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jeudi 23 juin 2022

Le soldat Ulysse ~~~~ Antoine Billot

 🌕 🌕 🌚 🌚 🌚



J'ai une forme de fascination d'horreur pour celle qui restera dans les mémoires comme la grande guerre, la der des der, la fleur au fusil. Elle a présidé à mon choix pour cet ouvrage.

Encore eut-il fallu que l'homme ait tiré les enseignements de ce cataclysme pour purger la part inhumaine de sa nature. Mais las, l'histoire et l'actualité nous montrent qu'il s'ingénie à descendre toujours plus bas dans les abîmes de l'horreur.

Dans Au revoir là-hautPierre Lemaître a magistralement traité du drame des gueules cassées. Antoine Billot reste sur ce registre avec cet ouvrage. Mais si le soldat Ulysse a conservé figure humaine, le mal qui l'habite est tout autre : il est devenu amnésique. Au point de ne plus rien connaître de sa propre personne.

Le médecin qui le soigne, en peine de tirer le moindre indice de son passé, se met en demeure de retrouver sa famille. En publiant son cas dans la France entière, il fait naître l'espoir chez nombre de parents, épouses, enfants anxieux de retrouver l'être cher déclaré disparu. A force de sélection, élimination, déception, il finit par retenir deux familles lesquelles affirment reconnaître leur cher disparu.

Si le thème est intéressant la lecture de cet ouvrage m'a été pénible. Je l'ai regretté. le style résolument moderne se veut métaphorique au point que le lecteur que j'en ai été ne savait plus parfois ce qu'il lisait. Les méandres de la mémoire sont certes labyrinthiques et obscurs à son propre sujet mais le chapitre deuxième qui articule le récit, on le comprend plus tard, qui sera sans doute qualifié de chapitre phare, de chef-d'oeuvre par les pourfendeurs du style narratif classique, est un supplice de digression, élucubration oiseuse, un chapitre à la limite du compréhensible tant dans la lettre que dans l'esprit. Une chasse à la chimère devenue roman homérique provincial nous laisse accroire à la fin du chapitre que la bête traquée serait au final le soldat amnésique. Les yeux font des va-et-vient sur des phrases qu'ils ne rattachent pas à l'intrigue. C'est d'autant plus insupportable que ce chapitre dénote avec le reste du roman. Cette envolée lyrique pseudo fantastique est une incongruité dans cet ouvrage qui pour le reste aborde un sujet lourd quant aux dommages humains de la grande boucherie du début du siècle précédent.

Plaisir mitigé donc pour ce qui me concerne avec cette lecture dont les autres chapitres n'ont pas racheté à mes yeux les errances de ce début. Point d'empathie pour les personnages, y compris ceux qui restent dans la détresse de ne pas savoir ce qu'est devenu leur être cher, le corps sans doute amalgamé aux boues de l'Artois, de la Somme ou d'ailleurs. D'autres auront apprécié et apprécieront fort heureusement ce style qui commande tout. Ce n'est que mon ressenti de lecteur au goût peut-être un peu trop convenu.

vendredi 18 février 2022

Orages d'acier ~~~~ Ernst Jünger

  

On a beau s'investir en lecture de témoignages de guerre, on est toujours à des années lumière du ressenti de ceux qui les ont vécus. Celui de cet auteur allemand me semble pourtant faire exception à cette impression à cause de la distance qu'il insère entre la relation des faits, tirés du journal qu'il a tenu tout au long du conflit, et ses propres sentiments. C'est avec une froideur quasi journalistique qu'Ernst Jünger relate ses années d'une guerre qu'il a vécues de bout en bout, avec l'inestimable chance de s'en sortir après pas moins de quatorze blessures.

Est-ce une forme de mea culpa de son appartenance aux armées de l'envahisseur ou bien son éducation personnelle qui lui impose une certaine retenue dans le langage à l'égard de l'adversaire, une hauteur de vue dénuée d'attendrissement. Penchons pour cette seconde hypothèse, car ce respect du combattant tous camps confondus est assorti d'élans lyriques dans la description des paysages et circonstances de la guerre, y compris les plus dramatiques lorsque : « L'homme au coup dans le ventre, un tout jeune garçon, était couché parmi nous et s'étirait presque voluptueusement comme un chat aux rayons tièdes du couchant. Il passa du sommeil à la mort avec un sourire d'enfant. »

Car pour le reste, ce point de vue allemand évoquant cette boucherie organisée comporte les mêmes scènes d'horreur que ce qu'on peut lire chez nos auteurs nationaux lesquels ont également vécu ces années de cauchemar : des Henri BarbusseRoland Dorgelès, Balise Cendras, Maurice GenevoixLouis-Ferdinand Céline pour ne citer que les plus souvent évoqués dans ce genre de littérature écrite en lettres de sang. Tous autant qui ont tenté de faire savoir aux générations suivantes ce qu'ils ont vécu dans leur chair et leur âme. Leur âme qu'il savait à chaque instant prête à prendre son envol vers des cieux qu'ils avaient la candeur d'espérer plus cléments que le cloaque des tranchées d'Artois ou de Champagne.

On a peine à s'imaginer que des hommes aient pu faire à ce point leur quotidien de la fréquentation de la mort, voyant autour d'eux se déchirer les chairs, s'éteindre des regards. le ton de cet ouvrage amoindri de la sensibilité humaine qu'on peut trouver dans le feu d'Henri Barbusse ou les croix de bois de Dorgelès renforce cette impression d'une forme d'accoutumance à l'épouvante. Faisant des vies humaines une sombre comptabilité au même rang que celle des armes et équipements de la logistique du champ de bataille.

Cet ouvrage reste un récit de ces terribles combats de 14 vécus dans l'environnement restreint d'une unité ballotée par les événements meurtriers. J'allais dire dans l'intimité d'une unité. Mais pour qu'il y ait intimité il faut qu'il y ait durabilité de coexistence. Ce qui n'était pas le cas puisque les unités se reconstituaient aussi quotidiennement que les pertes en réduisaient les effectifs. du sang neuf venait abreuver les tranchées au fur et à mesure que les familles confiaient leur progéniture, de plus en plus jeune, à la voracité de la grande faucheuse. Funeste industrie infanticide commandée par des intérêts très supérieurs dont les traités effaceront la responsabilité à la satisfaction de voir la paix retrouvée.

C'est une forme de fascination d'horreur qui me fait revenir vers ce genre de littérature. La vaine tentative de comprendre ce qui peut jeter les hommes les uns contre les autres dans des boucheries de cette ampleur. Ce qui peut faire qu'il n'y ait pas de conscience supérieure capable d'empêcher une tragédie collective à pareille échelle. Mais non, la « der des der » n'attendait finalement que la suivante pour contredire ceux qui pensaient avoir atteint les sommets de l'horreur. Ainsi est la nature de celui qui tient tant à la vie et se complaît à la mettre en danger.

Orages d'acier d'Ernst Jünger dont le lyrisme qui plut à André Gide au point de lui faire dire qu'il était le plus beau livre de guerre qu'il ait lu m'a quant à moi paru aussi froid que le regard de son auteur en couverture.


Citation

L'homme au coup dans le ventre, un tout jeune garçon, était couché parmi nous et s'étirait presque voluptueusement comme un chat aux rayons tièdes du couchant. Il passa du sommeil à la mort avec un sourire d'enfant. Ce fut un spectacle devant lequel nulle impression triste ou désagréable ne me troubla, et je ne fus ému que d'un sentiment fraternel de sympathie envers le mourant.

vendredi 8 novembre 2019

Romilda~~~~Bénédicte Rousset

 


"Comment pouvons-nous nous sentir plus réels dans ce que nous écrivons que dans ce que nous ressentons au fond de nous ?" C'est Romilda qui s'interroge en ces mots. Elle tente de s'extirper de la réalité. Profonde blessure que sa réalité. Son mari vient de l'abandonner. Pire que cela, il est parti avec l'autre amour de sa vie : sa complice, sa confidente, sa petite sœur.

Comment imaginer que ces paroles prêtées à Romilda pourraient ne pas s'appliquer pas à son auteure, Bénédicte Rousset. Tant filtre son implication de femme sensible dans ces lignes. En particulier dans les lettres qu'elle fera écrire à son héroïne, laquelle donne son nom à ce roman, fort réussi à mon goût.

J'ai fait connaissance avec cette auteure grâce à cet ouvrage. Mais pas seulement, elle me l'a dédicacé lors d'une rencontre en librairie. Le plaisir de l'échange s'est prolongé avec la lecture de celui-ci.

Un roman sur fonds d'enquête qui s'inscrit dans le genre policier. Étiquette que je serais tenté de contester, tant j'ai été séduit par l'autre genre qui colle à ces lignes. Dirais-je que c'est un roman d'amour qu'on l'affublerait ipso facto d'une couche de mièvrerie. Qu'il n'a pas. C'est un roman sensible dans ce qu'il touche le coeur, sensuel dans ce qu'il implique le corps. Un roman auquel il est difficile de mettre une étiquette justement. C'est un beau roman, c'est une belle histoire dit la chanson. Un roman qui restitue à l'amour ses lettres de noblesse quand il a été piétiné.

L'artifice de construction choisi par Bénédicte Rousset pour son ouvrage est très original. Il parvient à magnifier l'amour avec une étonnante force suggestive. Une force qui assujettit le lecteur. Romilda a découvert des lettres. Un paquet de lettres étiqueté "correspondance militaire". Elles datent de 1914 pour les premières. Les hommes sont partis s'engluer dans les tranchées. Les épouses, les fiancées livrées à l'attente angoissée. Des lettres pour relier les deux. Des mots simples pour se rappeler la vie ensemble. Douceur devenue souvenir et espoir d'avenir en même temps. Des lettres d'amour. Des lettres qui retracent des moments de vie. Des lettres qui figent sur le papier à l'encre bleue les confidences de gens simples. Ils se confient sous leur plume souvent beaucoup plus qu'ils ne l'ont jamais fait de vive voix. C'est la force de l'écrit que célèbre Bénédicte Rousset.

Ces lettres découvertes au hasard, Romilda se les approprie. Commence alors pour elle un sauvetage. Le sien accessoirement. Mais aussi et surtout celui de l'Amour.

Elle se les approprie au point de répondre à Félix. Il avait été mobilisé lui aussi, même s'il a échappé au cloaque des tranchées. Tant pis si elle prend la place de l'autre, la destinataire. Il y a prescription. Elle écrit des réponses aux lettres de Félix. Des lettres dans lesquelles elle se livre corps et âme, sans amertume. Avec la conviction de reconstruire quelque chose. Des lettres qui pourtant ne partiront pas, mais qu'importe. Des lettres qu'elle destine à elle-même finalement. Une correspondance audacieuse pour se dire qu'elle peut encore aimer. Des lettres pour réhabiliter l'amour. Lui redonner son statut dans la vie des hommes.

Romilda se construit ainsi un amour intouchable. Personne ne lui volera plus. Et pour cause, Félix est mort depuis longtemps. Son amie Laura se moque d'elle. Romilda n'en a cure. Les lettres de Romilda sont une évasion du gouffre de l'abandon dans lequel elle a été précipitée depuis la trahison d'Adam, son mari.

"L'écriture c'est aussi donner la parole à nos émotions et leur accorder un sens à partager". Romilda écrit ce trop-plein d'amour qui bout en elle et qui vient d'être foulé aux pieds. Ses lettres soulagent son coeur, sèchent ses larmes. Romilda les nimbe du fantasme de l'amour célébré. Ambitieux, souverain. L'amour dans l'absence ne craint pas l'usure du quotidien. L'amour au féminin, intérieur. L'amour dans lequel la sensualité n'est pas une fin mais une manifestation, une preuve. Une preuve brûlante comme la main qui effleure la peau de l'être aimé. L'amour incarné.

L'amour se réalise, enfin. Promesse d'un avenir tendre, qui dure au-delà de la vie.

Alors roman policier ? Le croirez-vous après avoir lu ces lignes ? C'est pourtant écrit sur la couverture. Oui, il y a bien une enquête. Une enquête qui n'attend pas la dernière page pour dénouer l'énigme et dénoncer l'assassin. Parce que cette enquête, elle met à jour une autre facette de la nature humaine. Un autre sauvetage. Celui d'une grandeur de la nature humaine. Une fois n'est pas coutume. C'est tout sauf compassé, c'est bien construit. J'ai aimé votre roman Bénédicte Rousset. "L'heureux moment partagé" de votre dédicace en conclusion de notre brève rencontre s'est prolongé sous mes yeux avec Romilda.

J'ai aimé votre intelligence d'écriture pour dire l'amour. J'ai aimé que le roman prenne de la hauteur avec les références culturelles que votre compétence vous autorise. J'ai aimé que ce ne soit pas un ouvrage féministe, ni un plaidoyer larmoyant en faveur de la femme abandonnée. C'est un ouvrage sur la vie des Hommes, dans ce que cela englobe des deux sexes, confrontés à leur incompréhension réciproque dans ce qui les unit et finit par les séparer. Mystère insondable de l'amour. La naissance du désir qui porte les êtres l'un vers l'autre et les met en danger dans le même temps. Le danger de l'assouvissement. L'amour peut-il survivre à son assouvissement ?

La réponse c'est vous qui la donnez. Quand on lit ces mots de vous page 45. L'amour peut s'accomplir quand il débouche sur … "La famille, ce soupirail sur un monde enchanté".


dimanche 3 décembre 2017

L'équipage ~~~~ Joseph Kessel

 



En pur hasard, mon premier Kessel fut aussi son premier succès en 1923. Il se déroule sur fond de première guerre mondiale. Elle n'y est toutefois pas vue depuis les scarifications glauques et terrifiantes des tranchées mais depuis les ailes des premiers aéroplanes, lesquels viennent de porter la guerre dans les airs. Terre et mer ne suffisaient plus à l'homme pour s'entre déchirer.

Ce qui ne constitue alors pas encore une armée va déjà connaître ses premiers héros. A ceux-là sera épargné l'effroi de l'assaut qui extirpe les malheureux poilus de la boue pour offrir leur poitrine à la mitraille. Vus du ciel, ils deviendront les rampants dans le vocabulaire de la toute nouvelle aviation. Kessel s'était engagé pour faire partie de ces combattants de la troisième dimension. Son expérience servira de décor à ce roman qui n'est cependant pas fondamentalement pas un roman de guerre.

Quand le hasard a voulu constituer un équipage de deux hommes, pilote et observateur-mitrailleur, que le danger lie d'une solide amitié et dont l'un apprend au cours d'une permission à Paris qu'il est l'amant de la femme de son ami, se développe alors un drame cornélien où le devoir le dispute à l'amitié. Les examens de conscience respectifs battent en brèche les élans amoureux autour de valeurs qui magnifient ces nouveaux héros de la guerre moderne. Avec un vocabulaire emprunté au registre épique, Kessel construit un roman dont le dénouement ne trahira pas les élans chevaleresques dont il voulu glorifier ses héros.


jeudi 17 décembre 2015

Le feu ~~~~ Henri Barbusse

 


En peine de décrire l'inconcevable, la plupart se sont tus.

Henri Barbusse a su trouver les mots. Il a su leur donner un sens pour exprimer ce qu'aucune imagination n'aurait pu concevoir.

Il a su écrire l'horreur des tranchées : la boue, le froid, la vermine, les odeurs nauséabondes, la peur qui glaçait le sang quand le cri du gradé commandait de monter à l'assaut.

Il a su nous parler de ces hommes fauchés par la mitraille, agonisant sans secours, des survivants qui entendaient leurs plaintes s'éteindre dans la nuit, des corps déchiquetés qui n'étaient déjà plus rien, plus que chair pourrissante, à rendre l'atmosphère irrespirable.

Il a su dire l'incompréhension de ces humbles, extirpés de leur atelier, de leur ferme, pour aller en affronter d'autres, aussi mal lotis. Il a su dire l'attente angoissée des épouses, la terreur de voir le maire du village s'arrêter devant la porte, revêtu de son costume sombre et de son écharpe tricolore.

Henri Barbusse a su écrire tout cela. Avant même que cela ne cesse. Avant même que l'abattoir officiel n'arrête sa funeste entreprise, sous couvert de patriotisme. Avant même que la folie collective ne s'éteigne. Et que renaisse l'espoir. Enfin.

La première guerre mondiale est un événement qui me fascine d'horreur. Mon imagination est dépassée par la dimension inconcevable de pareil mépris de la personne humaine.

Henri Barbusse n'a pas eu besoin d'artifice pour décrire l'horreur. Les mots de tous les jours ont suffi. Car l'horreur était le quotidien des tranchées.

Le feu. Un ouvrage qui vous prend aux tripes.


mardi 14 avril 2015

Les âmes grises ~~~~ Philippe Claudel

 


Les âmes grises ! Y'a-t-il une leur d'espoir à la page suivante ? A voir les sourires s'effacer les uns après les autres, nul n'échapper à la suspicion, on perçoit aussi "le ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle" (*), au-dessus de ce village dont on ne connaîtra pas le nom, mais dont on apprend qu'il voisine avec la ligne de front. de ses hauteurs on peut même percevoir au loin la marche inexorable de la grande faucheuse. Elle couche les hommes comme la moissonneuse les épis de blé mûr.

La quête, l'espoir de l'embellie donne de l'appétence et fait avaler les chapitres. Mais pas seulement. Elle est exhaussée par le beau talent d'un narrateur qui s'adresse parfois à son lecteur et sait le tenir en haleine. Avec sa maîtrise du style imagé et de la personnification, Philippe Claudel s'ingénie à faire exprimer aux choses les vérités que l'infamie de la nature humaine tente de dissimuler.

Le destin qui broie une génération dans la fleur de l'âge, à portée de regard, n'a pas son content de vie humaine. Il se plaît aussi à reprocher aux crédules la jouissance de quelques instants de bonheur. Telle Lysia Verhareine, la jeune et belle, trop belle, institutrice remplaçante du village, lasse de l'inquiétude qui lui ronge le cœur, elle est venue aux confins de la zone de guerre tutoyer le malheur. Elle est venue là pour tenter de discerner dans le grondement du canon le battement du cœur de son aimé. En forme d'exorcisme.

Ou bien celle qu'on surnomme Belle de jour. Une pauvrette d'une dizaine d'années dont le seul tort aura été de croiser son assassin. Ce qui deviendra l'Affaire. Mais en ces périodes sombres où la justice n'est pas trop regardante sur le bon droit, on cherchera plus à l'expédier cette affaire qu'à l'élucider. Un bouc émissaire ira donc tout aussi bien qu'un vrai coupable. D'autant que la vérité pourrait bien déranger quelque notabilité. Deux déserteurs seront donc tout désignés pour endosser le crime, même s'il faut user de quelque procédé d'un autre âge pour obtenir des aveux. Ne sont-ils pas déjà coupables. Terrorisés à l'idée de retourner dans les tranchées, hantés par le souvenir des corps déchiquetés, des cris de désespoir de ces hommes cloués dans les barbelés qui appellent leur mère, ils préféreront précipiter la mort plutôt que de la laisser continuer à les narguer.

Le narrateur acteur de cet ouvrage ne sera pas en reste enfin. On ne connaîtra pas son nom mais le destin lui fera comprendre que lui aussi a consommé son capital bonheur.

Est-ce un ouvrage immoral dans lequel règne l'injustice ? A reconnaître la perversité du juge et de son acolyte galonné on serait tenté de le croire. Toute innocence dissimule-t-elle des traces de culpabilité ? "Les salauds, les saints, j'en ai jamais vu. Rien n'est ni tout noir, ni tout blanc. C'est le gris qui gagne. Les hommes et leur âme c'est pareil… T'es une âme grise, joliment grise, comme nous tous…"

Le Renaudot est réputé réparer les injustices du Goncourt. C'est au moins ça pour ce beau roman. Ce n'est pas volé.

(*) Baudelaire : Spleen

vendredi 23 janvier 2015

Le collier rouge ~~~~ Jean-Christophe Rufin

 


Dans l'atmosphère apaisée d'une campagne que la vie semble avoir abandonné, au lendemain de la déferlante meurtrière de 14-18, le temps est venu pour Jean-Christophe Rufin, au travers de cet ouvrage, de remettre en question certaines valeurs de la société du début du XXème siècle. N'ont-elles pas été prétextes à une des pages de notre histoire la plus méprisante de la vie humaine.

Nombre d'anciens poilus restaient muets sur ces années maudites. Ils savaient les mots impuissants à traduire l'horreur de leur cauchemar. Cette guerre n'avait pas seulement ôté la vie à des millions d'êtres humains, elle avait aussi tué le rêve chez ceux qui avaient survécu.

Rescapé de l'effrayante hécatombe, Jacques Morlac a choisi quant à lui le parti de ridiculiser les valeurs qui ont servi de justification au carnage. Une façon d'exprimer son aversion pour cette période de sa vie. Son comportement lui vaut inculpation. Unique détenu d'une prison de circonstance, il consume sa solitude.

Dans la confrontation avec le juge militaire qui instruit son affaire, il se retrouve exposé à ce qui a suscité sa rancœur : la lutte des classes transposée dans la hiérarchie militaire, les notions instituées en valeur et que le maréchal Pétain voudra remettre au goût du jour vingt ans plus tard : travail, famille, patrie.

Avec le talent de conteur qu'on lui connaît, Jean-Christophe Rufin nous délivre une thérapie psychanalytique de cette période de convalescence au sortir de la guerre. En fil rouge à la trame de ce roman, l'entêtement d'un chien dans sa fidélité servira de prétexte doctrinal à la confrontation homme-animal. Elle permettra au final, chez deux êtres que tout sépare, l'accusé et son juge, de trouver dans cette introspection de la nature humaine un terrain de conciliation.

Qui prête attention à la détresse d'un chien lorsqu'il s'époumone et s'affame à languir son maître. Quelle gratification viendrait récompenser sa fidélité, son amour, son désintéressement. Autant de valeurs instinctives en contraste de celles inventées par la nature humaine comme l'honneur, le patriotisme, la fierté, et qui servent en fait de masque à l'orgueil et à la cupidité.

L'orgueil justement. Un vice dont les animaux sont exempts. Il étouffe la spontanéité et les élans du cœur. Il va insidieusement faire passer à côté d'un bonheur pourtant à portée de main. Pervers et obstiné, il échappe au raisonnement. Il peut lancer les hommes les uns contre les autres et quand il essaime fomenter la guerre.

Aussi, contre toute attente, dans la confrontation de Jacques Morlac avec son juge, le remède aux atteintes à la symbolique institutionnelle pourra t'il naître de qui on ne l'espérait plus. Car l'espoir s'était assoupi dans les ténèbres de la guerre.

Une belle page de réflexion sur la nature humaine, avec pourquoi pas un regard attendri pour ces êtres qui ne récoltent qu'indifférence de sa part. La créature la plus prétentieuse aurait pourtant des leçons à glaner pour recouvrer un peu de sagesse en s'inspirant de l'authenticité de la nature animale. Une manière de remettre en question l'arrogante supériorité de l'intelligence humaine qui a pourtant été capable d'orchestrer l'horreur à l'échelle d'un continent.

Mais peut-être, au final, ne faut-il voir dans cet ouvrage que le prétexte à un hommage à ce compagnon de reportage de Jean-Christophe Rufin trop tôt emporté par la maladie ?


dimanche 4 janvier 2015

Au revoir là-haut ~~~~ Pierre Lemaitre




Frileux de nature avec les œuvres primées, j'ai laissé le temps faire son œuvre, la fièvre de la consécration retomber et, sans l'avoir consultée au préalable, la critique forger sa maturité avant de m'intéresser à cette œuvre. Je me suis même fait prier encore un peu. J'ai attendu la chaude recommandation d'une amateure avisée – on peut désormais l'écrire au féminin - pour me décider à découvrir cet ouvrage. Ma propre opinion n'aura été influencée que par cette ingérence, bénéfique au final, dans mes goûts littéraires.

Et là, le piège s'est refermé, plus possible de m'extraire de ce livre avant son épilogue.
La vie va tellement vite de nos jours qu'un événement chasse l'autre à peine survenu. Il est donc devenu primordial de ne pas céder à la précipitation et faire durer les aubaines de qualité. Celles qui émergent du lot. Il n'y en a pas tant que cela. Cela permet d'en reparler un an après sa parution et de prolonger son intérêt, alors que Lydie Salvayre a pris la place dans l'actualité. Je ne regrette pas d'avoir lu cet ouvrage en décalé et lui prédis une séduction durable, au-delà de la fièvre médiatique - dont on sait qu'elle est à la fois définitive et éphémère - qu'il a suscitée.

14-18, deux nombres réunis dans une expression qui ne dit plus son horreur. Pour les contemporains du XXIème siècle, ce n'est désormais plus qu'un index dans l'inventaire des cataclysmes. Une nomenclature qui banalise l'inconcevable. C'est sans doute ce qui a incité Pierre Lemaitre à écrire, en 2013, un ouvrage sur cette période noire de l'histoire de notre vieille Europe. Pour crier à la face du monde que les guerres, et celle-là en particulier, ne peuvent pas se réduire à une banale comptabilité de vies perdues.


14-18, ce ne sont pas des millions de morts, c'est une vie arrachée à l'affection des siens, des millions de fois.

Pierre Lemaitre choisit de nous remettre en mémoire l'horreur de cette boucherie planétaire au travers des yeux d'un soldat devenu spectateur de sa propre disparition. Parce qu'au sortir de cet enfer, en perdant son visage, sa voix, Edouard Péricourt est mort socialement, affectivement et même administrativement, puisqu'il n'a pas voulu que son nom reste attaché à cette gueule cassée. de son visage ne restent en effet que les yeux, pour voir la vie continuer sans lui. Sans espoir de réintégrer le monde de ceux qui peuvent encore pleurer. Il est devenu un monstre.

Autrefois fils de bonne famille, créatif, espiègle, en butte à un père sans amour, ce monstre n'a désormais plus qu'une issue : organiser et mettre en scène sa disparition physique. Finir le travail que la grande machine à tuer n'a fait qu'ébaucher. Mais avant de disparaître, il décide toutefois, en dernière facétie, de reprendre la main sur ce destin macabre et de berner cette société dans laquelle il avait peiné à trouver sa place et qui a fini par l'éjecter de ses rangs. Peu importe s'il doit se jouer de la compassion orchestrée par le souvenir patriotique. Car c'est bien la cupidité des puissants qui a organisé l'horreur absolue et fait se jeter les uns contre les autres la cohorte des humbles sous un déluge de fer et de feu. Des êtres simples que la raison des Etats a broyés comme une matière consommable. Cette raison-là peut perpétrer le crime en toute légalité, sous couvert de grands sentiments patriotiques.
Le point fort de cet ouvrage est l'analyse psychologique des personnages élaborée avec réalisme et lucidité, dans une intention satirique à peine voilée, à l'encontre de cette société archaïque du début du 20ème siècle qui vacille sur ces bases moralistes.

Cette grande guerre ne sonnera pas seulement le glas de toute une génération d'hommes dans la force de l'âge, mais aussi de l'ordre social rigide qui prévalait en Occident à cette époque. Edouard Péricourt, insoumis à son capitaine d'industrie de père du temps de sa jeunesse, sera le symbole de cette rébellion contre l'ordre établi. Sur son visage perdu, la valse des masques, confectionnés avec la complicité de Louise, sa petite voisine, représente autant de pied-de-nez à cette société qui a trop voulu contraindre sa créativité et son goût de la liberté.

Pierre Lemaitre construit avec brio une caricature de la société qui s'est fourvoyée dans la grande tragédie de cette guerre. Son style sobre et son vocabulaire accessible confèrent à cet ouvrage une simplicité taillée sur mesure pour ces êtres modestes, extirpés de leur foyer et jetés en pâture à la fureur des canons et de la mitraille. Il sait nous faire frissonner de terreur dans l'assaut de la cote 113, nous faire pénétrer le subconscient de ces pauvres bougres dépassés par la folie collective et qui ne peuvent émerger de leurs tranchées glauques que pour aller se faire tailler en pièces, au bon vouloir de la soif de gloriole d'un nobliau déchu. Il sait nous faire ressentir leur peur, leur résignation, leur révolte. Sans oublier non plus le penchant trivial de leur rusticité. En témoigne la relation de leurs ébats sexuels qui ne met pas exactement la femme à l'honneur. C'est peut être le seul sujet pour lequel l'auteur s'affranchit du vocabulaire pudique qui caractérise sa relation à la grande tragédie de 14-18.

Avec ce coup d'éclat Pierre Lemaitre nous fait la démonstration qu'il n'est pas prisonnier de son style littéraire de prédilection. On retiendra toutefois de l'auteur de polar sa capacité à nous tenir en haleine jusqu'à la dernière page et trouver à cet ouvrage un dénouement à la hauteur d'une intrigue fort bien construite.