Ma chérie, mes chers enfants, il faut que je vous parle.
Depuis que vous êtes entrés dans ma vie, je n'ai cessé de vous mentir. Je ne
suis pas médecin, je ne travaille pas à l'OMS, je ne travaille pas du tout
d'ailleurs. L'argent qui fait vivre notre belle famille harmonieuse depuis
toutes ces années est le fruit d'escroqueries. A commencer par celle des
membres de nos familles. J'ai une maîtresse que je retrouve dans un palace parisien
et à qui je fais de beaux cadeaux.
Si je vous dis tout ça aujourd'hui, c'est que je suis parvenu au bout des
ressources financières que j'ai extorquées à gauche et à droite et que mes
impostures vont éclater au grand jour. Notre famille va être éclaboussée,
couverte d'opprobre. Pour ne pas vous faire supporter toute cette honte, compte
tenu de l'amour sincère que je vous porte, je ne vois qu'une solution qui est
de disparaître définitivement. Je vais donc vous tuer et me suicider par la
suite.
C'est le raisonnement que s'est fait en lui-même Jean-Claude Romand. Et qu'il a
mis à exécution. La seule chose qui varie avec ce qui précède, c'est bien sûr
qu'il n'a prévenu personne de l'impasse dans laquelle il était parvenu et a mis
son plan à exécution. Il a tué sa femme avec un rouleau à pâtisserie, ses
enfants avec une carabine. Et pour concerner la totalité des personnes qui
seraient susceptibles de souffrir de ses ignominies, il a tué son père et sa
mère avec la même froideur calculée. Tout ceci dans le but charitable de leur
épargner le déshonneur, cela va sans dire.
Ces faits, qu'on a du mal à qualifier de divers, se sont réellement déroulés
dans les premiers jours de janvier 1993. On en découvre le détail dans ce livre
qu'Emmanuel
Carrère a consacré à l'affaire sous le titre de L'Adversaire.
Il a écrit cet ouvrage en accord avec l'intéressé et enquête auprès des
personnes ayant gravité autour de cette famille dont le malheur aura été d'être
celle d'un homme qui toute sa vie n'aura fait que mentir. A lui-même et aux
autres.
On pourrait s'étonner du titre appliqué par Emmanuel Carrère à
son Ouvrage et penser qu'il est un vocable propre à glorifier l'auteur de la
tuerie en accordant du crédit à son raisonnement. L'Adversaire plutôt
que le monstre ou l'assassin, lesquels auraient condamné sans jugement l'auteur
de l'abomination et sans doute aussi la parution de l'ouvrage. Il justifie
l'intitulé de l'ouvrage en ces termes :" le père avait été abattu dans le
dos, la mère en pleine poitrine. Elle à coup sûr et peut-être les deux avaient
su qu'ils mouraient par la main de leur fils, en sorte qu'au même instant ils
avaient vu leur mort … et l'anéantissement de tout ce qui avait donné sens,
joie et dignité à leur vie… Cette vision qui aurait dû avoir pour les vieux
Romand la plénitude des choses accomplies avait été le triomphe du mensonge et
du mal. Ils auraient dû voir Dieu et à sa place ils avaient vu, prenant les
traits de leur fils bien-aimé, celui que la Bible appelle le satan,
c'est-à-dire l'Adversaire."
A la date où je lis cet ouvrage, Jean-Claude Romand a purgé la peine qui lui a
été infligée en conclusion de son procès. Procès au cours duquel l'avocat
général n'a pas manqué de souligner que le suicide organisé par Romand n'avait
été que simulacre. Si bien qu'à 66 ans un homme qu'il faut qualifier d'autre
homme recouvre la liberté. La perpétuité s'est resserrée sur 26 années de
détention. Conserve-t-il le livre d'Emmanuel Carrère à
portée de main pour en relire quelques séquences à l'occasion et se rappeler
cet autre homme qui a commis le pire.
Exercice périlleux auquel s'est livré Emmanuel Carrère qui
a eu des fortunes diverses avec le mystique et qui sur un fait divers
particulièrement atroce s'interroge sur la responsabilité de la personne au
regard d'un chemin tracé – d'avance ? - par une puissance souveraine obscure.
La position du narrateur a longtemps posé problème dans l'esprit de l'auteur et
retardé la finalisation de l'ouvrage. C'est ainsi que Jean-Claude Romand qui
selon ce qu'on apprend s'est prêté à l'entretien avec l'auteur n'intervient
jamais à la première personne dans l'ouvrage. La relation des faits n'apparaît
donc pas sous le sceau de la confidence, mais plutôt comme le résultat d'un
enquête minutieuse et compte rendu d'un procès au cours duquel le tueur n'a pas
persisté longtemps dans sa version initilale d'un mystérieux criminel étranger
à la famille.
Récit plus que roman donc pour cet ouvrage dans lequel on retrouve l'écriture précise
et efficace d'un auteur qui a de l'éclectisme dans son répertoire et de
l'affinité avec le vécu pour en décrypter la psychologie. Il ne s'agit pas pour
le coup d'uchronie. Emmanuel Carrère a
certainement été intrigué par le mécanisme qui chemin faisant dans la vie d'un
homme tisse inéluctablement le canevas d'un drame particulièrement horrible. Au
fur et mesure que l'homme s'enferre dans le mensonge jusqu'à être acculé et ne
concevoir que le pire pour issue. En toute logique pour le sain d'esprit qu'il
était.