrophobie de leur propre condition. Les parois qui se resserrent sur eux sont celles de leurs souvenirs, préjugés et autres inhibitions.

À la fréquentation de l'irrationnel il faut s'attendre à être déstabilisé. Haruki Murakami est orfèvre en la matière. Avec un développement très maîtrisé de l'intrigue, il retient son lecteur dans un qui-vive permanent. Chaque personnage peut créer la surprise et être potentiellement celui qui détient la clé des énigmes, lesquelles s'additionnent, s'enchaînent, se superposent. Les rebondissements se glissent dans les banalités du quotidien. Il n'y a pas avec Haruki Murakami de mystère planté au début de l'ouvrage qui trouve sa solution en dernier chapitre. Il conçoit celui-ci comme un distillat de l'imaginaire, dans lequel logique n'a pas sa place. Une forme originale de traiter les questions qui nous obsèdent. Toujours les mêmes.

J'ai toutefois un regret dans cet ouvrage. Certaines de ces obsessions que j'aurais bien voulu voir reliées plus intimement à la trame générale, le rôle de l'homme à la Subaru blanche par exemple. Mais soit, Haruki Murakami nous dit-il pas page 352 qu'il y a "des choses que nous ne pouvons ni ne devons expliquer."

Le meurtre du commandeur ; du romanesque de haut vol, à recommander à qui ne craint pas l'irrationnel pour traiter de nos obsessions bien réelles.


mardi 13 novembre 2018

Le Meurtre du Commandeur, livre 1 : Une idée apparaît ~~~~ Haruki Murakami

 

"La vérité précipite parfois les hommes dans un solitude insondable." C'est sans doute la raison pour laquelle ils se réfugient volontiers dans l'imaginaire, le rêve, quand ce n'est pas l'irréel, le mystique voire l'irrationnel. L'univers de Murakami fluctue dans ces aires aux contours mal définis. Il s'y complait et y embarque son lecteur, lequel le suit volontiers, jusqu'à rester captif de ses errances créatives. Difficile pour ce dernier, que j'ai pu être, d'interrompre sa lecture et poser l'ouvrage. Il faut pour cela que les contingences du quotidien élèvent la voix : "T'es encore dans ce fichu bouquin ?".

Murakami est un geôlier de l'esprit. Il fait preuve d'une solide intelligence de l'intrigue. Avec un subtil dosage de rebondissements, où l'inattendu le dispute à l'étrange comme au convenu, d'artifices bien calibrés, de tournures de phrase lapidaires au vocabulaire pourtant usuel, avec cet arsenal que son talent met à sa disposition il accapare son lecteur et l'embarque sur ses pas aux confins du réel, sur les traces de sa référence favorite en matière d'irrationnel : Kafka. Dans une atmosphère parfois anxiogène toutefois moins cauchemardesque. Même si le lecteur reste sur le qui-vive.

En refermant le premier volume du Meurtre du commandeur, le lecteur est à cent lieues d'imaginer ce que l'esprit fécond du maître aura concocté pour le conserver dans sa dépendance. C'est l'intérêt de cette partition en deux tomes qui, au-delà de celui plus bassement mercantile, permet au lecteur de reprendre haleine. Il en est du désir de savoir comme de tout autre : il est plus ardent à vivre qu'à assouvir. Dans l'irrationnel les pourquoi n'ont plus cours. Ils impliqueraient des réponses par trop cartésiennes. Les comment s'y substituent et permettent de mesurer la puissance créatrice de l'auteur. À la fin de ce premier volume l'énigme reste entière. Même lorsqu'une idée apparaît.

Car c'est une idée qui obscurcit plus qu'elle n'éclaire. Une idée qui n'est pas esprit. Une idée qui a pris corps. Une idée qui ne juge pas. Drôle d'idée finalement que cette conscience déportée, en forme d'ange gardien. Cette idée qui sort d'un tableau funeste, le Meurtre du commandeur. Une idée qui semble pourtant amicale. Jusqu'à quand ?

Du narrateur au fil des pages, on connaît toute la vie, sauf le nom. On envie son talent à peindre des portraits. Activité dont il vit chichement, forcément. Jusqu'à ce jour où il prend conscience que ses tableaux, aussi fidèles soient-ils, ne représentent pas leur propriétaire. Enfin pas leur for intérieur, leur âme, donc pas eux-mêmes en fait. Ils ne sont que le paraître et non l'être. Ce n'est pas Dorian Gray qui le démentirait. Lui qui se torture à voir son âme vieillir sur la toile, quand ses traits juvéniles persistent sur son visage.

Nous voilà rendus à mi-chemin de cette connivence consentie. Car disons les choses comme elles sont, Murakami a le don d'associer, de compromettre même son lecteur à ses libertés. Alors tentons maintenant de suivre la métaphore qui se déplace. Jusqu'où ?

Certainement jusqu'à ce qu'un sentiment profond de la nature humaine se dévoile et nous exprime son mal-être. Il y a toujours un fonds d'humanité dans ces digressions savamment mises en scène qui nous réjouissent.


samedi 3 novembre 2018

Petite éloge de l'errance ~~~~ Akira Misubayashi

 




En voyant au travers des médias le comportement des Japonais en réaction à la catastrophe de Fukushima, ou encore lors de la dernière coupe du monde de football, quand leurs supporters ont été les seuls, en fin de match, à nettoyer les tribunes des reliefs de leur exubérance, je me suis dit que nous n'étions pas faits du même bois. C'est donc avec le plus vif intérêt que j'ai trouvé dans les pages de cet opuscule d'Akira Mizubayashi, Petit éloge de l'errance, l'éclairage propice à m'engager dans cette réflexion sur les différences de comportement des uns et des autres selon la formation mentale des cultures respectives.

Japonais de naissance, Akira MIzubayashi a fait ses études de lettres en France. Il en manie la langue avec un talent propre à déchoir nombre d'entre nous, pourtant nés dans le bain amniotique de la langue de Molière. Cet homme de lettre à la double culture était donc tout indiqué pour faire le distinguo des mentalités nippone et occidentale.

Avec ma propension à louer le sens collectif qui anime les Japonais, j'avais oublié que la nature humaine étant ce qu'elle est, d'un bout à l'autre de la planète, il n'est point de complexion parfaite quand on l'accommode à l'intelligence. Cela se saurait. Et Akira Mizubayashi de nous décrire les us et coutumes de ses compatriotes comme un "mode d'existence communautaire indestructible qui, foyer du conformisme rampant, entrave et empêche l'apparition d'êtres singuliers associatifs et leur avancée sur le chemin d'une véritable appropriation démocratique." le mot est lâché.

Il pousse ainsi ses craintes au point de voir le Japon en retourner à ses vieux démons, ceux-là mêmes qui ont conçu ce corps étatico-moral de l'ère Hirohito. Son pays natal s'inventerait alors une nouvelle incarnation spirituelle de morale collective, apte à "réinventer un être en commun dans une société que l'on pourrait qualifier de "tout à l'ego". Appréciez l'association d'idée qui connote une certaine répugnance pour l'agglomération des êtres singuliers en un cloaque englobant et dénaturant la personne pour la diluer dans une mouvance omnipotente et souveraine.

Vu sous cet angle, on trouve le nettoyage des tribunes moins séduisant. Où se trouve donc l'idéal humaniste ? Sans doute dans l'errance, nous convainc Akira Mizubayashi. Errance qu'il ne faut pas confondre avec itinérance, laquelle trace des chemins à suivre. Errance qui comporte ses parts de solitude et d'incertitude. Errance linguistique au final, et pourquoi pas, qui dans le choix d'une langue épousée en contre pouvoir d'une langue imposée, confère le bagage culturel, l'ouverture d'esprit indispensable à l'élévation. Sortir de l'enfermement.

Comme toujours, entre l'orient et l'occident, tous deux empesés de leurs culture et traditions, doit bien se trouver une aire de compromis, accessible à la seule errance. Il s'agit donc bien de faire l'éloge de cette dernière, puisque plus proche d'une lucidité, véritable source d'humanisme.


mercredi 19 septembre 2018

Le pavillon d'or ~~~~ Yukio Mishima

 


La préméditation semble être une démarche assumée chez Yukio Mishima.

Dans Mishima, ou la vision du vide, Marguerite Yourcenar étudiait au travers de ses œuvres la longue maturation qui avait conduit Mishima au geste fatal, se donnant la mort par seppuku, plus connu par notre approximation occidentale sous le terme hara-kiri. Elle y faisait la démonstration que cette mise en scène macabre et spectaculaire de son suicide représentait, au terme d'une préparation intellectuelle très processionnelle, le point culminant de son œuvre : son "chef-d’œuvre".

Avec le Pavillon d'or on assiste typiquement à cette montée en puissance de l'intensité dramatique qui conduit son narrateur, Mizoguchi, au geste fatal, non contre lui-même cette fois-ci, mais contre la figuration symbolique de la Beauté sur terre que représente à ses yeux le Pavillon d'or. Le lecteur extrapolera sans peine à la perte de l'auteur lui-même de ce crime contre la culture religieuse japonaise.

Le Pavillon d'or dans lequel il est moine novice perd sa symbolique de pureté éternelle
Il y a un fait déclencheur à la folle résolution de Mizoguchi à commettre son acte irréparable. Tsurukawa, son seul ami, disparaît dans un accident. Une "merveilleuse convenance" pour qui veut masquer un suicide. L'ami perdu était la liaison avec le monde, la lumière sur le monde. Toute beauté lui devient obstacle à la vie, vénéneuse. Le Pavillon d'or dans lequel il est moine novice perd sa symbolique de pureté éternelle. Il doit devenir ce qu'est la musique : une beauté éphémère. Une beauté qui n'a de persistance que dans la mémoire.

Le Pavillon d'or s'est accaparé l'exclusivité des attentions. Il est devenu un personnage aux yeux de Mizoguchi. Un personnage auquel il attribue la même force de séduction qu'une femme hautement désirable mais dédaigneuse des appétits qu'elle provoque. Le Pavillon d'or devient le responsable de ce que Mizoguchi reproche à la vie, à sa vie : sa disgrâce physique, son bégaiement, sa solitude.

Sous les traits de Mizoguchi, Mishima s'expose contre les codes de la société humaine. Le normal n'est que convention, que décret humain. Mizoguchi bégaie, il n'est pas normal. Il ne peut s'allier qu'avec des êtres qui souffrent eux aussi d'anormalité. Kashiwagi, le garçon aux pieds-bots. L'anormalité est exclusion. Elle est meurtrière. "Les infirmes, comme les jolies femmes sont las d'être regardés." Mishima qui révèle son homosexualité dans Confession d'un masque connaît bien la torture de celui qui n'appartient pas à ce que la convention générale a institué en normalité. Mizoguchi en arrive à la conclusion qu'il n'existera aux yeux des autres que lorsqu'il aura commis un acte tel qu'il ne pourra plus être ignoré. Fût-ce au prix de sa propre perte. Il préfère l'insulte et la condamnation à la solitude dans laquelle l'a enfermé son handicap. En brulant le Pavillon d'or, il devient le Pavillon d'or. Celui que l'on regardera quand la Beauté ne sera plus que souvenir dans l'esprit de ceux qui l'auront trop admirée.

Le Pavillon d'or, insolent de beauté

Il n'est point de sensualité ni de secours dans la fréquentation des autres. Il n'est de sensualité que dans la nature, les matières, les sons, la lumière qui seuls portent les humeurs, la volupté, l'envie, le désir, la Beauté. Le Pavillon d'or, insolent de beauté. Une beauté profane à laquelle ne se rattache aucune inspiration divine. Cette beauté est un aveuglement qui forme écran à la vie. Il n'est rien entre la Pavillon d'or et néant.

Incroyable roman dont le style poétique, tout en délicatesse, sert la structuration d'une conviction, d'une intention folle : le crime contre la paix des sages, le crime contre la Beauté. "Vivre et détruire sont synonymes."

A l'instar de Marguerite Yourcenar dans l'ouvrage qu'elle a consacré à cet auteur énigmatique, je n'ai pu m'empêcher de détecter tout au long de ma lecture les indices qui témoigneraient de l'intention néfaste de Mishima contre sa propre personne. Le thème de la mort par suicide est certes omniprésent et l'acte fatal contre le Pavillon d'or est une forme de suicide social. Mais que dire de ce passage qui n'a pas pu ne pas attirer l'attention de la célèbre académicienne : "Qui y a-t-il de si affreux dans des entrailles exposées à l'air ? Pourquoi le spectacle du dedans d'un être humain fait-il reculer d'horreur et boucher les yeux ? Pourquoi la vue du sang qui coule donne-t-elle un choc ? Pourquoi les viscères seraient-ils laids ?" Troublant quand on connaît la façon dont Mishima s'est donné la mort.

Bel ouvrage qui bat en brèche toutes les philosophies, tous les dogmes, quand ceux-ci ne parviennent pas à contrer la démarche intellectuelle d'un être froid et calculateur qui s'est assigné un but. Il est plus facile d'aimer les morts que les vivants. Celui qui déplorait ne compter pour rien dans la multitude sans nom n'aura pas accumulé la somme de connaissance qui selon lui peut seule rendre la vie supportable, dans un univers où il n'y a d'intérêt que pour la Beauté. Après c'est et le Néant.

Le Pavillon d'or doit disparaître.


lundi 18 juin 2018

Pays de neige ~~~~ Yasunari Kawabata

 


Les saisons s'imposent encore en Pays de neige, quand elles s'effacent dans le rythme trépidant des grandes métropoles nippones qui ont repoussé la nature au-delà de leurs banlieues surpeuplées. Shimamura vient en Pays de neige renouer avec la tradition, laquelle comporte ce rapport quasi mystique à la nature, l'implication de l'art dans toutes ses disciplines. Laquelle implique aussi les geishas: dames de compagnie au rôle ambigu supposées perpétuer le raffinement d'une culture millénaire très codifiée. Rôle que la culture occidentale apprécie mal dans son féminisme triomphant, le jugeant suranné ou dégradant pour la femme, voire les deux à la fois.

Dans les mêmes élans de volupté, le regard de Yasunari Kawabata oscille entre pittoresque du paysage et sensualité du corps de la femme. La nature est femme, la femme est nature, les mêlant parfois l'une à l'autre dans des métaphores à la poésie langoureuse. L'esthétique du texte dissimule habilement la teneur réelle de la relation entre cet homme d'affaires venu de Tokyo et Komako, la geisha. Beauté juvénile au visage poudré à l'égard de qui l'émotion se prolonge pour devenir sentiment. En pure offense au rituel coutumier.

"Beauté mélancolique, univers délicieusement morose", délicatesse, frôlement, frisson, les allusions nourrissent le phantasme. Tout est suggestion dans les sages conversations entre ces personnages aux gestes empruntés, drapés du lourd kimono traditionnel. Il n'y a que les frimas du Pays de neige pour venir lacérer les ambiances feutrées et rappeler au lecteur que la nature n'est pas que douceur. A l'instar de la vie des hommes.

 Télescopage des époques entre patine de la tradition rassurante et le glacé de la modernité, plus angoissant.


jeudi 14 septembre 2017

Les belles endormies ~~~~ Yasunari Kawabata



ils peuvent jouir à souhait du fantasme absolu de tout homme

Des vieillards sont placés dans la sphère d'influence au sein de laquelle les charmes du corps de la femme règnent sans partage. Étendus au contact de la nudité de jeunes filles vierges, endormies sous l'effet d'une drogue, ils peuvent jouir à souhait du fantasme absolu de tout homme : disposer du corps d'une jeune femme, offerte, privée de toute résistance.

 Il s'agit de donner à des mâles déchus, à la veille de leur trépas, l'occasion de faire pénitence pour avoir tenu sous le joug celles qui ont été les partenaires de leur vie, pour les avoir asservies à leurs instincts primaires. Car à cette offrande sublime de la féminité se confronte désormais la disgrâce de leur force d'homme.

La beauté provocante de jeunes corps nubiles

 Tous les sens sont mis en éveil dans ces pages. La beauté provocante de jeunes corps nubiles, l'éclat et la douceur de la peau sous la caresse, le goût des lèvres pulpeuses, l'odeur de lait d'un corps juvénile, y compris le murmure de la respiration de la beauté endormie. Tous les sens pour susciter "l'insondable profondeur du désir", pour attiser une joie qui demeurera cependant sans aboutissement du fait de l'effroyable décrépitude de la vieillesse. Virginité offerte, tentation divine pour une impotence démoniaque, pour que le regret de ne pouvoir jouir devienne remords d'y avoir trop succombé.

une forme d'expiation proposée à ceux qui ont imposé leur domination à la beauté

 L'invitation à la vie devient alors aspiration à mourir; avec pour unique réconfort la beauté divine du visage de la belle endormie. Visage de Bouddha. Quand eux, ces mâles, autrefois triomphants, que rien ne peut plus désormais guérir de leur triste apathie, ils prennent conscience d'avoir été leur vie durant précipité dans le monde des démons par le corps de la femme, d'avoir exercé sur lui la tyrannie de l'assouvissement.

 Court roman, chaste, ô combien suggestif, troublant, culpabilisant, une forme d'expiation proposée à ceux qui ont imposé leur domination à la beauté. Supplice psychologique du repentir, avant que de passer. 

vendredi 16 juin 2017

Les amants du spoutnik ~~~~ Haruki Murakami



 Il y aurait donc souvent, dans les romans de Haruki Murakami, un fond de musique classique détaillé par le menu, des livres qui restent à portée de mains, sans oublier, au détour d'une page, un clin d'œil à Scott Fitzgerald cher à l'auteur. Si j'en crois les quelques-uns de ses ouvrages que j'ai lus depuis que j'ai découvert cet auteur, le lieu commun de ses intrigues serait fait de relations amoureuses compliquées, voire impossibles, avec une certaine froideur des personnages, qui peut s'exprimer jusqu'à la frigidité comme dans Les amants du spoutnik lequel n'échappe à rien de tout ce qui précède.

Dédoublement de la personnalité, confusion du réel et de l'irréel au travers du prisme de la perception, relations charnelles fantasmées, la chaleur de la vie a disparu dans ces pages, la sensualité est intellectualisée, les personnages ont peu de prise sur l'événement, et moi, lecteur tenu en haleine par mes attentes à hauteur de la réputation de l'auteur, je reste sur ma faim en fermant cet ouvrage.

L'intrigue est décousue, les images pas très heureuses, dépourvues de poésie, les personnages peu attachants. Je ne peux qu'abonder dans le sens de Miu, l'une de ces trois héros désespérant de froideur lorsqu'elle déclare : "Je ne peux pas m'ôter de l'idée que tout est de la fiction,…, et cela m'empêche de partager les émotions des personnages."

Mais je pardonne à Haruki Murakami, on peut avoir des passages à vide. Il a, selon moi, péché par excès de confiance pour avoir mis sur orbite un spoutnik qui s'est perdu dans un trou noir. Je resterai cependant fidèle à celui qui m'a ravi avec Kafka sur le rivage.

mardi 25 avril 2017

Un cri d'amour au centre du monde ~~~~ Kyoichi Katayama

 



Ceux qu'on a aimés et qui ont disparu, ont-ils réellement existé ? Ce qui s'est volatilisé va-t-il réapparaître un jour ?

Le sang coule encore dans les veines de Sakutaro, mais il ne sait plus si lui-même existe encore. le vide et le silence se font complices pour éveiller en lui des hallucinations. Il est allé dans le désert australien répandre les cendres de celle qu'il a aimée.

"Cela ne sert à rien d'être triste ou d'avoir peur. L'amour continue à exister par-delà la mort".

N'est-ce pas cela la force de l'amour ? Plus que les souvenirs, garder au fond du cœur ce qu'on n'a pas pu faire ensemble, pas pu se dire. Ce sont des secrets qu'on réserve à celle qui s'est évaporée. Pour le jour où elle tournera au coin de la rue. Pour le jour où la lumière renaîtra dans son sourire.

"Vers où es-tu partie, tendre petite âme ?"

Un cri d'amour au centre du monde de Kyoichi Katayama fera fondre en sable les plus durs des cœurs de pierre.


jeudi 20 avril 2017

La ballade de l'impossible ~~~~ Haruki Murakami



"Il ne faut pas croire les gens qui se disent ordinaires". En traducteur attitré de F. Scott FitzgeraldHaruki Murakami, a fait sienne cette sentence de son auteur de prédilection pour dresser le portrait de Watanabe, jeune étudiant au coeur sincère, épris de Naoko.

Il n'y a d'insignifiance en aucune personne. Au tréfonds de la plus discrète, de la plus humble, sont inscrites les singularités qui font d'elle un être unique. Un être respectable. Un être aimable.

Naoko est à la dérive sur l'océan de la déprime. Une déprime d'autant plus nocive qu'elle est lucide. Elle a perdu son ami Kizuki. Mais si ce dernier a décidé de mourir, Watanabe a décidé de vivre et d'en payer le prix. Partager la tristesse de Naoko. Par l'amour qu'il lui voue il se fait un devoir de lui redonner une raison de vivre. Les lettres qu'il lui destine ont le secret espoir de la consolation.

Sa fidélité est mise à l'épreuve en la personne de Midori. Elle aussi a trouvé en Watanabe un garçon différent. Avec sa sensibilité juvénile, il est un garçon qui a déjà compris que le corps et l'esprit trouvent leur assouvissement en des temps décalés. Il sait ménager celle dont la sensibilité vient se réfugier entre ses bras et refuse de voir en l'amour autre chose qu'une communion. Mais il préfère vivre avec le souvenir d'une rencontre sublime plutôt qu'additionner les conquêtes.

Voilà un ouvrage dont la quintessence se mérite. L'entrée en matière inscrit le lecteur à pas compté dans l'adolescence estudiantine de Watanabe. Progressivement la dextérité de Murakami referme les mailles du filet de son intrigue. Watanabe et Naoko deviennent "liés par un fil tendu entre la vie et la mort". La magie opère jusqu'à la fascination du lecteur. le talent de l'auteur féconde alors son esprit de sa conviction : "la mort ne met pas un point final à la vie. La mort n'est qu'un élément parmi d'autres qui composent la vie".

La ballade de l'impossible est un ouvrage magnifique.

samedi 25 mars 2017

Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil ~~~~ Haruki Murakami

 



C'est sans doute à cela que se reconnaissent les grands auteurs. A cette capacité de produire avec une qualité presque égalée des livres aussi différents que Kafka sur le rivage et celui-ci : Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil.

Du feu brûlant de la passion amoureuse il est question dans ce dernier. Celui-là même qui est capable de tout détruire sur son passage pour satisfaire son besoin d'exclusivité. Y compris de sacrifier l'amour-tendresse qui s'est installé dans une famille. La planche de salut de Hajime, cet homme bien rangé et rattrapé par un amour d'enfance, viendra-t-elle de la noblesse de cœur de l'être blessé par son infidélité ?

Cet ouvrage, occidentalisé dans son intrigue, aurait pu devenir d'une grande banalité si ce n'était le talent de Haruki Murakami. Il a su échafauder un dénouement remarquablement bien construit et conserver la pudeur de l'être intime dans des scènes amoureuses pourtant sans équivoque, car dépourvues de cet art de l'ellipse dans lequel brillent les auteurs japonais.

Décidément cet auteur m'installe dans sa dépendance. La ballade de l'impossible est inscrite en bonne place pour poursuivre ma connaissance de son œuvre. Les dernières critiques postées sur Babelio m'en ont convaincu.


mardi 21 mars 2017

Kafka sur le rivage ~~~~ Haruki Murakami

 



Qui n'envisage pas de voir pleuvoir des sardines et des maquereaux, de tenir une conversation avec des chats, manquera de prédispositions pour progresser sur le filin tendu au-dessus du gouffre de l'irrationnel par Haruki Murakami. Avec la lecture de Kafka sur le rivage, je me suis livré à cet exercice périlleux. Je dois maintenant recouvrer mes esprits.

J'en sors comme on émerge d'une apnée, avec la soudaine avidité du monde extérieur tant cette lecture s'est accaparé de mon libre arbitre. Cet ouvrage est un imaginaire enfermé entre son titre et son point final. Mes yeux lui ont rendu la liberté. Il s'est alors emparé de mon esprit, l'a assujetti, tyrannisé, pour le conduire vers le dénouement dont je me prenais à rêver qu'il me soulagerait de la dépendance dans laquelle il m'entretenait. Peine perdue, aussitôt refermé, j'envisage déjà de le relire.

Du temps qu'il me vole, il se moque. Son temps à lui est une valeur aléatoire. Dans ses battements désordonnés il me dit la vanité des choses. Comme celle des mots d'ailleurs. Avec Haruki Murakami l'important n'est pas dans les mots. Les siens sont simples, son vocabulaire presque rudimentaire. Ses mots n'ont de pouvoir que dans ce qu'ils taisent et vous laisse imaginer. "Le monde est une métaphore."

Chaque être n'est plein que de ce qui gravite autour de lui, le contraint, l'oppresse et nourrit ses fantasmes. La force de cet ouvrage est de s'affranchir du vraisemblable, au point de tutoyer l'absurde. Cette liberté ainsi acquise donne des ailes à son auteur pour l'essentiel : traduire les sentiments avec une force prodigieuse sans jamais les évoquer. Dans cet univers introverti ainsi affranchi de toute règle, les personnages sont mus par des forces extérieures qui guident leurs pas, commandent leurs gestes, et auxquelles ils ne résistent pas. Chaque être est un concept, en quête de sa moitié perdue.

Tel Kafka Tamura, l'adolescent de quinze ans qui se fait ainsi nommer et décide de fuir un père qu'il abhorre, un père qui lui a infligé une prédiction nocive, "telle une étendue d'eau noire". Le jeune homme nommé corbeau, son mentor intérieur, lui commande d'aller puiser sa force ailleurs. Où ? Il ne sait pas encore. Il part en quête de l'apaisement de la tempête intérieure qui le tourmente. Peut-être en quête de celle qui l'a abandonné dans ses premières années. Le manque le ronge. Le pourquoi surtout. C'est intime, c'est incrusté dans ses gènes.

Mademoiselle Saeki quant à elle a vécu un amour démesuré. Un amour qui a dépassé ce que chacun peut imaginer dans ses rêves les plus fous. Mais, transportée par cette prospérité, mademoiselle Saeki n'a pas pris garde à la cruauté de la vie. A tel point qu'à vingt ans elle avait déjà consommé son capital bonheur. Son amour lui a été arraché. Trente ans plus tard, lasse d'une errance sans but, elle est revenue devant ce tableau qui contient toute sa vie. Dans l'attente de celui à qui le transmettre.

Nakata est un vieil homme solitaire dont l'esprit a été vidé de la méchanceté du monde. Nakata a le pouvoir de dialoguer avec les chats. Nakata, qui parle de lui à la troisième personne, sait les ramener, non pas à leur maître, ils n'en ont pas, mais en leur foyer quand leur instinct les en a écartés. Aussi lorsqu'il rencontre celui qui les dépèce vivant, Nakata commet l'irréparable. Il comprendra plus tard que son geste, et la fuite qu'il lui a imposée, auront un sens.

Chacun puise sa force dans l'amour de l'autre. C'est pour cela que les êtres jetés en pâture à la solitude ne pourront quitter ce rivage sans le soulagement de savoir un tendre regard se poser sur leurs pas dans le sable. Avant qu'ils ne s'effacent. Plus que l'amour, c'est son souvenir qu'il faut entretenir. L'union des corps n'est qu'un leurre. Fût-elle la conclusion d'une sensualité exacerbée portée au bord de l'effusion. Fût-elle incestueuse. Celle des esprits est la seule perspective qui prépare à basculer dans le monde intermédiaire, l'âme en paix. C'est pour cela que les chemins de ces trois-là se croiseront. À leur corps défendant.

Cet ouvrage est absolument somptueux.

Je remercie celle qui a eu la subtile attention de le poser sur ma table en me disant : "vous me direz ce que vous en pensez."