Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mardi 21 mars 2017

Kafka sur le rivage ~~~~ Haruki Murakami

 



Qui n'envisage pas de voir pleuvoir des sardines et des maquereaux, de tenir une conversation avec des chats, manquera de prédispositions pour progresser sur le filin tendu au-dessus du gouffre de l'irrationnel par Haruki Murakami. Avec la lecture de Kafka sur le rivage, je me suis livré à cet exercice périlleux. Je dois maintenant recouvrer mes esprits.

J'en sors comme on émerge d'une apnée, avec la soudaine avidité du monde extérieur tant cette lecture s'est accaparé de mon libre arbitre. Cet ouvrage est un imaginaire enfermé entre son titre et son point final. Mes yeux lui ont rendu la liberté. Il s'est alors emparé de mon esprit, l'a assujetti, tyrannisé, pour le conduire vers le dénouement dont je me prenais à rêver qu'il me soulagerait de la dépendance dans laquelle il m'entretenait. Peine perdue, aussitôt refermé, j'envisage déjà de le relire.

Du temps qu'il me vole, il se moque. Son temps à lui est une valeur aléatoire. Dans ses battements désordonnés il me dit la vanité des choses. Comme celle des mots d'ailleurs. Avec Haruki Murakami l'important n'est pas dans les mots. Les siens sont simples, son vocabulaire presque rudimentaire. Ses mots n'ont de pouvoir que dans ce qu'ils taisent et vous laisse imaginer. "Le monde est une métaphore."

Chaque être n'est plein que de ce qui gravite autour de lui, le contraint, l'oppresse et nourrit ses fantasmes. La force de cet ouvrage est de s'affranchir du vraisemblable, au point de tutoyer l'absurde. Cette liberté ainsi acquise donne des ailes à son auteur pour l'essentiel : traduire les sentiments avec une force prodigieuse sans jamais les évoquer. Dans cet univers introverti ainsi affranchi de toute règle, les personnages sont mus par des forces extérieures qui guident leurs pas, commandent leurs gestes, et auxquelles ils ne résistent pas. Chaque être est un concept, en quête de sa moitié perdue.

Tel Kafka Tamura, l'adolescent de quinze ans qui se fait ainsi nommer et décide de fuir un père qu'il abhorre, un père qui lui a infligé une prédiction nocive, "telle une étendue d'eau noire". Le jeune homme nommé corbeau, son mentor intérieur, lui commande d'aller puiser sa force ailleurs. Où ? Il ne sait pas encore. Il part en quête de l'apaisement de la tempête intérieure qui le tourmente. Peut-être en quête de celle qui l'a abandonné dans ses premières années. Le manque le ronge. Le pourquoi surtout. C'est intime, c'est incrusté dans ses gènes.

Mademoiselle Saeki quant à elle a vécu un amour démesuré. Un amour qui a dépassé ce que chacun peut imaginer dans ses rêves les plus fous. Mais, transportée par cette prospérité, mademoiselle Saeki n'a pas pris garde à la cruauté de la vie. A tel point qu'à vingt ans elle avait déjà consommé son capital bonheur. Son amour lui a été arraché. Trente ans plus tard, lasse d'une errance sans but, elle est revenue devant ce tableau qui contient toute sa vie. Dans l'attente de celui à qui le transmettre.

Nakata est un vieil homme solitaire dont l'esprit a été vidé de la méchanceté du monde. Nakata a le pouvoir de dialoguer avec les chats. Nakata, qui parle de lui à la troisième personne, sait les ramener, non pas à leur maître, ils n'en ont pas, mais en leur foyer quand leur instinct les en a écartés. Aussi lorsqu'il rencontre celui qui les dépèce vivant, Nakata commet l'irréparable. Il comprendra plus tard que son geste, et la fuite qu'il lui a imposée, auront un sens.

Chacun puise sa force dans l'amour de l'autre. C'est pour cela que les êtres jetés en pâture à la solitude ne pourront quitter ce rivage sans le soulagement de savoir un tendre regard se poser sur leurs pas dans le sable. Avant qu'ils ne s'effacent. Plus que l'amour, c'est son souvenir qu'il faut entretenir. L'union des corps n'est qu'un leurre. Fût-elle la conclusion d'une sensualité exacerbée portée au bord de l'effusion. Fût-elle incestueuse. Celle des esprits est la seule perspective qui prépare à basculer dans le monde intermédiaire, l'âme en paix. C'est pour cela que les chemins de ces trois-là se croiseront. À leur corps défendant.

Cet ouvrage est absolument somptueux.

Je remercie celle qui a eu la subtile attention de le poser sur ma table en me disant : "vous me direz ce que vous en pensez."