S'il faut s'essayer à un nouveau genre, autant le faire
sous un pseudonyme. C'est une façon pour un écrivain dont la célébrité n'est
plus à faire de tester son écriture dans un nouveau genre, à l'abri de la
notoriété. Ce peut être aussi la conquête de nouveaux lecteurs. Mais à
l'inverse ce peut être encore une façon de protéger cette notoriété de ce
nouvel exercice auquel on ne connaît pas l'accueil qui lui sera réservé. Une
manière de quitter son personnage et de s'observer avec les yeux neufs d'un
étranger. Ne pas être soi-même donne des ailes. Nombre d'acteurs de théâtres à
succès sont à l'origine de grands timides.
Romain Gary se
lance dans le roman d'espionnage sous le pseudonyme de Shatan Bogat. Les
têtes de Stéphanie sera le seul ouvrage publié (en 1974) sous ce nom
d'emprunt avant que l'auteur déjà goncourisé ne se lance un nouveau défi, cette
fois dans le costume d'Emile
Ajar. On connaît la suite.
Jongler avec les masques, c'est l'exercice auquel se livre un auteur parvenu au
fait de la gloire. Est-il en quête d'un sursaut de célébrité ou bien se
livre-t-il à une de ses facéties ? La supercherie n'est pas imposture dans le
monde l'édition. Sauf peut-être quand la consécration suprême récidive indument
– à son corps défendant ? Jubilation sans doute sous le masque de ce pied de
nez fait à l'académie.
Le parcours de cet ouvrage n'est pas commun. On n'en attendait pas autrement
de Romain Gary.
Il écrit Les
têtes de Stéphanie en anglais (américain) sous le pseudonyme de Shatan
Bogat en 1974 (Traduction du russe Satan le riche). le traduit lui-même en
français mais sous le pseudonyme d'une traductrice, Françoise Lovat. Décide
ensuite de le publier à Londres sous le titre Direct flight to Allah mais
l'attribue à un auteur français du nom de René Deville (devil n'est pas loin).
Il fait pour cela retraduire en anglais la version française qu'il avait
lui-même transposée de son originale américaine.
Voici donc sous nos yeux un roman d'espionnage avec lequel Romain Gary, alias
Shatan Bogat, a décidé d'inscrire l'intrigue dans un monde qu'il n'a pas manqué
de côtoyer au cours de sa carrière diplomatique. Les intérêts sont énormes,
lourds de menace ; les enjeux stratégiques. La vente d'armes à un pays (fictif)
du Golfe persique dont la stabilité est compromise par les velléités
d'indépendance d'une minorité ethnique. C'est dans ce contexte que débarque
Stéphanie, mannequin au fait de la gloire que lui autorise sa superbe
plastique. Elle sera fortuitement témoin rescapée d'un attentat et tentera
naïvement de dénoncer ce que les autorités veulent travestir en accident.
Pensez-donc, les passagers de l'avion sont tous décapités, sauf elle et son ami
l'acteur italien qui ne perd rien pour attendre.
Les péripéties procédant de cette machination déroulent un tapis rouge sous les
pieds de l'auteur dont on connaît la causticité de l'humour. le contexte est
propice aux chausses trappes et Romain Gary ne
se prive de rien, y compris du burlesque pour dénoncer la rapacité des
puissants. Les têtes qui roulent sous ses pieds et dont elle ne s'offusque pas
de l'horreur témoignent du fossé que creuse l'auteur entre la gravité de la
situation et l'innocence de son personnage. La belle Stéphanie est un
faire-valoir de style tout indiqué pour brocarder les us et coutumes en vigueur
dans les hautes sphères des chancelleries, des services secrets et autres
organisations qui pataugent dans le marigot de la diplomatie à l'emporte-pièce.
Mais avec Romain
Gary, se cantonner à un premier degré de lecture serait passer à côté du
sujet. Avec ce trublion de l'édition il faut toujours aller chercher l'humain
derrière l'inhumain. S'affranchir des instincts primaires dont il n'a de cesse
de dénoncer les mauvais penchants de sa nature, se demandant toujours s'il en
est responsable ou bien s'il faut y voir la main du sournois qui préside à la
raison d'être de tout un chacun sur terre et dont on ne connaît rien des
intentions. Stéphanie est belle de corps et pure d'esprit. Elle traverse les
péripéties de son séjour houleux dans ce Golfe persique sans ternir l'éclat de
ses qualités. Sa naïveté est innocence. Elle est le monde tel qu'il devrait
être. Elle est l'humanité transcendée qui fait contre poids à la laideur du
monde.
Cet ouvrage paru sous pseudonyme porte la signature de l'humaniste à la verve
conquérante qui en la femme célèbre la féminité : celle qui porte la vie et
donne le jour, celle qui embellit le monde de l'amour qu'elle diffuse partout
où elle est. Féminité incarnée que célèbre Romain Gary dans
tous les portraits de femme qui peuplent son oeuvre.
Cela fait de cet ouvrage une caricature bien manichéenne, certes soutenue par
le verbe puissant et subtil de l'auteur primé, un exercice de style dans ce
nouveau genre dont la légèreté fait perdre de la noirceur à la peinture de la
nature humaine. Romain
Gary nous offre quelques bons moments de jubilation comme il en a le
secret. Si l'on veut s'en convaincre on lira page 197 édition Folio la tête de
Bobo offerte en pièce à conviction à la secrétaire de l'ambassade américaine.
Comique de situation pur sucre, caramélisé par le talent du maître. Un nouvel
exercice qui n'est à mes yeux pas à la hauteur d'un Gros-câlin où Les
enchanteurs. Shatan Bogat s'en est sans doute rendu compte pour ne pas
récidiver dans le genre. Il avait mieux à faire sous le costume d'Emile Ajar.
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Ouvrages par genre
lundi 24 janvier 2022
Les têtes de Stéphanie ~~~~ Romain gary
vendredi 8 janvier 2021
Les trésors de la mer rouge ~~~~ Romain Gary
En 1971, aux lendemains de la
perte de l'Indochine et de l'Algérie, Romain Gary est
le témoin avisé de la fin des empires occidentaux. Dans ce soleil qui descend
sur l'horizon, il voit aussi la fin " de l'égoïsme, du mépris et de la
rapine."
Pour trouver des raisons
d'espérer en l'homme, il est capable d'aller au bout du monde, se confronter à
l'un des climats le plus hostile de la planète : la corne de l'Afrique,
Djibouti, l'Ethiopie, et de l'autre côté du golfe le Yémen. Cette région parmi
plus chaudes du globe, qui a vu naître l'homme selon Yves Coppens, et
où Romain Gary -
en visionnaire ? - y voit "le lieu de la fin de l'histoire."
Il sait que les héros de
l'humanité ne se trouvent pas dans la salons parisiens ni sous le feu des
caméras. Ce sont ceux qui sont capables de faire "la révolution. La vraie.
Pas celle des putes verbales à la Cohn-Bendit". On comprend avec cette
virulence de l'écrit inhabituelle chez Romain Gary, dans ce
recueil de reportages qu'il avait écrits pour le Journal le Monde, que la vraie
révolution selon Gary est celle qui porte haut des valeurs humaines :
abnégation, désintéressement, dévouement au profit de ceux qui ont la vie dure
sur cette terre. Et Dieu sait si sur les rives de la mer rouge la vie est dure
pour ceux qui n'ont pas l'eau au robinet, pour qui la terre est avare de ses
bienfaits et les médecins loin d'un soleil accablant.
Les
trésors de la mer rouge sont pour lui immatériels. Il nous le dit
lui-même. Ils sont à trouver dans l'action de ceux qui ont cru naïvement au
rôle généreux qu'aurait pu être celui d'une civilisation qui s'ouvre aux
autres. Leur apportant ce qui a fait sa grandeur plutôt que la laideur de
l'appropriation. Tel cet infirmier qui soulage les populations indigènes de la
douleur et de la faim sans autre contrepartie que de les voir repartir sur
leurs deux jambes, l'estomac amadoué pour un temps. Et de façon plus symbolique
ces yeux d'enfant qui lui ont dit la richesse d'une culture ancestrale dans
leur vérité sans fard.
Une écriture toujours aussi
imaginative, haute en couleur, au service d'un idéal qui coure le monde pour
croire encore en l'homme, quand tant de pérégrinations en société lui en ont
montré le mauvais visage.
jeudi 25 juin 2020
Pseudo ~~~~ Romain Gary
Tu t'es bien moqué de moi Émile, ou Paul, ou tant d'autres noms derrière lesquels tu brouilles les pistes tout au long de ces quelques deux cents pages. Tu t'es bien moqué de moi pour m'avoir mis sous les yeux ce galimatias de fulgurances schizophréniques.
J'ai bien cru avoir à faire avec
un dingo. J'avais fait confiance à la notoriété d'un Goncourisé, un certain
Ajar. J'apprends qu'Ajar n'est qu'un pseudo. Qui cache un
certain Paul. Paul Pavlowitch.
Qui pourrait bien être encore quelqu'un d'autre. Attention un auteur peut en
cacher un autre. Ne franchissez cette limite qu'après avoir regardé de tous
côtés. Vous êtes cernés par les pseudos, au point
que dans le corps du texte tu enfonces le clou et te fais appeler pseudo-pseudo. Faut-il y
mettre la majuscule ?
Il faut être sûr de soi pour
faire avaler pareille potion à un éditeur. Qui lui-même la glissera dans le
gosier des tourneurs de pages crédules. Ils auront acquis cet ouvrage sur une
couverture. Car en le feuilletant sur l'étal du libraire ils auront reconnu
quelques formules au cynisme assassin comme ils les aiment. Comme on achète un
vin sur l'étiquette. Gare au gogo ignorant des cépages et des crus, il pourrait
bien avaler de la piquette.
Je m'étais régalé avec La vie devant
soi, amusé d'une certaine loufoquerie avec Gros-câlin.
Quand j'ai retrouvé Émile Ajar avec Pseudo, je n'ai pas
hésité. J'ai bien cru y reconnaître un furieux sens de la dérision, lequel m'a
rappelé un certain Romain Gary. Tu vois
de qui je veux parler, un Prix Goncourt lui-aussi. Mais je me suis convaincu
que tu n'aurais quand même pas osé.
Oser faire un pied de nez pareil
à l'Académie, pour leur refiler un autre chef-d'oeuvre sous le manteau,
subrepticement comme ça. Comme quelqu'un qui aurait le talent chevillé à l'âme
aussi vrai que moi j'ai le doute. Mais Gary n'aurait jamais fait ça.
Tu t'es bien foutu de moi, mais
je te pardonne. Je suis beau joueur. J'ai bien conscience que lorsqu'on est
arrivé au sommet, on ne peut que redescendre. Alors forcément ça angoisse.
Parce qu'un troisième prix Goncourt sous un autre pseudo, ce n'était
plus possible. Tu commençais bien à te rendre compte que certains affranchis
dans les milieux littéraires affichaient un sourire pincé par la suspicion. de
la jalousie à n'en pas douter.
Je ne t'en veux pas parce qu'avec
tout ce que tu nous avais déjà offert sous tant de masques grotesques on
retrouvait toujours ce même regard insondable. On le savait scruter son
intérieur obscur, en quête des mots assez forts pour nous dire à quel point ce
qu'il voyait à l'extérieur lui faisait peur.
jeudi 20 décembre 2018
Europa ~~~~ Romain gary
Toute l'œuvre de Romain Gary est centrée sur l'échec. Échec de l'Homme à se construire une destinée à la hauteur du mystère de la vie. Échec du même à vivre en harmonie avec ses congénères, son environnement. Échec de la civilisation qu'il a façonnée à canaliser les individualités en une communauté de prospérité. Et pour le thème de cet ouvrage, échec de l'utopie européenne. Nous sommes en 1971. A-t-on progressé en 2018 quand d'aucuns sont tentés de retrouver en notre époque le climat des années 30, avec la crainte que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets ?
Et Romain Gary de regretter que la vieille civilisation occidentale n'ait pas su concrétiser les espoirs fous qu'avait vu naître le siècle des lumières : le mythe d'une Europe de la culture, qui aurait fait ses humanités, stimulée par la langue française, laquelle brillait de tous ses feux dans les cours européennes.
le faussaire sublime mais sincère
Romain Gary, le
faussaire sublime mais sincère, le rêveur qui n'a su dompter ses cauchemars
nous étonne encore une fois avec sa verve inspirée et intarissable dans un
roman labyrinthique. Une fois de plus il choisit la dérision pour leurrer son
désespoir et contenir sa colère d'être le témoin d'une civilisation qui, si
évoluée soit-elle, n'a su maîtriser ses démons.
Le Temps comme le Destin prennent
la majuscule dans Europa, en signe de
soumission de l'homme à ces deux concepts qui gouvernent sa vie. Il faut dire
qu'ils en prennent à leur aise. le Temps à se jouer des chronologies, ne
craignant ni les anachronismes ni les alternances de rythme, le Destin à se
complaire dans le mépris de sa proie. Au diable la cohérence dans un monde qui
perd la raison, même si l'ouvrage peut devenir quelque peu indigeste à force
d'acculturation.
Pareilles circonvolutions font
durer l'instant encore et encore. Telle une ascension vers le nirvana, la
vieille Hispano-Suiza de 1927 qui transporte Malwina, Erika et le Baron vers
l'ambassadeur Danthès n'en finit plus gravir le chemin qui mène à la villa
Italia. Elle est tellement chargée d'histoire, la grande et la petite, de faux
espoirs et de regrets, tellement chargée de l'imaginaire d'un auteur fécond que
la faire parvenir à son but serait donner raison au Temps et n'avoir aucune
prise sur le Destin. Voilà pour l'entame d'un roman qui tire quelque peu en
longueurs.
Roman difficile qu'il faut
aborder avec l'intention, à chaque phrase, de saluer le talent d'un auteur et
ne pas chercher à suivre le fil d'une intrigue. Romain Gary est
parvenu à un stade de sa carrière d'écrivain où il peut s'autoriser la mise à
l'épreuve de son lecteur, tester la force de son adhésion aux valeurs que
lui-même a voulu défendre toute sa vie, tout au long de son œuvre
.
jeudi 13 décembre 2018
Tulipe ~~~~ Romain gary
Le Larousse définit le terme de "civilisation" comme l'ensemble des acquis d'une société qui la fait s'éloigner de l'état sauvage, et devenir un modèle pour l'avenir. Lorsque Romain Gary publie Tulipe, en 1946, il sort tout juste de la seconde guerre mondiale à laquelle il a participé dans les rangs des combattants de la France libre. Il émerge de l'inimaginable de la part d'une société civilisée. Les horreurs de la guerre l'ont touché au plus profond de lui-même.
Il produit alors cet ouvrage
débridé par lequel il exprime sa répugnance à l'égard de la barbarie dont il a
pu être le témoin. Telle barbarie ne peut être le fruit d'une grande
civilisation. Romain Gary emploiera son énergie à la dénoncer tout au long de
sa carrière d'écrivain. A bout d'argument dans la colère et l'indignation, il
choisira souvent de traiter le sujet par la dérision. Prendre le contre-pied de
ses sentiments les plus immédiats lui semble évident pour exprimer son mépris
contre tout ce qui dégrade la grandeur de l'Homme.
Tulipe, le "Blanc Mahatma de
Harlem", ainsi nommé par les quelques amis qui le soutiennent dans son
combat pour dénoncer l'absurdité du monde, est un rescapé de Buchenwald. Il
jette en désordre à la sagacité du lecteur tous les thèmes qui peupleront les
ouvrages futurs de Romain Gary. Il y a urgence, au sortir de l'apocalypse, à
réconcilier ceux qui viennent de s'entre déchirer, à dénoncer les dérives de
l'être doué d'intelligence. Tout y passe : la haine de l'autre, la maltraitance
animale, les crimes contre la nature et tant d'autres manifestations du
comportement humain qui n'ont de cesse de rabaisser l'homme à l'état sauvage.
Sauvage au sens de barbare, car les animaux sauvages ne sont pas barbares, même
quand ils sont carnivores. Ils ne sont pas responsables de leur condition.
Tulipe est un ouvrage turbulent, déroutant. Le propos en devient incohérent, le
discours désorganisé. Mais il faut y décoder le cri de désespoir qu'il
comporte, au point de sombrer dans une forme de folie douce. Le lecteur qui
découvrirait l'auteur aux deux prix Goncourt avec cet ouvrage pourrait fort
bien discréditer à ses yeux la noble académie pour ses choix futurs avec
pareille première impression. A celui-là, je dis de persister, d'avancer dans
la grande œuvre de Romain Gary. La dérision est chez lui une marque de
fabrique, il faut y trouver le fond d'humanité qu'elle véhicule et qui habite
Romain Gary jusqu'à l'obsession.
vendredi 13 avril 2018
Les clowns lyriques ~~~~ Romain gary
"Viens. Manquons de génie ensemble."
Cette invite que Jacques Rainier
adresse à Ann Garantier, deux personnages des Clowns lyriques, est aussi celle
que Romain Gary adresse
à son lecteur. L'impliquant par là dans la responsabilité de l'échec de la
quête d'absolu qui a été le credo de toute sa vie. Une vie dans laquelle il
s'est attribué un rôle de filtre de la nature humaine, à extraire les qualités
et piéger les défauts.
Parce que son lecteur, tout comme
lui, est affublé de la même nature. Une nature qui avilit tout ce qu'elle
touche : la politique, la religion, la planète, ses semblables, tout,
absolument tout. Y compris l'art quand il veut y donner un sens. Et même et
surtout l'amour. Amour que Romain Gary ne
conçoit que sublimé. L'amour vrai qui ne doit rester "qu'aspiration à
l'amour", quand l'amant n'est en réalité, du fait de sa nature charnelle,
qu'un consommateur.
Thème central de cet ouvrage,
l'amour. L'amour de son prochain. Surtout si ce prochain est une femme. Une
femme idéalisée, au point de la vouloir inaccessible, divinisée. Plus haut que
cela, un amour de la féminité qui ne sera assouvi que dans l'inassouvissement.
Une féminité qu'il ne faut pas déflorer, au risque de la spolier avec ses pattes
sales, trempées au bain glauque et nauséabond de la réalité.
Cet Ouvrage est une véritable mise à l'épreuve de son lecteur. Il teste son
assiduité à accompagner l'auteur jusqu'à l'épilogue des déboires amoureux de
Willie Bauché, célèbre réalisateur d'Hollywood dont on vante l'harmonie du
couple, mais dont l'épouse, Ann, est finalement partie avec Jacques Rainier, un
aventurier idéaliste, gagné à toutes les causes humanistes. Romain Gary embarque
son lecteur avec lui pour le faire convenir de sa propre complicité au naufrage
de l'amour. Une façon de briser sa solitude, "cette prière jamais
exaucée." Un lecteur qu'il a pourtant décidé de malmener avec un festival
de dérision, d'ironie, de cynisme, d'obscénité parfois, pour le mettre lui
aussi face à cette responsabilité. Car il appartient à la même espèce. Un
lecteur qu'il met cependant en garde en introduction - en page 10 édition Folio
- une précaution oratoire qui donne le ton, en forme de défi d'affronter
moqueries et agressions qui foisonnent dans cet ouvrage.
Un ouvrage construit comme la
divagation d'une nuit d'ivresse, propre à faire défiler sous les yeux de son
lecteur des tranches de vie abracadabrantesques, dans lesquelles il reconnaîtra
ses propres turpitudes. Les plus insensées, les plus grotesques, auxquelles sa
nature le condamne. Un ouvrage dans lequel il invoque à plusieurs
reprises Albert
Camus, et tant d'autres notoriétés de l'édition, avec qui il se ligue
contre ceux qui, pétris de certitudes, sont persuadés d'avoir raison. Quand de
raison il n'est point sur cette terre. L'absurde, fait aussi partie des
accointances de ces deux confrères qui n'ont recours au Très-Haut que pour lui
reprocher d'avoir conçu un être aussi bas.
Les élans de la plus grande
sensualité dont est capable Romain Gary et
qui abondent dans cet ouvrage peinent à maîtriser les égarements loufoques,
voire lubriques, qui interviennent en leitmotiv et renvoient l'homme à sa
bassesse. Il en est de même pour les tournures poétiques bien inspirées que
l'on reconnaît chez Romain Gary, mais
dont l'inclusion dans pareil texte tourne presque à l'incongruité. La liberté
de ton se frotte en permanence à la dignité. Étrange dichotomie dans laquelle
il faut chercher l'intention de ce roman : choquer autant que séduire pour
crier autant suggérer un désarroi qui tourne à la névrose.
Plus encore que dans ses autres
ouvrages, j'ai senti chez son auteur le désespoir suinter par tous les pores de
la peau. Au point de percevoir cette fois l'exaspération face à l'impuissance à
changer le monde. C'est bien dans l'intention qu'il faut chercher son sens à
pareil ouvrage trop souvent déconcertant, mais qui appelle au ralliement pour
sauver l'homme de sa propre nature. L'intention est louable. Impliquer le
lecteur dans cette quête d'idéal lui est apparu comme un devoir.
"Les hommes manquent de
génie. Dante, Pétrarque, Michel-Ange… Épaves
du rêve ! Qu'est-ce donc que le génie, si nul ne peut l'accomplir sans fin dans
le cri de la femme aimée.
mardi 3 avril 2018
Lady L ~~~~ Romain Gary
Romain Gary explore la beauté sous tous ses aspects. Un idéal libertaire peut être beau s'il répond à des aspirations humanistes sincères. Et si vous rétorquez que les actions anarchistes comportent leur lot de victimes, il vous répondra avec l'humour caustique et provocateur qui fait partie du personnage qu'on ne fait d'omelette sans casser des œufs. Surtout si les œufs sont d'or, et pris dans le poulailler des puissants de ce monde.
Depuis que je fréquente le
personnage au travers des ouvrages qu'il a laissés à notre sagacité de lecteur
épris de son écriture, je reste sur le qui-vive en abordant la lecture de
chaque nouvel ouvrage de Romain Gary. Le vertige est souvent au rendez-vous. On
mesure avec Lady L. tout le prix que l'humaniste désenchanté peut accorder à
une cause susceptible de servir son rêve d'extirper orgueil et cupidité de la
nature humaine. Qualités de l'espèce auxquelles il attribue bien des maux dont
elle souffre. Dût-il pour parvenir à ses fins y consentir des dommages
collatéraux au point de désarçonner son lecteur. La fin justifie les moyens.
Mais quand l'idéal se confronte à
l'amour, le combat prend une tournure inattendue dans lequel la femme n'est pas
la plus démunie. Surtout s'il s'agit de Lady L.
Et qu'on ne s'y trompe pas, avec
la richesse spirituelle inspirée et le verbe fécond qui caractérisent son
écriture, il n'est point de légèreté dans l'humour corrosif qui enrobe tout
cela. La légèreté sera chez celui qui ne décoderait pas les intentions
profondes de l'écrivain aux deux prix Goncourt.
Ce talent, quel plaisir de
lecture !
samedi 24 mars 2018
Les enchanteurs ~~~~ Romain Gary
"Je ne vieillirai jamais. C'est très facile, il suffit de l'encre, du papier, d'une plume et d'un cœur de saltimbanque"
Je confirme, Romain Gary, tu n'as pas vieilli. Tu n'es pas mort non plus. Je
viens de lire Les enchanteurs. Tu es là tout entier réfugié dans ces pages. Je
sens ton regard observer mon ravissement. Avec un sourire au coin des lèvres.
Certes pas un sourire de mépris, ce n'est pas ton genre à l'adresse des humbles
dont je suis, mais plutôt un sourire de commisération à l'égard de celui qui
est encore empêtré dans la triste réalité du vivant. Celle gouvernée par le
temps qui passe et enferme les hommes dans leur condition de mortels, engoncés
qu'ils sont dans leur contingences matérielles, dominés par la quête du plaisir
qui fait de chaque instant une course contre la mort. Triste réalité que tu
n'as pas hésité à "maudire jusqu'au tréfonds de sa pourriture".
La réalité lorsqu'elle se
rappelle à nous intervient toujours en profanation du rêve.
J'ai la conviction que si tu
avais usé d'un ultime pseudonyme pour publier cet ouvrage en 1973, tu aurais
une nouvelle fois berné les sages de l'académie Goncourt. Inspire-moi chaque
jour une seule des bouffonneries qui foisonnent dans ton ouvrage et je
m'afficherai en philosophe subtile. Car j'ai bien compris que ton humour si
affûté, si pertinent, intervient toujours en paravent de l'amertume suscitée
par ton impuissance à changer le monde, à l'extraire du temps qui passe, auquel
tu attribues une majuscule pour en faire le Temps, ce gouverneur de nos vies
qui, lorsqu'il "arrive auprès de Dieu, se couche à ses pieds et s'arrête
complètement, ce qui donne l'éternité".
Que vous aimiez ou non Romain
Gary, lisez Les enchanteurs. Comment mieux que lui dire la force du rêve et de
l'imagination ? Comment mieux dire la toute puissance de l'amour ? Comment
mieux utiliser l'esprit et en faire cette arme qui fait trembler les grands de
ce monde ? Je suis resté médusé par le talent mis en ouvre dans cet ouvrage,
écrit dans la pleine maturité de son auteur. C'est le genre d'ouvrage propre à
lui en dérober le mérite, à ne le faire considérer que comme la main
inconsciente de je ne sais quelle transcendance philosophique.
Lisez Les enchanteurs, vous y
découvrirez les déclarations d'amour les plus inspirées, les plus poétiques
qu'un esprit gagné au charme de la féminité puisse mettre en mots. Un amour
sublimé, car inassouvi. Seul le songe est garant de beauté. "Qui donc a
envie de se trouver au lit avec un être humain."
Tout Romain Gary est dans cet ouvrage. Fidèle à ses valeurs. Humaniste lucide,
amoureux de la nature, dépité du sort qui lui est réservé, méfiant des
"professionnels de l'au-delà qui, lorsqu'ils sont derrière une croix, sont
capables de tout", promoteur du joyau de la féminité qui n'existe qu'en
rêve. Les femmes n'aspirent-elles pas à être rêvées plutôt que conquises ?
"On ne peut aimer sans
devenir millénaire. " Voilà à n'en pas douter la raison pour laquelle dans
Les enchanteurs, Romain Gary, gagné par la maladie d'être devenu adulte, s'est
octroyé une dimension temporelle à la hauteur de l'amour qu'il voue encore à la
femme aimée deux siècles plus tôt. Une femme inaccessible, la jeune épouse de
son propre père, dont la tendresse qu'elle lui témoignait était à la fois une
torture et une aubaine, car "la seule, l'unique, la vraie femme, est celle
qui n'existe pas. Elle a au moment le plus doux le génie de l'absence."
"Je n'existe ami lecteur que
pour ta délectation et tout le reste n'est que tricherie, c'est-à-dire malheur
des hommes." Objectif atteint Romain Gary. Tu m'as enchanté avec Les
enchanteurs, terme générique de ton esprit fécond qui couvre la palette allant
des caniches savants aux philosophes les plus éminents. Tout ce qui vit de
l'art et de l'esprit. Me sachant pourtant bien le jouet d'une ouvre
d'imagination, dont tu nous dis qu'elle ignore le mensonge, je me suis accroché
à chacun de tes mots. Je sais qu'ils véhiculent une sensibilité à fleur de
peau.
Cet ouvrage est absolument
sublime. Il est parvenu à m'extraire un temps des griffes du "seul vrai
monstre qui a pour nom réalité."
mardi 15 août 2017
Ode à l'homme qui fut la France et autres textes
"Permettez-moi, avec toute mon affection, de vous dire que vous
pouvez quelques fois être assez peau de vache."
Qui fallait-il être pour envoyer
cela au général De
Gaulle ?
Il fallait être un homme issu de
l'immigration qui avait démontré les intentions les plus pures à l'égard de sa
patrie d'adoption. Il fallait avoir commencé sa carrière de nouveau français en
risquant sa vie pour la France. Il fallait être un homme à l'intuition sûre
pour avoir rejoint un parfait inconnu à Londres et mener avec lui le combat de
la liberté. Il fallait être convaincu comme lui que la barbarie ne pouvait
perdurer sur une Europe ensanglantée. Il fallait être Romain
Gary.
Ode à l'homme qui fut la France
est un recueil des textes les plus enflammés publiés par Romain
Gary dans les presses américaine et française, à l'adresse de celui
dont il tente de se consoler de la disparition en 1970 en ces termes :
"Plus que jamais, il est à présent ce qu'il n'a cessé d'être pour nous
depuis le début : une force morale, un courant spirituel, une foi dans l'homme,
dans un ultime triomphe de l'homme, une lumière."
Cet ouvrage est un recueil des
textes qui expriment le désarroi de son auteur devant le manque de
compréhension, le manque d'élévation de citoyens à la mémoire courte qui n'ont
pas perçu l'abnégation, le désintéressement de celui qui restera à jamais comme
l'emblème de la France libre.
mercredi 19 juillet 2017
Clair de femme ~~~~ Romain Gary
Romain Gary ou la féminité fait
homme. Le titre le laissait présager, Clair de femme est plus que tout autre
une ode à la femme.
Lydia est cette femme dont Michel
fait la connaissance et auprès de qui se réfugie sa toute nouvelle solitude.
Sans même le connaître, elle a compris que sa propre personne ne pourrait être
que le support d'un culte que ce dernier voue à la femme. Une sacralisation. Au
point de rendre l'amour insupportable. Au point de faire disparaître la
personne derrière celle qui ne serait autre chose que l'émanation de la
féminité.
"Tout ce qui faisait de moi
un homme était chez une femme." Plus que jamais, Romain Gary est présent
dans ces pages. Perdre sa femme c'est perdre la femme. C'est perdre la raison
d'exister. Perdre la raison tout court. Il y a urgence à se jeter dans les bras
d'une autre. Il lui faut retrouver cette ivresse du caractère féminin. Vivre en
couple c'est se fondre l'un dans l'autre. Dans un couple, "personne ne
sait qui est terre, qui est soleil. C'est une autre espèce, un autre sexe, un
autre pays."
Chez Romain Gary, la féminité
n'est pas sexuelle, elle est génétique. Elle n'est pas sentimentale, elle est
spirituelle. Ce n'est pas un fantasme, c'est un fondamental. Tout le reste est
dérisoire, les convenances, la morale, les apparences.
Clair de femme. Lumière céleste,
lumière de vie.
samedi 17 juin 2017
L'homme à la colombe ~~~~ Romain Gary
Ce qui devrait être le haut-lieu de la conscience mondiale, le siège des Nations Unies, est investi par un illuminé qui, à grand renfort de symboles foulés au pied, offre prétexte à Romain Gary pour crier son désespoir. Celui de voir son idéal d'enjoliver le monde sacrifié sur l'autel d'un matérialisme forcené.
Diplomate en poste auprès des Nations Unies au moment où il écrit cette satire
féroce, il est à la fois bien placé pour déplorer ce que deviennent les grandes
et belles idées qu'il pouvait nourrir en son for intérieur quant à cette haute
instance humanitaire, et mal placé pour le dénoncer. Il publie donc son ouvrage
sous ce pseudonyme de Folco Sinibaldi et se taille ainsi sur mesure un grand
défouloir duquel suinte toute l'aigreur du désenchantement.
Avec ce monument d'ironie il est
question de la douleur d'appartenir à une espèce qui cultive son
autodestruction. Romain Gary, sans doute désespéré du "pourrissement d'un
grand rêve humain", applique tout son talent à le tourner en ridicule. Les
Nations Unies, d'où devrait jaillir "l'étincelle sacrée de la conscience
mondiale", ne sont donc rien qu'une machine à dissoudre dans l'abstraction
ce qu'elles ne peuvent maîtriser. Tel en sera symboliquement du derrière de ce
pauvre cow boy qui ne pourra désormais plus chevaucher son fier étalon. C'était
lui l'homme à la colombe. Il l'avait bien cherché à cultiver bêtement un idéal
d'intelligence collective chez une espèce gangrenée par l'individualisme.
C'est à la fois savoureux, fort talentueux, et malgré tout l'oeuvre d'un cœur
meurtri.
samedi 20 mai 2017
La nuit sera calme ~~~~ Romain Gary
En utilisant la hiérarchie des
insignes de Babelio, je dirai que les chevronnés, inconditionnels de Romain
Gary, auront lu La nuit sera calme. Les adeptes, surement aussi. Dans la négative,
ils l'auront envisagé. Les amateurs quant à eux le découvriront peut-être après
avoir lu cette humble intervention. Et là, je les presse de le faire. C'est un
incontournable de la bibliographie de cet idéaliste sublime.
Sous la forme d'un entretien avec
son vieil ami François Bondy, lequel lui pose les questions brulant les lèvres
de ses admirateurs, comme de ses détracteurs, Romain Gary répond avec la
virtuosité et la spontanéité qu'on lui connaît. Avec un humour corrosif aussi,
qui vient en paravent d'une amertume toutefois assez mal dissimulée. Pour la
vérité, c'est autre chose. Car le drôle n'en est pas à ses premières facéties
éditoriales. Ce n'est pas au vieux singe, fût-il diplomate, que l'on va
apprendre à faire des grimaces et interloquer son auditoire. Mais quand même,
ça respire le vrai.
On apprend beaucoup de choses sur le personnage dans ce livre, dont il est inutile d'essayer de faire l'inventaire. Il faut plutôt chercher à convaincre l'amateur de se plonger dans cette lecture au combien révélatrice tant des idées de l'auteur que des stratagèmes qu'il mettra en oeuvre pour les faire valoir ou convoiter. Aussi, si je devais extraire de cet ouvrage quelques impressions émergeantes, ce serait d'abord la perception de cette hantise qu'a Romain Gary de l'enferment en soi-même, une forme de "claustrophobie", tel qu'il le dit lui-même, qui le fera à la fois se livrer dans tant d'ouvrages et sous divers pseudonymes, dont un n'est d'ailleurs pas encore révélé au moment de l'entretien avec son ami. Ce pseudonyme qui vaudra à son auteur son deuxième prix Goncourt, Emile Ajar.
Je retiendrais aussi les
préoccupations qui lui feront reprocher ses déviances à la nature humaine et
nous dire que ce qu'il préfère dans l'Homme, c'est … la femme, plus exactement
la féminité. Seul trait de caractère selon lui capable de sauver l'humanité du
machisme dévastateur qui gouverne les esprits depuis que l'homme s'est octroyé
la gouvernance de la gente animale.
Et enfin lorsque François Bondy
demande à Romain Gary quel a été l'apport dominant de la mosaïque de sa vie, ce
dernier répond sans hésiter : "la France libre. C'est la seule communauté
humaine physique à laquelle j'ai appartenu à part entière". Sans doute
parce qu'elle était l'émanation d'un élan commun, d'un rêve, celui de la
liberté et que "l'homme sans le rêve ne serait que de la barbaque."
La nuit sera calme est un
éclairage indispensable sur l'homme et son oeuvre à qui veut progresser dans la
compréhension de la complexité du personnage. Une complexité qui se dévoile
toutefois d'autant plus qu'on l'assimile à la notion d'humanisme. Mais pas
l'humanisme mercantile en vogue. Un humanisme sincère, un humanisme qui croit
encore en l'homme en dépit de ce que la richesse de sa vie lui a fait
découvrir, et déplorer. Une forme de définition de l'humanisme au sens des
qualités humaines qui peuvent habiter un esprit prédisposé à la fraternité.
Sans le rêve, l'homme ne serait
que de la barbaque. Il s'empresse d'y adjoindre, sans la poésie aussi. Car rêve
et poésie vous élèvent et vous détachent d'une réalité qui porte plus à la
déprime. On comprend que lorsqu'un homme est habité par ce degré d'humanisme
idéalisé, il ait alors du mal à vivre parmi ses semblables.
Le 2 décembre 1980, son acte
funeste nous a privé de ce prospecteur de la part de féminité qu'il y a en
chacun de nous. L'inconvénient qu'il y a à connaître pareille échéance est
qu'on en scrute les prémices dans tous les écrits et paroles de celui qui
restera à jamais un virtuose de la vie.
lundi 26 décembre 2016
Le sens de ma vie : entretien ~~~~ Romain Gary
Ce recueil tiré d'un entretien
réalisé pour la télévision canadienne, quelques mois avant la mort de Romain Gary, est un
formidable éclairage sur la vie et l'ouvre de cet auteur fabuleux. Bien que
beaucoup trop court. Comme le flash de celui qui revisite son existence avant
de basculer dans l'au-delà.
Il suffit de lire cette subtile conception, pour l'agnostique qu'il a été,
entre la parole du Christ et la féminité pour reconnaître l'aura qui gouverne
sa pensée intime dans tous ses ouvrages.
Indispensable pour qui se
passionne pour cet auteur.
vendredi 2 décembre 2016
Chien blanc ~~~~ Romain Gary
"Quand je me heurte à quelque chose que je ne puis changer, …, je l'élimine. Je l'évacue dans un livre." Et s'il est bien une chose qui ne changera pas, c'est "la plus grande force spirituelle de tous les temps : la bêtise". Car pour Romain Gary, le racisme c'est de la bêtise, affirme-t-il par euphémisme, et "la bêtise, c'est grand, c'est sacré, c'est notre mère à tous".
Son ouvrage, Chien Blanc, est un
cri d'une colère à peine voilé, une colère bien pesée, une colère froide,
contre cette bêtise.
Romain Gary nous a habitués à des
ouvrages auto biographiques. Celui-ci est très personnel, très intime. Après sa
mère dans La Promesse de l'aube, il y implique une autre femme de sa vie, Jean
Seberg, son épouse. On y découvre leur convergence de point de vue contre la
discrimination, à la fin des années soixante aux Etats-Unis, même s'ils ne
partagent pas les moyens de se faire entendre. Martin Luther King vient d'être
assassiné, le pays est à feu et à sang dans les luttes raciales que cet
événement a suscitées.
Chien blanc est un berger
allemand qui a trouvé refuge chez Romain Gary, en son domicile familial de Los
Angeles. Particulièrement affectueux avec les Blancs, il est féroce avec les
Noirs. Il a été dressé pour l'attaque de ces derniers. Quand tout le monde
préconise de faire euthanasier cet animal tordu, irrécupérable, contre vents et
marées, Romain et Jean se refusent à s'y résoudre. Ils s'accordent sur l'espoir
de prouver que les tares peuvent être corrigées, même les plus détestables.
Rien n'est irrémédiable chez qui n'est pas responsable de son état.
Avec ce subterfuge de l'animal
dressé pour tuer, Romain Gary choisit de développer le thème de l'innocence
pervertie. Frappé d'impuissance devant un contexte qui le bouleverse, il
manifeste son aversion pour la bassesse des comportements humains. À cette fin
il façonne un ouvrage très personnel dans sa forme narrative. La sensibilité à
fleur de peau, il interpelle son lecteur, vient cueillir son oreille attentive
en créant une forme de huis clos pour condamner le crime : le racisme. Mais pas
son auteur. Il conserve en effet en l'homme tout sa confiance, car "il est
moins important de laisser pendant des siècles encore des bêtes haineuses venir
s'abreuver à vos dépens à cette source sacrée que de la voir tarie". L'homme
n'est que le jouet d'un grand tout qui porte si mal son nom : la civilisation.
Le racisme est une chose. Son
exploitation en est une autre. En avocat de tout ce qui vit et croît sur terre,
Romain Gary ressent une grande solitude dans son combat.
"Minoritaire-né", il ne prend partie ni pour ou contre l'un ou
l'autre. Il ne cache en revanche pas son antipathie pour tous ceux qui font
commerce de la compassion, s'auto proclament bon samaritains, au premier rang
desquels se précipitent tout ce que le show-biz comporte de vedettes en vue.
Époux de Jean Seberg alors au sommet de sa gloire, il est bien placé pour
observer ce monde qui s'auréole de sainteté. Il ne se trompe pas sur les
intentions réelles de ces « égomaniaques » régentés par leur narcissisme. La
hantise de l'homme de spectacle, c'est la salle vide.
Mais là où le discours de Romain
Gary sonne juste c'est quand il affirme que ni couleur, ni condition, ni statut
ne sauraient être motif d'indulgence. Lui ne reconnaît de grâce que dans
l'amour de son prochain. Ou en tout cas dans l'absence de haine. Et il n'a pas
besoin d'un dieu pour se faire dicter cette conduite.
Pourtant sa "colère ne vise
personne", même si elle écorne l'un ou l'autre au passage qu'il ne se
prive pas de citer : Marlon Brando, "éternel enfant gâté" qui fait de
la charité un business, Hemingway, "créateur d'un mythe ridicule et
dangereux : celui de l'arme à feu et de la beauté virile de l'acte de
tuer", Barbara Streisand, et d'autres encore, membres d'une société du
paraître. Avec leur discours de générosité pré fabriqué, ils imaginent
s'absoudre de leur culpabilité de participer à construire cette "société
de provocation" en donnant des leçons de philanthropie. Les choses n'ont
pas vraiment changé.
Selon Javier Cercas, "la
littérature est une défense contre les offenses de la vie". C'est à n'en
pas douter ce qui anime Romain Gary lorsqu'il écrit Chien Blanc. Cet écorché
vif nous invite une fois de plus à ses humanités, au spectacle d'une
civilisation qui n'a de cesse de cultiver les inégalités. Mais, avec la même
constance, il se garde bien de juger. Point de condamnation à l'égard de celui
dont "l'intelligence est au service d'une aberration congénitale qui
s'ignore". de ces humanités on ne se lasse pas. On en connaît la
sincérité, le désintéressement.
Persuadé qu'il était de me savoir
lire son ouvrage en des temps qui lui survivraient, il prend la précaution de
me mettre en garde : "Rien de plus aberrant que de vouloir juger le passé
avec les yeux d'aujourd'hui". Il est vrai que lorsque je regarde autour de
moi, je sens bien que de ces concepts vertueux gravés sur le fronton de nos
édifices publics on n'a retenu que le premier : la liberté. Les choses n'ont
pas beaucoup évolué depuis que Romain Gary nous a livré sa colère dans Chien
blanc.
mardi 9 février 2016
Education européenne ~~~~ Romain Gary
Lorsque Romain Gary prend la plume pour écrire ce qui deviendra son premier roman édité sous ce nom, il ne connaît pas encore l'issue de cette guerre qui écrase son pays natal sous la botte des feldgrau de l'Allemagne nazie. L'Europe est plongée dans la dévastation. Pourtant, lui n'accable pas l'espèce humaine. Il est convaincu que l'homme, fût-il allemand, n'est pas responsable de son malheur : "Mon Dieu, est-ce vraiment Toi qui tire les ficelles. Comment peux-Tu ? Comment peux-Tu ? "
Au comble de la détresse, Romain Gary condamne
la guerre à sa manière. Il ne s'épanche pas sur le sort des victimes. Ne
Console ni ne plaint. Il ne vilipende pas non plus les traitres et les
bourreaux. Il use du subterfuge de la déraison pour les engloutir dans le grand
tourbillon du ridicule. Tel sergent décore de sa croix de fer la neige pour
saluer son rôle dans le sort des batailles. Tel général soviétique se fait
tirer l'oreille pas son petit caporal de père. Tels soldats allemands
chevauchent des troncs d'arbres dans un ballet nautique délirant sur la Volga.
1943 ! L'issue de la guerre n'est
pas encore envisagée. Quand sa ville natale est le théâtre des exactions qui
banalisent la mort, Il lance ce "cri désespéré qui semble clamer d'avance
la certitude de l'échec, la vanité de toute tentative, le deuil fatal de tout
espoir humain."
La Bataille de Stalingrad sera
peut-être un tournant. C'est la première fois que l'armée allemande est tenue
en échec. Janek a alors 15 ans, son père l'a mis à l'abri dans une cache
souterraine. Les événements le dépassent, mais les épreuves le rattrapent et
lui volent sa jeunesse. Une maturité venue trop vite le jette dans l'action. Il
rejoint un groupe de partisans qui se cache au coeur de la forêt.
"Education
européenne, pour lui ce sont les bombes, les massacres, les otages
fusillés, les hommes obligés de vivre dans des trous, comme des bêtes…".
C'est cet énorme gâchis que Romain Gary dénonce.
Mais il le dit et le répète : "Ce n'est pas la faute des hommes. C'est la
faute à Dieu."
1943 ! Il faut se mettre dans la
peau de cet homme, auteur au succès encore en devenir, qui a choisi de
combattre avec les Forces françaises libres. Alors que le bout du tunnel n'est
pas en vue, il prend la plume pour crier l'absurdité de la guerre, tout en
rejetant le défaitisme. N'a-t-il pas choisi la lutte, en contradiction avec ses
convictions humanistes.
A contre-courant du
catastrophisme général, il se force à envisager un sursaut de sagesse. C'est
pour cela que Janek rencontre l'amour au coeur de l'hiver et de la misère, au
fond de son trou dans la forêt, quand un sac de pommes de terre est une manne
tombée du ciel. C'est pour cela qu'il arrache Zosia à son commerce infâme qui
lui fait vendre son corps à l'ennemi pour la bonne cause.
Roman noir écrit au plus profond de la guerre, mais roman d'espoir quand même. La raison des hommes triomphera de la déraison dans laquelle les plonge son Créateur. La démence déploie ses ailes dans des chapitres qui tirent en longueur. Mais n'est-ce pas cela cette guerre qui n'en finit pas et qui ne peut être qu'oeuvre de folie. Ne sommes-nous pas 1943 ?
vendredi 2 octobre 2015
Les cerfs-volants ~~~~ Romain Gary
Mémoire. Amour. Espoir. Quelle apothéose !
Depuis que j'ai découvert cet
auteur, chacun de ses ouvrages est pour moi une étreinte. Je me sens en
harmonie avec sa pensée, sa philosophie sans dieu, sa distance avec le bien et
le mal, ce ressenti intime qu'il sait insinuer en moi au travers de ses mots et
trouver mon adhésion.
Ce roman est certes une histoire
d'amour. C'est surtout une preuve d'amour qu'il adresse à qui voudra la
cueillir. Ultime offrande. De la part de celui qui sait mais ne juge pas.
Romain Gary connaît la part inhumaine qui habite l'humain. La vie est à ses
yeux une souffrance qui prend figure humaine. "Son visage me parut familier
et je crus d'abord que je le connaissais, mais je compris aussitôt que ce qui
m'était familier, c'était l'expression de la souffrance".
Il aime, mais a des scrupules à
être aimé quand un autre nourrit la même aspiration et s'en trouve délaissé. L'univers
féminin est son refuge. Les femmes, à commencer par sa mère, ont toujours été
sujet d'admiration pour lui : "Notre père qui êtes au ciel, mettez le
monde au féminin !"
Ami qui trahit, ennemi qui
épargne, rien n'est définitivement bon ou mauvais. Il conserve le fol espoir de
voir l'homme changer. Il le sait esclave de ses instincts. Il voudrait le voir
se satisfaire d'un cerf-volant qui "le tirerait vers le bleu". Une
structure fragile qu'un souffle de vent arrache à la terre, comme un cri
silencieux lancé au ciel pour dire aux hommes que l'essentiel est ailleurs.
Un livre de Romain Gary, c'est
comme une respiration dans une atmosphère de convoitise et de préjugés. Mais
quoi qu'il arrive il n'en veut pas aux hommes. Ils ne sont pas responsables. C'est
comme ça. C'est le système, dans lequel il implique le grand ordonnateur des
choses de ce monde, sans chercher à disserter sur sa nature.
On le savait libre et distant,
presque froid, dans les cerfs-volants, le voilà épris et romantique : "Je
passai mes dernières heures avec Lila. le bonheur avait une présence
presqu'audible, comme si l'ouïe, rompant avec les superficies sonores,
pénétrait enfin les profondeurs du silence, cachées jusque-là par la
solitude."
La guerre offre un contexte
favorable au dévoilement des personnalités. On détecte alors entre tous ces
personnages une connivence pour délivrer un ultime message. Ambroise qui se
détourne du monde en regardant ses cerfs-volants, Julie Espinoza, le général
von Tiele, Hans, Bruno, Marcelin Duprat, Lila bien sûr : ne vous dressez pas
les uns contre les autres, la vie donne suffisamment d'occasion de souffrir.
Mais ce point final. Quand on
pense que c'est le dernier. Peut-être prémédité ? Posé là derrière un mot,
alors qu'il y en aurait eu tant d'autres à crier à la face du monde avant de
rejoindre les cerfs-volants dans le ciel.
mardi 11 août 2015
Gros-Câlin ~~~~ Romain Gary
Un lecteur non averti ferait connaissance de Romain Gary avec Gros-Câlin, il y a de grandes chances pour qu'il ne franchisse pas le cap de la cinquantaine de pages, tant il est déroutant, et classe de facto son auteur parmi les saugrenus à éviter.
N'espérez donc pas de lecture
facile avec ce titre pourtant racoleur. C'est à dessein. Amateurs d'intrigues à
suspens ou d'aventure sensuelle passez votre chemin. Vous êtes dans l'univers
de Romain Gary, avec sa faculté d'abstraction, sa force de communication des
émotions et son sens de la dérision. Dans ce registre, je recommande à ceux qui
ne liraient qu'un extrait de cet ouvrage de le faire avec l'incursion de
Gros-Câlin chez les voisins du dessous de chez Cousin, son héros ainsi nommé.
(page 179, édition Folio) C'est du grand art.
La prouesse d'un tel ouvrage est
dans sa faculté à l'énoncer de paroles sensées, portées par des propos
incohérents. Et le travers du télescopage des idées. C'est l'expression de
l'innocence du dément. Désordonnée mais surtout engendrée par la solitude et la
carence d'amour. Et plus encore que d'amour à recevoir, d'amour à donner :
"Je sais également qu'il existe des amours réciproques, mais je ne
prétends pas au luxe. Quelqu'un à aimer, c'est de première nécessité". Le
simple, dans sa modestie pitoyable.
Romain Gary n'a pas son pareil,
non pas pour se glisser dans un personnage, mais pour y enfermer son lecteur.
C'est parvenu à ce stade que ce dernier sera gagné par l'émotion. Car mieux que
dans leur substance, c'est dans la forme des propos que le lecteur prend la
mesure du désarroi de son héros. L'exercice est périlleux pour un auteur. Si le
but c'est l'appropriation du personnage par le lecteur, il y a aussi grand
risque de rejet. Il faut toutefois dire qu'à l'époque de la parution de ce
livre, Romain Gary est arrivé au sommet de son art, à un stade de sa notoriété
où il peut se livrer à des constructions extravagantes, des tournures
syntaxiques et sémantiques qui sont autant d'outrages au bien écrire. La
trivialité du vocabulaire est même dérangeante, voire choquante. C'est
volontaire. Il cherche à communiquer un mal-être en mettant le lecteur lui-même
mal à l'aise avec l'usage, et même l'abus, d'un langage très cru, très
impudique.
Et suprême défi au monde
littéraire, se jouant de la flatterie que pourrait lui valoir sa notoriété, il
ira jusqu'à publier son ouvrage sous un pseudonyme, en parfait inconnu.
Mais voilà, le talent est là et
on perçoit déjà dans cette publication le galop d'essai pour le prix Goncourt à
venir. "J'étais en voie de disparition pour cause d'environnement"
(page 285 - édition Folio) c'est déjà une expression qu'il aurait pu mettre
dans la bouche de Momo, celui de La vie devant soi, qui paraîtra un an plus
tard et vaudra à cet auteur "inconnu" la suprême récompense. La
deuxième, pour cet arnaqueur sublime qui se sentait frustré d'avoir atteint le
sommet après un premier prix.
Gros-Câlin, c'est l'expression
d'un désarroi sans lamentation. La souffrance silencieuse d'un handicap, celle
que procurent la solitude et l'indifférence. Ce cancer qui ronge les êtres dans
la société moderne. Le serpent tropical dans la vie citadine, c'est une manière
d'attirer le regard. C'est aussi un symbole. Celui de la froideur, au propre
comme au figuré. La froideur du monde qui l'entoure et ne témoigne pas de cet
élan de sympathie dont chacun a le plus grand besoin. En pareille sécheresse du
cœur tout est bon pour glaner quelques gouttes de rosée, un peu de la fraîcheur
de l'amitié. Tout sauf les lamentations. Question de dignité. La provocation
peut elle aussi être un moyen. Un python affublé d'un nom ridicule, mais
évocateur, est un bon moyen. Un nom mal-seyant pour un être froid,
dénué de sentiments, mais un nom
qui dit tout. Enroule-toi autour de moi, Gros-Câlin, je te communiquerai ma
chaleur. Je m'occuperai de toi. J'ai besoin de m'occuper de quelqu'un, fût-il
un manchot stupide qui mange des souris. Car voilà bien le problème, un serpent
ça n'ingurgite que des êtres vivants. C'est là que l'auteur qui se passionne
pour toute forme de vie touche aux limites de son stratagème. Et s'il est un suspens
dans cet ouvrage, c'est bien le devenir de cet animal pour qui son nouveau
maître se refuse à condamner la moindre parcelle de vie pour le nourrir.
Les idées se télescopent en
désordre le plus complet dans l'esprit de Cousin, ce héros en souffrance. Il
ira jusqu'à s'assimiler à cet être froid dont il jalouse l'indifférence face au
monde qui l'entoure, et s'imaginer gobant des souris.
Dans sa schizophrénie, il explore
les occasions de succès. Il se tourne vers Jean Moulin et Pierre Brossolette
dont les portraits sont accrochés au mur de ce deux pièces trop banal qui
constitue son univers sans chaleur. Faut-il être mort en héros pour trouver
grâce aux yeux des autres ?
Je n'écarte pas l'idée que cet
auteur habile et subtil eût imaginé avoir atteint son but s'il dérangeait son
lecteur au point de lui faire abandonner son ouvrage avant la fin. Cela
signifierait qu'il ne se supporterait pas dans la peau de Cousin.
Car la fin justement, quelle
peut-t-elle être quand on a perdu la raison ? En désespoir de sympathie des
autres.
Alors si d'aventure Romain Gary
(alias Emile Ajar) vous a rebuté avec Gros-Câlin, réconciliez-vous d'urgence
avec lui en vous délectant de La vie devant soi, par exemple. C'est du garanti.
Et plus si affinité, bien entendu.
jeudi 30 juillet 2015
Les mangeurs d'étoiles ~~~~ Romain Gary
"Dans les vallées, les paysans mâchent
des feuilles de mastala depuis des siècles. On les appelle les "mangeurs
d'étoiles" en dialecte cujon. Cela leur procure beaucoup de bonheur et de
bien-être, cela compense leur sous-alimentation, et on ne peut pas leur ôter
ça, sans rien leur donner d'autre à la place. "
Voilà un ouvrage qui ne dément
pas le formidable talent d'écriture de Romain Gary. Il se
livre là à une dénonciation de la grande Comédie humaine chère à Honoré de Balzac,
poussée ici dans les retranchements de la déraison.
C'est un ouvrage construit en
deux parties d'inégales longueurs et intensités. Une première partie titrée
"La nouvelle frontière" qui nous fait osciller autour de valeurs et
leur contraire. Comme une frontière mouvante entre les cultures, les religions,
que l'histoire d'un pays d'Amérique latine - qui ne dit pas son nom mais dont
on apprend qu'il a été colonisé par les Espagnols - a fait s'entremêler dans la
contrainte, pour parvenir au 20ème siècle à cette émulsion instable, laquelle
profite de la moindre saute d'humeur pour redissocier les densités inégales.
Dans son exploration de la nature
humaine, toutes les oppositions sont à la fête sous la plume de Romain Gary. La
folie et la raison, la vérité et le mensonge, le bien et le mal, le beau et le
laid, la grandeur et la bassesse, le talent et la médiocrité, la trahison et la
loyauté, pour finir dans un exercice de funambule ivre au-dessus du gouffre du
désespoir. le désespoir d'un indien, José Almayo, devenu président de son pays
et qui, dans sa revanche sur l'histoire de son peuple, se brûlera les ailes au
mirage d'un pouvoir illusoire. Car il faut "bien autre chose que
"l'indépendance" pour tirer les "primitifs" des pattes des
colonisateurs."
Il ne parviendra jamais à faire
rêver, ses congénères encore moins que les autres. En mythe expiatoire, il se
fascinera alors pour les artistes, les illusionnistes en particulier. Ceux qui
savent hypnotiser leur auditoire et quitter la scène en triomphant de la
grandeur du mystère qu'ils ont répandu sur lui, y compris sur les plus
incrédules. Quand lui, petit indien d'un village reculé auquel personne ne
croyait, devenu maître du pays, devrait se contenter du mystère de la mort.
"Jack" est le titre de la deuxième partie. C'est aussi le nom de ce
maître de l'illusion que José Almayo poursuit de sa convoitise. Dans sa course
folle et désespérée, imaginant tous les stratagèmes pour gagner les puissants à
sa cause - même celui de tuer sa mère pour se conférer un statut de victime -
il veut capter le pouvoir de ce saltimbanque. Il veut s'approprier sa force.
Car "Il savait qu'il y avait une chose que les indiens ne pardonnaient
jamais, et c'était la faiblesse." de faiblesse, il n'aura donc jamais avec
quiconque. Pas même pour lui.
Cependant, même avec ses
blessures d'orgueil de dictateur déchu, il conserve à nos yeux un fond de
sympathie. Car on sait que sa rancoeur vient du fond des âges, transmise dans
le sang, de génération en génération, depuis que des êtres casqués venus à bord
de galions ont fait main basse sur leur richesse, au premier rang desquelles
leur fierté de peuple libre.
Point d'intrigue sulfureuse dans
cette fiction. Romain
Gary sait que la complexité de la nature humaine se suffit à elle-même
pour entretenir l'intérêt du lecteur. Il a raison.
Quant à moi, je ne suis plus un lecteur crédible lorsqu'il s'agit de Romain Gary. J'ai
perdu toute objectivité pour la critique. Je suis acquis à la cause de cette
sagesse subtile qui a fait sienne la souffrance de l'humanité. J'achète ses
ouvrages les yeux fermés.