Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire
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jeudi 11 janvier 2024

Ce qu'ils disent ou rien ~~~~ Annie Ernaux



Cet ouvrage est construit comme le désordre des réflexions qui se bousculent dans l'esprit d'une adolescente. Comme toute elle doute, elle rêve, elle déteste. À commencer par elle. Ses parents aussi à qui elle ne veut surtout pas ressembler. Ressentant néanmoins au fond d'elle-même qu'ils lui sont essentiels. Plus tard peut-être. Pour l'heure, elle ne supporte plus leur petitesse, leur verbiage qu'elle connaît d'avance, leurs tics et manies qui l'insupportent. Ils ne sont que des empêcheurs de vivre.

Les garçons ne souffrent pas du mal-être qui la taraude elle. Elle en est sûre. Ils sont d'une bêtise à pleurer. de toute façon, ils ne pensent qu'à une chose. Les graffitis dans les toilettes du collège le prouvent.

La construction et l'écriture de cet ouvrage participe grandement à l'illustration du chaos qui bouleverse l'esprit de la jeune fille. La transformation de son corps la projette dans le torrent impétueux de la vie sans plus savoir à quoi se raccrocher pour retrouver ce sentiment de sécurité que lui était jusqu'alors son foyer familial.

Cette confusion recherchée rend ce moment de lecture laborieux, mais tellement vrai. Il faut le prendre comme une prouesse de l'auteur à restituer ce que tout un chacun a connu dans cette période sa vie. Sauf peut-être ces balourds de garçons qui ne doutent de rien. Eux au moins ont un but. Moche, mais un but quand même. Quant aux parents, Ce qu'ils disent ou rien.

samedi 6 janvier 2024

Le journal intime de la Vierge Marie ~~~~ Sophie Chauveau



« N’attend-on pas toujours un petit Dieu, un messie, un sauveur du monde, un libérateur pour notre peuple ? Si on ne le rêvait pas plus grand que tout, si l’on n’y croyait pas aussi fort, se déploierait-il en nous ? »
La jeune Marie apprend qu’elle attend un enfant. Pendant huit mois, elle tient un journal dans lequel elle note scrupuleusement les émotions et les sensations qui l’agitent avant cette naissance si particulière. Ses questionnements, ses rêves et ses peurs sont semblables à ceux que partagent nombre de futures mères.
À travers un récit dominé par la joie, Sophie Chauveau donne à voir une Marie forte et instruite, et nous dévoile, au-delà du mythe, des aspects méconnus de l’histoire qui changera la face du monde.

dimanche 11 juin 2023

Présentation de la philosophie ~~~~ André Comte Sponville

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Pour qui réfléchit un peu à sa raison d'être sur terre, au mystère de la vie, et donc sa finitude, et surtout à la quête du salut qui fait espérer une plénitude heureuse après la mort, s'offre à celui-là deux voies : la religion et ses dogmes, selon celle qu'il choisit, ou la raison qui dans ses développements s'exprime en philosophie. L'amour du savoir, l'amour de la sagesse.

La religion nous invite à croire. En un dieu, et un seul de nos jours. Car celles qui ont cours désormais sont monothéistes. En un dieu qui est amour, même si tous les jours on a des démonstrations du contraire. En un paradis, même si aucun signe n'est de nature à le confirmer. En devenant croyant, on règle la question du salut. Il suffit d'écouter les prophètes et leurs porte-voix. Je crois en Dieu, au paradis. Mon esprit est soulagé de cette obsession de l'après-vie. Elle ne peut-être que merveilleuse. Dieu est amour et nous accueille auprès de Lui. Je peux donc vivre ma vie dans la certitude de la félicité après la mort. Alléluia.

Pour celui qui ne croit pas, la démarche est plus compliquée. Il faut réfléchir. Il faut raisonner. Il faut philosopher. Philosopher c'est apprendre à mourir nous dit Montaigne qui l'a repris de quelqu'un d'autre. Philosopher pour vivre sa vie pleinement, humainement.

Tout le monde philosophe sans le savoir. À son niveau. Avec ses moyens intellectuels et sa culture. Mais si l'on veut approfondir le sujet et accéder à la sagesse, qui seule peut permettre de vivre sa vie d'homme, il faudra s'investir personnellement. Travailler, lire les ouvrages de tous ces gens qui sont devenus des philosophes reconnus depuis que l'écriture nous en rapporte les réflexions. Même celles de ceux qui n'ont rien écrit, tel Socrate. Il avait pourtant pignon sur rue dans le domaine. Platon a fait ce travail de laisser la trace écrite de ce que Socrate confiait à l'oreille, à l'esprit de qui voulait lui prêter attention et crédit.

André Comte-Sponville qu'on ne présente plus en la matière nous adresse cet opuscule dans lequel il a rassemblé douze textes de son cru. Des sujets choisis par lui pour mettre le pied à l'étrier de la philosophie à qui voudrait s'ouvrir à cette discipline alternative à la croyance. Nous mettant en garde en disant que l'effort de vulgarisation qu'il fait n'est pas l'ouverture d'un chemin facile. Philosopher de manière avisée demande de s'atteler aux écrits des philosophes, les vrais, les anciens et les modernes, autant d'éminents penseurs qu'il appelle à son argumentation, et là c'est du sérieux.

Pour les autres, ceux qui ne croient pas et qui ne veulent pas s'investir à acquérir quelque sagesse, il y a la fête. le divertissement. Divertissement qu'il faut entendre au sens de détournement de l'esprit : oubli, ou plutôt mépris de sa condition de mortel. Tous les moyens leur sont bons depuis le grand huit de la Foire du trône jusqu'aux paradis artificiels de l'alcool et de la drogue en passant par la discothèque où les décibels martèlent à ce point les neurones qu'ils en chassent l'idée de la mort.

Alors, disons-le tout net, les temps sont durs pour la croyance et la raison. L'époque n'est plus à l'ascétisme ou à l'effort. Aussi pour appâter le chaland faut-il vulgariser. C'est un peu la raison d'être de pareil ouvrage de l'éminent philosophe. Car il en est, de plus en plus nombreux, pour croire en une troisième voie : la science. Elle sait déjà nous soulager de la douleur. Elle saura bien le faire de la mort. Sans compter sur l'intelligence artificielle. Elle va supplanter celle qui jusqu'à aujourd'hui a différencié l'homme de l'animal. Elle n'aura pas d'obsessions macabres. L'éternité est peut-être là ?


vendredi 26 mai 2023

La société royale ~~~~ Robertt J. Lloyd

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L'amateur de roman historique que je suis a été appâté par ce qu'on nous présente comme la premier roman Robert J. Lloyd. Il s'appuie sur l'œuvre de Robert Hooke, un scientifique anglais du XVIIème siècle qui dans cet ouvrage se trouve être le recours du roi Charles II (dynastie Stuart) afin de tenter d'élucider le mystère suscité par la mort de plusieurs jeunes enfants. Ils ont été retrouvés vidés de leur sang dans divers lieux isolés de Londres. C'est donc une forme de polar historique auquel nous convie cet auteur. Robert Hooke de la Société Royale y tient son rôle, quelque part extrapolé pour y devenir à la fois détective et médecin légiste. Il se laisse toutefois voler la vedette par son jeune assistant Henry Hunt lequel s'approprie la conduite de l'enquête. C'est en fait ce dernier qui la sort de l'enlisement.

L'écueil à éviter avec ce genre d'exercice serait celui de sombrer dans l'anachronisme scientifique en déflorant des techniques d'analyse d'un temps qui n'était pas le leur. L'impressionnante bibliographie qui a servi de base à la construction de cet ouvrage nous prouve que Robert J. Llyod, si on ne l'avait compris à la lecture de l'ouvrage, a étudié son sujet avec une précision stupéfiante. La documentation est on ne peut plus fouillée.

Reste que la connaissance ne fait pas l'ouvrage, l'écriture doit être à la hauteur. le style mis en œuvre par l'auteur est descriptif et pédagogique. L'ouvrage souffre à mon sens pour le coup de quelques longueurs. Elles pourront blaser les amateurs de rythme plus enlevé, habitués qu'ils sont désormais par les productions modernes à la surenchère d'artifices, lesquels pallient souvent un manque de créativité. La contrepartie étant la prise de distance avec la vraisemblance des faits. Mais y attachons-nous beaucoup de crédit de nos jours alors que le fantastique et le surréaliste accaparent les suffrages.

On se rend compte à l'avancée dans la lecture que l'atonie de style relève justement a contrario de la tendance actuelle d'un souci de crédibilité. Elle se veut le reflet des tâtonnements et atermoiements d'un personnage lui-même dépassé par l'originalité de la mission qu'il s'est vu confier au seul motif qu'il était un scientifique reconnu en son époque.

D'aucuns plus ouverts à la fresque historique salueront le souci de la précision qui anime l'auteur dans la description tant des décors de l'intrigue que de la psychologie des protagonistes foisonnant dans cet ouvrage. Autant de personnages historiques qui rattachent l'intrigue à son contexte du moment. Une intrigue qui est par elle-même bien imaginée et conduite avec justesse vers le dénouement, lequel s'ébauche par petites touches.

Ce que le souci de vérité historique retire au captivant, les mœurs de l'époque à l'humanisme aride le lui rendent bien. L'épouvante n'est pas loin quand il s'agit d'évoquer la mort des enfants, surtout lorsqu'on en découvre le mode opératoire et la justification.

C'est autant un roman d'imprégnation qu'un thriller qui cherche sa voie. J'ai apprécié la justesse dans la restitution du contexte des péripéties : l'indigence de la connaissance scientifique des contemporains de l'époque choisie, l'influence prépondérante de la religion, les cloisons étanches entre les couches sociales, le caractère expéditif de la justice dans la main des puissants. Autant de données historiques fort bien rendues qui soulignent le souci de l'auteur de ne pas échouer dans son transport dans le temps. Tout cela fait que le résultat est une forme de polar historique supporté par une intrigue intéressante mais dont le style manque quelque peu de saveur.

jeudi 30 mars 2023

Trois guinées ~~~~ Virginia Woolf

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1938, la guerre n'est déjà plus une hypothèse. le monstre d'outre Rhin fourbit ses armes. Virginia Woolf publie Trois guinées. La guerre est pour elle entre autres préoccupations une obsession. Autant que celle du statut de la femme dans la société humaine. Statut qui, s'il dédouane cette dernière de la responsabilité de la guerre, a contrario de son congénère mâle, ne l'exonère pas des dommages de cette calamité. Dommages qu'illustrent pour elle les photos « de cadavres et de maisons en ruine » venues d'Espagne, lequel pays fait déjà l'expérience du totalitarisme et son lot de conséquences néfastes.

Dans Trois guinées, Virginia Woolf répond à la lettre d'un homme lui demandant, en désespoir d'envisager lui-même une issue heureuse à la période de tension que connaît l'Europe, comment éviter la guerre. Mais sans doute ne s'attend-il pas à recevoir une réponse laquelle n'a rien d'un réconfort ou d'un espoir.

Une réponse mettant en cause le patriarcat dans sa responsabilité de la situation qui va conduire l'Europe au désastre. le patriarcat, cette moitié mâle de l'humanité qui a mis sous le joug l'autre moitié en instituant sa suprématie depuis l'origine des temps. Suprématie usurpée qui fait enrager Virginia Woolf. Même si en Angleterre les femmes ont obtenu le droit de vote en 1918, cette ouverture à la démocratie est encore loin de leur ouvrir les portes des universités et des carrières professionnelles, ne laissant encore aux femmes, selon Virginia Woolf, comme perspective de promotion sociale que le mariage et la maternité. Suprématie que la religion chrétienne, en contradiction avec la parole du Christ n'a pas su abolir, bien au contraire. Alors que les femmes quant à elles et de par leur complexion peuvent faire naître et prospérer une société égalitaire et pacifiste.

Virginia Woolf enfonce le clou. Dix ans après avoir publié son fameux Une chambre à soi, ouvrage qui l'a cataloguée parmi les militantes féministes. Elle a inventé le « psychomètre », instrument imaginaire propre à mesurer la force émotionnelle émanant de la personne et sa responsabilité dans les situations qu'elle engendre.

« Quel mot peut désigner le manque de droits et de privilèges ? Allons-nous une fois de plus faire appel au vieux mot de « liberté » ?

La « fille de l'homme cultivé », expression que Virginia Woolf invente, revient en leitmotiv dans cet ouvrage. Cette « fille de l'homme cultivé » est son spécimen étalon de l'être privé de droits et de privilège et par là assujetti à une tyrannie sexiste que Virginia n'hésite pas à comparer à la tyrannie totalitaire en train de gangréner l'Europe. Alors que si la femme se trouvait à parité de statut et de droit avec son frère elle serait à même de bâtir et faire prospérer une société de justice, d'égalité et de liberté.

« Les filles des hommes cultivés qu'on appelait contre leur gré des « féministes »… luttaient contre la tyrannie du patriarcat, comme vous luttez contre la tyrannie fasciste. »

Virginia Woolf est à ce point obnubilée par ce déséquilibre fondamental entre les sexes, que de sexe, au sens charnel du terme, il n'est nullement question dans son discours. Au point de l'avoir fait cataloguée de frigide par ses détracteurs. Sans doute à court de répondant à la lecture de ce que cette femme ose publier de ses récriminations émancipatrices. Dans trois guinées, elle nous assène un discours dont la redondance des idées peut paraître fastidieuse. Il témoigne de son obsession du déséquilibre fondamental qui prive ses consœurs de ces justice, égalité et liberté si chère à la femme qu'elle est. Ce martèlement accusateur tente de traduire son exaspération, celle de voir l'humanité courir à sa perte du seul fait de son manque de sagesse et sa cupidité à mettre au crédit de la moitié dominante. Et de clamer que « seule la culture désintéressée peut garder le monde de sa ruine. »

Exaspération qui virera au désespoir au point que Virginia, un jour de 1941, emplira ses poches de cailloux pour s'avancer dans la rivière. Et de fermer à jamais les yeux devant l'ampleur des horreurs du fascisme, dont le patriarcat assume selon elle la responsabilité.


lundi 5 décembre 2022

Divine Jaqueline ~~~~ Dominique Bona

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Pour avoir déjà pu apprécier l'écriture de Dominique Bona, je me préparais au plaisir de retrouver son style séduisant rehaussé d'érudition en portant mon choix sur cet ouvrage. Il me ferait connaître un personnage dont je n'avais jusqu'à ce jour jamais entendu parler, et pour cause.

La cause étant que mon univers de vie et mon rayonnement sont à des années-lumière de celui de cette célébrité qu'est Jaqueline de Ribes. Aussi puis-je affirmer dès lors, en refermant cet ouvrage, que si un jour quelqu'un de mal inspiré s'avisait d'écrire ma biographie, à côté de ce que je viens de lire le rendu aurait la consistance de celle d'un être disparu de la mort subite du nourrisson.

La qualité de pareil ouvrage doit autant au sujet de cette biographie, qu'à son auteure. À personne exceptionnelle il fallait un auteur, et en l'occurrence une auteure, qui soit à la mesure. Dominique Bona était toute désignée pour cet exercice ô combien périlleux, Jaqueline de Ribes étant encore de ce monde. La question se pose alors de savoir s'il s'agit d'une biographie ou de mémoires. La subjectivité change de camp selon le cas.

La joie de retrouver Dominique Bona dans son exercice favori qu'est la biographie a cette fois été tempérée. Si le style est toujours aussi brillant, le sujet m'a quelque peu blasé. Des descriptions à n'en plus finir, de tout ce qui peut mettre en valeur une silhouette de rêve et la mettre en scène au cours de galas, bals, dîners, réceptions, dans une forme de fuite en avant vers la séduction. Ce qui fait de cet ouvrage un véritable défilé de mode sous les yeux ébahis, si ce n'est envieux, des spectateurs de l'élégance faite femme et superbement retranscrite par Dominique Bona. Une fuite en avant, mais pourquoi pas aussi une forme de revanche sur le désamour dans lequel l'a abandonnée une mère dédaigneuse de sa descendance.

L'ouvrage devient plus intéressant lorsque Jaqueline de Ribes se lance elle-même dans l'aventure de la création en fondant sa propre marque. Sous l'œil pour le moins avisé, excusez du peu, mais néanmoins attendri des déjà grands de la profession : Dior, Saint-Laurent, et consorts. Entreprise dans laquelle elle se voit couronnée de succès artistique, mais pas financier.

Sujet et mise en forme font de cette biographie un ouvrage d'une esthétique rare, certes empesé d'un narcissisme exacerbé, mais qui réconcilie avec l'a priori défavorable que peut laisser planer une naissance favorisée par le milieu et la beauté, tant Jaqueline de Ribes s'est investie pour sublimer et faire rayonner au travers de sa personne, au-delà de la femme, la féminité.

La prouesse de l'auteure étant de ne pas faire assaut de superlatifs comme en déploie trop souvent les discours au vocabulaire indigent mais de mettre en œuvre dans son propos le même luxe que celui qui fait briller son sujet de mille feux à la face du monde. Car l'univers de Jaqueline de Ribes est tout sauf étriqué, sauf commun, sauf modeste. Ce qui la qualifie le mieux dans ce que j'ai compris de son personnage est sans doute cette phrase que Dominique Bona a extraite des nombreux entretiens qu'elle a eus avec la Divine Jaqueline : « Je suis née un 14 juillet, j'ai mis évidemment un peu de révolution dans la maison, j'espère avoir mis aussi un peu de feux d'artifice. »


dimanche 4 décembre 2022

La vallée ~~~~ Bernard Minier

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A trop explorer les vices de l'espèce humaine, il faut aujourd'hui avoir beaucoup d'imagination pour troubler l'amateur de polar. Avec tout ce que la littérature du genre a pu lui mettre sous les yeux, la barre est haute pour le faire frissonner. Les auto-tamponneuses ne suffisent plus, il faut des grands huit vertigineux. Il faut lui couper le souffle à ce lecteur blasé. Il ne faut plus seulement le surprendre, il faut le choquer, le décontenancer, avec des mises en scène de crime sordides, des coupables improbables. C'est le défi de l'auteur de polar moderne qui voudra ne pas décevoir les inconditionnels du genre.

Le flic quant à lui doit rester un être doué de sensibilité. Un être avec ses peurs et ses faiblesses. Un homme qui a une vie sentimentale, ou qui essaie en tout cas. le métier ne lui facilite pas la tâche dans ce domaine. Aimer, être aimé, quand on a une vie de famille en pointillé, qu'on est confronté quotidiennement à la haine, la folie, la détresse, le chantage, c'est une gageure. Comment ne pas faillir quand on laisse un enfant à la maison dans les bras d'une femme qui elle-même tremble pour son compagnon dès qu'il franchit la porte de la maison. Et peut-être même avant. Auquel s'ajoute la pression d'une hiérarchie et de politiques qui veulent des résultats rapides et surtout pas de vague. Les médias sont à l'affût.

Tout cela Bernard Minier le maîtrise. Il a bien appréhendé ce contexte d'une vie de flic de nos jours. Un funambule sur un filin au-dessus de la cage aux fauves. Un autre défi est aussi pour l'auteur de polar celui de mettre en échec le lecteur perspicace qui aura résolu l'enquête avant tout le monde. La surenchère dans l'obscur est donc obligatoire. Au risque de prendre ses distances avec le vraisemblable. Mais le crime ne relève-t-il pas toujours de l'invraisemblable ?

Pour remplir ces conditions, Bernard Minier fait de cet ouvrage un huis-clos dans une vallée, coincé entre un éboulement qui bloque la route d'accès et des habitants excédés, apeurés, prêts à en découdre avec les autorités, sur fonds de réminiscence de lutte des classes. Des meurtres y sont commis dans des conditions qui font froid dans le dos. Selon un rituel qui met la police au défi d'en résoudre l'énigme. Cela donne un roman au rythme soutenu qui n'offre pas de pause à ce commandant de police lequel sort d'une affaire lui ayant valu la mise à pied. Difficile de ne pas sortir des clous quand on est livré à des êtres qui ne connaissent quant à eux ni loi ni barrière. Martin Servaz est donc dans cet ouvrage le spectateur averti de l'action de ses confrères. Il piaffe de les voir patauger dans le bourbier d'une affaire pour le moins alambiquée. Mais, même empêché par une procédure qui traîne en longueur, il ne peut se retenir de s'impliquer. Quand on est Martin Servaz, le récurrent de Bernard Minier, on n'est pas habitué à rester sur la touche.

Depuis que j'ai découvert cet auteur je m'attache à scruter sa capacité à dresser la fresque d'une société qui donne libre cours à ce que l'espèce humaine a de plus vil. Une société dans laquelle les troubles psychologiques, la déconnexion de la réalité rivalisent avec l'appât du gain, toute forme de déviance y compris et surtout sexuelle pour susciter le crime. Cet ouvrage est autant un tableau de notre société contemporaine qu'un polar. le trait est certes un peu forcé, mais ne faut-il répondre à l'attente du toujours plus en matière d'effroi. Il faut surprendre encore et toujours et surtout ne pas se laisser doubler par le lecteur avant de lui livrer le coupable les menottes aux mains. Encore un polar de bonne facture de la part de Minier.


vendredi 18 novembre 2022

La colline aux corbeaux (Les dents noires tome 1) ~~~~ Heliane Bernard et Christian-Alexandre Faure

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Ce premier opus de la trilogie Les dents noires me donne-il le goût de lire les autres ? A cette question je réponds d'emblée que je viens de faire l'acquisition du second. Je complète ce préambule en précisant que j'ai des affinités avec l'histoire. Avec un grand H quand elle relate les faits communément admis par les spécialistes. Avec un petit h quand elle comble les lacunes de l'historiographie par une intrigue plausible. Le talent résidant en la faculté d'inclure cette intrigue dans les faits avérés. Cet ouvrage peut se lire comme une roman tout court mais, pour fixer les esprits, s'il est une date que le plus grand nombre a retenu, c'est bien 1515.

Avec Les dents noires nous remontons en effet en ce début du règne de François 1er qui connaît la naissance de l'imprimerie. De tout temps les inventions ont eu leurs détracteurs. Des nostalgiques bien sûr de voir la machine remplacer la main de l'homme. Plus souvent des craintifs de voir leur propre commerce construit sur les méthodes ancestrales s'effondrer avec la survenance des techniques nouvelles. Mais pas seulement.

L'invention de l'imprimerie c'est aussi l'accession d'un plus grand nombre à la connaissance. C'est l'assurance de voir s'éclaircir l'obscurantisme savamment entretenus par ceux, au premier rang desquels les membres du clergé, dont le pouvoir reposait sur l'ignorance des masses. Les auteurs de cette trilogie font bien ressortir cet aspect.

Mais un roman historique, c'est avant tout un roman de la vie des hommes et des femmes dans le contexte d'une période choisie. Vie des hommes avec leurs joies, si peu nombreuses, et leurs peines d'autant plus abondantes que les temps étaient rudes. Heliane Bernard et Christian-Alexandre Faure nous adressent un ouvrage bien écrit et bien construit, avec des chapitres nommés et numérotés dont les titres et sous-titres nous avertissent des faits à venir. Un ouvrage dont la pédagogie ne nuit pas à l'intrigue. On y apprend par exemple, entre autres nombreuses notions historiques ou étymologiques, l'origine du mot ghetto, celle du nom de colline aux corbeaux attribuée par ses fondateurs à la ville de Lyon. Le texte est augmenté de représentations cartographiques de l'époque qui ne manqueront pas de parler aux Lyonnais.

Bel ouvrage qui repose sur un travail de documentation sérieux et sur un talent certain pour y inclure une intrigue n'ôtant rien de leur sensibilité aux personnages de ce drame. Car c'en est un. On ne bravait pas impunément les puissants en ces temps entre bas Moyen-âge et Renaissance.




mardi 1 novembre 2022

Le cimeterre et l'épée ~~~~ Simon Scarrow

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Quelle est la vraie foi ? Celle des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem ou celle des Turcs de Soliman le magnifique. La question se pose de nos jours avec autant d'acuité puisque d'aucuns sont encore portés à entrer en guerre, dite sainte, pour imposer leur réponse. On n'a aujourd'hui pas beaucoup progressé sur le sujet, même si les luttes auxquels il donne prétexte sont moins ouvertes, plus insidieuses, mais parfois toujours aussi fatales. La croyance échappe à la raison comme le rappelle Simon Scarrow dans cet ouvrage en citant le paradoxe d'Epicure :

Ou bien Dieu veut éliminer le mal et ne le peut
Et il n'est pas tout puissant.
Ou bien il le peut et ne le veut pas,
Et il est malveillant.
Ou bien il le veut et le peut,
Et d'où vient donc le mal en ce monde.
Ou bien il ne le veut ni ne le peut,
Et pourquoi l'appeler Dieu.

L'épisode qui illustre ce mal que sont les guerres de religion, évoqué par Simon Sarrow dans son ouvrage, est celui de la tentative de prise de l'île de Malte en 1565 par les troupes turques de Soliman. Île de Malte en laquelle s'étaient réfugiés les Hospitaliers en 1530 après avoir été chassés successivement de Jérusalem, de Chypre puis de Rhodes, à chaque fois bousculés par la conquête ottomane. A Malte, ils résistèrent tant et si bien sous le commandement de Jean de la Valette - lequel laissa son nom à l'actuelle capitale de Malte - que les Ottomans abandonnèrent leur projet d'anéantir L'Ordre. Ce n'est finalement que notre empereur Napoléon qui en vint à bout en 1798.

Les récits de guerre comme celui-là rebutent très vite leur lectorat, surtout lorsque l'issue du combat est connue d'avance par le féru d'histoire. C'est à n'en pas douter ce qui pousse les auteurs de ce genre, Simon Scarrow n'échappe pas à la règle, à rehausser leur récit d'une intrigue, qu'elle soit amoureuse, politique, d'un quelconque secret de filiation ou d'un autre registre. Mais si dans les guerres comme dans la vie de ce temps foi et honneur commandaient au comportement, ce savoir être n'avait d'égal que la sauvagerie des combats. Ces derniers se faisant au corps à corps, avec le cimeterre et l'épée les amateurs de corps taillés en pièces y trouveront leur compte.

L'intrigue qui rehausse dans le cimeterre et l'épée fait la part belle à la coïncidence et à la persistance des sentiments. La première, artifice de construction, nuit quelque peu à la crédibilité de l'intrigue. Quant à la persistance des sentiments par-delà les décennies, j'ai bien peur que notre mode de vie moderne confortable ait eu raison de toute réminiscence d'esprit chevaleresque. Pour le reste, l'amateur d'histoire appréciera le talent et le travail de documentation de Simon Scarrow.

vendredi 23 septembre 2022

Les diables de Cardona ~~~~ Matthew Carr

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Pour ma 666ème chronique il fallait que j'invite le diable à la fête sur Babelio. Bien qu'avec cet ouvrage de Matthew Carr, le diable n'est pas forcément celui qu'on croit.

Dans l'Espagne de sa majesté très catholique en cette fin de XVIème siècle la justice du roi ne peut ignorer les menées de cette autre institution qui quant à elle veut faire appliquer la justice de Dieu : la bien nommée Inquisition. Or nous savons depuis déjà fort longtemps qu'au Créateur du ciel de la terre on a pu faire dire tout et son contraire, puisqu'il brille par son silence, surtout quand il s'agissait de préserver quelque monopole bien lucratif.

En cette fin de siècle post Reconquista lorsque le prêtre de Belamar de la sierra est assassiné l'inquisiteur a tôt fait de désigner le coupable, lequel se ferait appeler « le Rédempteur », dans les rangs de ceux qu'on désignait alors sous le vocable de morisques. Il n'était autre que ces maures n'ayant eu d'autre choix que de se convertir au christianisme ou quitter l'Espagne dans laquelle ils étaient nés.

Un magistrat, Bernardo de Mendoza, est désigné pour mener l'enquête. Sa majesté a beau être très catholique elle ne veut pas laisser à l'Inquisition le soin de désigner elle-même des coupables qu'elle aura tôt fait avouer sous le fer rouge ou l'estrapade.

Enquête mouvementée et à rebondissements pour notre magistrat. Il devra faire la part des choses entre conflits religieux et autres intérêts plus triviaux lorsque la belle et riche comtesse de Cardona se retrouve veuve, et donc fort convoitée. Les prétendants pourraient alors bien être à l'origine de complots bien orchestrés pour détourner les regards de leur responsabilité. En pareille contexte le diable est bel et bien à rechercher parmi ceux qui affichent un visage d'ange.

L'intrigue est ponctuée de moultes péripéties qui donnent un rythme effréné à ce roman. le fonds historique est bien documenté et témoigne d'une solide culture de son auteur en matière de religion. Là où cela se gâte à mes yeux c'est dans le dénouement. Les gènes américains de l'auteur ont refait surface et transformé le roman de cape et d'épée en western. Qu'on en juge par quelques citations : « les mains en l'air et ne bouge pas », « vous êtes en état d'arrestation dit Mendoza », ou encore par des combats qui font plus parler les pistolets, qui n'avaient rien d'automatique au 16ème siècle, que fendre les épées ou piquer les dagues. Chassez le cow-boy et il revient au galop pour que justice soit rendue et le coupable pendu haut et court. Et l'infidèle soustrait à la justice divine au grand dépit de l'inquisiteur lequel lui aurait forcément dicté des aveux.

Cette dérive entache quelque peu le roman d'un anachronisme de situation et de langage. Il reste pourtant de bonne facture et trouve son intérêt quand il s'agit se remémorer un contexte historique et dénoncer des pratiques judiciaires d'un autre temps : selon que vous serez puissant ou misérable, etc… etc…


dimanche 5 juin 2022

Bretzel & beurre salé ~~~~ Margot et Jean Le Moal




Cathie Wald n'est pas seulement une étrangère venue s'installer dans le village, elle a acquis la belle demeure de la pointe de Kerbrat au nez et à la barbe d'un notable local qui la briguait. Voilà deux bonnes raisons de lui déclarer une guerre qui comme toutes divisera acteurs et spectateurs et ajoutera aux querelles de clocher d'un Locmaria, fictif celui-là, en pays de Cornouaille.

La flammekueche vient faire concurrence à la galette au sarrazin avec l'arrivée de cette continentale décidée à ouvrir un restaurant. Les rancœurs y verront un théâtre tout désigné pour faire plier celle qui a osé s'implanter de la manière la plus convaincante, avec ses moyens financiers. Un client parmi les plus en vue du village trouvera la mort par empoisonnement lors d'une soirée choucroute.

Les enquêteurs les plus perspicaces ne seront pas les officiels bien connus. Ce qui paraît-il est une caractéristique de ce sous-genre du polar que je découvre : le cosy crime. Dont on nous dit dans la célèbre encyclopédie en ligne que « le sexe et la violence se produisent hors scène, le détective est un détective amateur, et le crime et la détection ont lieu dans une petite communauté socialement intime. »

Ouvrage qui fait du bien pour distraire son lecteur. Une lecture légère qui le fait se prendre d'empathie pour le héros d'autant plus facilement qu'il ne se fait pas trop de souci quant à son sort à l'épilogue. Lecture détente pour la torpeur de l'été, quand on veut faire une pause dans la morosité ambiante qu'entretiennent avec opiniâtreté nos médias désormais omniprésents dans notre vie.

C'est crédible et respire l'authentique régional. Il paraît qu'il y aura une suite. C'est comme ça que naissent les séries. Après le succès d'un coup d'essai.


vendredi 8 avril 2022

Les oiseaux chanteurs ~~~~ Christy Lefteri



Voilà un ouvrage qui, autant que la biographie qu'il dresse, fait le point sur tout ce qui a été publié à propos de cet étonnant personnage qu'a été Agrippine, la mère de Néron.

Et voilà encore que je présente encore une femme relativement à un homme. Mais dans ce cas c'est un peu obligatoire. Car à l'époque où vécut cette femme ambitieuse et courageuse, ses semblables du deuxième sexe n'avaient pas voix au chapitre en matière de politique et gouvernance. Loin s'en faut, quelles que fussent leurs qualités et capacités. Pourtant dans les deux domaines précités, Agrippine pouvait en remontrer à beaucoup de ses congénères masculins.

Si je devais traduire en trois mots l'impression que me laisse cet ouvrage de Virginie Girod, ce serait objectivité, exhaustivité et crédibilité. Tout cela évidemment dument soupesé relativement à ma culture en histoire qui si elle se targue d'une réelle appétence en la matière est sans commune mesure avec ce que me confirme ce second ouvrage que je lis de la main de Virginie Girod.

Dans le rapport sexiste qui de tous temps a opposé homme et femme avec la relation de domination que l'on sait depuis que la faute originelle a été attribuée à cette dernière, Virginie Girod fait la part des choses avec, à mes yeux, une grande objectivité entre l'intelligence et la possibilité laissée à celui ou celle qui en était doué de la faire valoir. On ne trompera personne en affirmant pour ce qui est du faire valoir que nos consœurs ont eu à contourner l'obstacle en faisant plus largement usage de leur charme. Qualité physique dont, selon Virginie Girod, Agrippine a eu à user avec plus de modération que ce que l'histoire a bien voulu colporter. L'objectivité est une disposition d'esprit d'autant plus difficile à soutenir qu'il est illusoire de prétendre juger une époque avec les critères psycho sociaux et moraux d'une autre. Dans la Rome Antique une femme aussi intelligente qu'elle fût ne pouvait faire valoir cette qualité en la transposant en décisions et actions que par le truchement d'un homme. Pour Agrippine cet homme ce fut Néron, son fils. Les autres, ses époux en particulier, n'ayant été que des marches pour accéder au pouvoir. Néron, né Lucius Domitius Ahenobarbus, fut malheureusement pour elle un mauvais levier pour faire valoir son intelligence politique. Mauvais au point de provoquer sa perte de la plus cruelle façon.

L'exhaustivité que j'évoque n'a rien à voir avec l'épaisseur d'un ouvrage qui ne négligerait aucun détail de la vie de son sujet. L'exhaustivité je la trouve dans la somme considérable de notes, tables, organigrammes généalogiques et références ajoutés par l'auteure en fin d'ouvrage, lesquels témoignent de l'étendue des connaissances de cette dernière dans sa discipline, du formidable travail de documentation mené à bien, de l'inventaire historiographique foisonnant ayant trait à cette femme hors du commun.

Cette objectivité, ce formidable travail d'étude et de construction de son ouvrage présentent à mes yeux d'amateur de la discipline une grande crédibilité dans chacune des allégations qui construisent cet ouvrage. Cette crédibilité, Virginie Girod la doit à l'analyse critique fouillée qu'elle fait des sources laissées à notre connaissance par l'érosion du temps. Il y a celles des contemporains d'Agrippine : Pline l'ancien, Sénèque, celles des historiens décalés mais ayant eu peu ou prou accès aux archives du palais : Suétone, Tacite, Don Cassius, et tous ceux plus tardifs qui n'ont fait qu'exploiter et interpréter les premiers. Profitant au fil des siècles de l'avancée des recherches et progrès dans les sciences afférentes : archéologique, numismatique, épigraphique, ethnographique, neuro sciences et tant d'autres. L'analyse critique qu'elle fait des différentes sources prenant en compte le contexte dans lequel les auteurs rédigeaient leurs ouvrages, tel un Suétone qui voulait plaire à son mentor Hadrien, un empereur de la dynastie succédant aux julio-claudiens, les antonins ou encore un Tacite « qui se montrait un impitoyable moraliste » vis-à-vis de femmes lorsqu'elles sortaient de leur rôle décoratif.

C'est donc mis en confiance par ces qualités que j'attribue aux deux premiers ouvrages que je lis de la main de Virginie Girod que je vais faire connaissance avec Théodora, l'impératrice de Byzance qui a fait ses premières armes dans le plus vieux métier du monde.

samedi 12 mars 2022

La tableau du maître flamand ~~~~ Arturo Perez-Reverte



Julia est restauratrice de tableaux. Elle se voit confier, en préparation de sa vente, la célèbre toile d'un maître flamand du XVIème siècle : la partie d'échecs. Ses travaux lui font découvrir, dissimulée sous les couches de peintures et vernis anciens, une inscription latine soumettant une énigme concernant la mort d'un des trois personnages représentés sur la toile. Présentée sous la forme d'une question concernant la prise d'un cavalier, elle se persuade que cette énigme se résout par le calcul des combinaisons offertes aux joueurs. Avec son ami et confident César l'antiquaire elle fait appel à un joueur expert pour élucider le mystère.

La vente du tableau donne lieu à des conflits d'intérêt opposant les parties prenantes, famille du propriétaire, galerie d'art, commissaire-priseur. Deux personnes de l'entourage de Julia sont assassinées. Un mimétisme machiavélique suggère à l'assassin de faire valoir ses identités et motivations au travers d'une énigme se superposant à celle de la toile du maître flamand.

Ce roman qui s'engage dans une forme d'enquête rétrospective sur la base de l'énigme proposée par le maître flamand devient thriller contemporain avec une montée en puissance très lente de l'intensité dramatique. La peur gagne Julia. Elle se persuade d'être la prochaine victime du meurtrier sans comprendre la raison de cet acharnement autour d'elle.

Arturo Perez-Reverte échafaude un roman érudit quant aux domaines dans lesquels il intègre son intrigue, en particulier le monde de l'art pictural, son histoire et ses techniques. Point n'est besoin par ailleurs d'être joueur patenté pour se prendre au jeu de ces énigmes qui s'imbriquent au travers des siècles. L'idée est intéressante.
Pourtant l'émergence du fait divers contemporain dans l'enquête sur l'énigme proposée par la toile du maître flamand est très artificielle et ouvre inévitablement sur un dénouement pour le moins tiré par les cheveux.

 C'est dommage d'une part parce qu'on se laisse volontiers prendre au jeu de l'enquête initiale laquelle fait appel à l'histoire et à la technique des échecs, d'autre part parce que la documentation est fouillée et le socle historique appréciable. C'est donc un thriller intéressant par l'intérêt qu'il suscite au départ, la qualité de son écriture et sa culture, ces dernières n'étant pas forcément des attributs du genre, mais un thriller qui fait long feu avec un dénouement assez décevant. 


Citation

Le joueur d'échecs lut à haute voix :
- La phrase que j'écris en ce moment est celle que vous lisez en ce moment... - Il regarda Belmonte, surpris.
Oui, et puis ?
- C'est tout. J'ai écrit cette phrase il y a une minute et demi et vous venez de la lire, il n'y a que quarante secondes. En d'autres termes, mon écriture et votre lecture correspondent à des moments différents. Mais sur le papier, ce moment et ce moment sont indubitablement le même moment... Donc la phrase est à la fois vraie et fausse ... Ou est-ce le concept de temps que nous lais
sons de côté ? ... N'est-ce pas un bon exemple de paradoxe ?

mardi 8 mars 2022

Les foulards rouges ~~~~ Frédéric H. Fajardies



Le roman historique, pour autant qu'il soit crédible dans sa restitution du contexte dans lequel il incorpore son intrigue, est une façon d'aborder l'histoire de manière moins scolaire. La fiction servant de liant aux faits historiques qu'elle agglomère pour forger son intrigue.

Les foulards rouges de Frédéric H. Fajardie nous implique dans une page de l'histoire qui fit en son temps douter de la longévité du règne du dauphin devenu roi à l'âge de cinq ans. Il fut au final le règne le plus long de notre histoire. Sous la gouvernance de la régente Anne d'Autriche sa mère et de l'homme fort du royaume, le cardinal Mazarin, Louis XIV commençait son règne en un royaume alors englué dans la plus grande confusion. Ce trouble est resté dans l'histoire sous le vocable de Fronde. Terme qui dissimulait mal une guerre civile larvée.

Et si l'histoire pouvait manquer de gloire et rengaine d'amour, le roman de Fajardie l'en augmente à satiété. Au point de forcer le trait à couvrir de renommée un héros devenu sous sa plume invincible, le comte de Nissac, tout empanaché de rouge et de blanc sur son fidèle destrier noir, héros confondu d'amour pour la plus belle femme de la capitale, il va de soi. Au point d'outrepasser la barrière de la condition, le comte succombant aux charmes d'une roturière. Et fort de cette passion irrépressible, la plus fine lame du pays se bat à un contre multitude sans jamais faillir, se réclamant du service du cardinal, se stimulant de son sentiment tout neuf.

La guerre étant la continuation de la politique par d'autres moyens selon Clausewitz, si péripéties politiques et guerrières ne suffisaient pas à sublimer notre héros, Fajardie l'implique dans une énigme policière lorsque ce qu'on appellera plus tard un psychopathe tueur en série s'ingénie à écorcher vives de jolies femmes. En exutoire sans doute à de vieilles frustrations lesquelles renvoient comme souvent à une enfance lésée en son quota minimal d'amour pour construire la personne. La dénonciation sera délicate, le tueur est de haute naissance. Gageons qu'en ces temps de privilèges dans une société très cloisonnée la justice n'y trouve pas tout à fait son compte.

Notre héros invincible, suffisamment pourvu en cicatrices de guerre attestant de sa bravoure, s'entoure d'acolytes à la Vidocq, rescapés de justesse des rigueurs des galères, formant une équipée improbable et crainte comme le diable sous l'anonymat de son foulard rouge. Equipée laquelle intervient avec le plus grand succès aux faveurs du premier ministre cardinal pour que vive ce roi naissant à l'histoire. Un roi qui restera dans nos manuels affublé de l'astre solaire en qualificatif.

A une époque où l'on chevauchait sus à l'ennemi en dentelle, se battait en duel en faisant des phrases apprêtées, ennoblies de force passés du subjonctif, c'est la restitution de cette langue sophistiquée, au point d'en devenir précieuse dans la bouche des « bien-nés », qui donne sa saveur à cet ouvrage. La langue d'époque mise en oeuvre dans cet ouvrage ne souffre d'aucun anachronisme de langage. Elle nous rappelle à une grammaire que notre temps oublieux de ses racines martyrise à souhait, la sacrifiant sur l'autel de l'audimat à grand renfort d'onomatopées et anglicismes dont les locuteurs modernes impénitents ignorent jusqu'au sens premier.

S'il ne cautionne pas le scenario d'un super héros échappant toutes les chausse-trappes que ses ennemis lui placent sous ses pas, l'amateur d'histoire sera quand même comblé par cet ouvrage pour ce qu'il semble fidèle aux faits historiques que sa mémoire aura sauvegardés de ses lointaines universités. Bonne mise en situation en ces temps d'ancien régime servie par une belle langue, en contrepoids d'une fiction un peu trop édulcorée. Mais le rythme est enlevé et l'ouvrage n'est pas pesant à lire.

jeudi 24 février 2022

La trêve ~~~~ Primo Lévi




La trêve est le second ouvrage autobiographique de Primo Lévi. Il paraît en 1963. C’est la publication de cet ouvrage qui en réalité rendra populaire celui écrit par l’auteur au lendemain de sa libération des camps : Si c’est un homme. Ce dernier était paru de façon très confidentielle en 1947. Il y eut dans la décennie qui suivit la fin de la seconde guerre mondiale une forme de silence imposé sur cette page noire de l’histoire de l’humanité. Dans les années cinquante, l’opinion n'était pas prête à se replonger dans le cauchemar des camps de la mort. Au constat du sort réservé au livre de Primo Lévi, George Semprun avait d’ailleurs ajourné son intention de publier son propre témoignage, paru plus tard dans deux ouvrages : Le grand voyage, L’écriture ou la vie.

Si c’est un homme fait aujourd’hui partie des monuments de l’histoire de la Shoah racontée par ceux qui l’ont vécu. Il relate l’année d’internement vécue par Primo Lévi. La trêve quant à lui relate le périple retour du chimiste italien vers les siens depuis sa libération d’Auschwitz par les Russes le 27 janvier 1945.

Le voyage retour fut donc organisé par les Russes. Il n’aura fallu presque 9 mois aux détenus italiens rescapés des camps pour regagner l’Italie. Incroyable odyssée dont on regrette de ne pas trouver la carte en annexe de son ouvrage, mais que l’on trouve sur l’encyclopédie en ligne. Même si les malheureux déplacés de camp en camp, ballotés de trains en trains – en wagons de marchandises est-il besoin de le préciser – n’ont pas été maltraités, ce trajet retour vers le pays est ahurissant de durée, d’inconfort, d’incertitude. Riche d’anecdotes.

Côté émotion cet ouvrage est très en retrait de Si c’est un homme. Cela se conçoit aisément. Il n’y avait plus cette perspective évidente de la mort promise, planifiée. La relation du périple donne une petite idée du chaos qui régnait dans le centre Europe à la fin de ce terrible conflit. Il instruit aussi sur la différence de traitement à la libération qu’il put y avoir entre les Occidentaux et les Russes, seulement du fait seul de l’organisation et de la logistique. Résultat : un trajet retour interminable, 9 mois pour rentrer d’Auschwitz vers Turin.

La trêve est l’ouvrage de la renaissance. Dans un monde que Primo Lévi regarde avec un œil neuf. Le soulagement compense l’inconfort et l’exaspération de ce voyage interminable, la débrouillardise le dénuement, générant parfois des scènes cocasses occasionnées par les difficultés linguistiques. Le style est forcément plus léger, plus ouvert aux rencontres. Véritable galerie de portraits de personnages marquants dans ce grand brassage des nationalités où se glissaient parfois des allemands, eux aussi broyés par la grande machine de guerre mise sur pied par le régime nazi.

On n’en peut plus de voir ce convoi hétéroclite piétiner d’impatience mais ce n’est que la restitution de l’état d’esprit qui régnait dans cet interminable retour à la maison. L’issue était heureuse. Commençait alors le travail de réhabilitation à la vie normale et le difficile exercice de faire savoir.

Citations

C'est pourquoi, pour nous aussi, l'heure de la liberté eut une résonance sérieuse et grave et emplit nos âmes à la fois de joie et d'un douloureux sentiment de pudeur grâce auquel nous aurions voulu laver nos consciences de la laideur qui y régnait ; et de peine, car nous sentions que rien ne pouvait arriver d'assez bon et d'assez pur pour effacer notre passé, que les marques de l'offense resteraient en nous pour toujours, dans le souvenir de ceux qui y avaient assisté, dans les lieux où cela s'était produit et dans les récits que nous en ferions. Car, et c'est là le terrible privilège de notre génération et de mon peuple, personne n'a jamais pu, mieux que nous, saisir le caractère indélébile de l'offense qui s'étend comme une épidémie. Il est absurde de penser que la justice humaine l'efface. C'est une source de mal inépuisable : elle brise l'âme et le corps de ses victimes, les anéantit et les rend abjects ; elle rejaillit avec infamie sur les oppresseurs, entretient la haine chez les survivants et prolifère de mille façons, contre la volonté de chacun, sous forme de lâcheté morale, de négation, de lassitude, de renoncement.

mardi 22 février 2022

Le silence des vaincues ~~~~ Pat Barker



Ce qui est remarquable avec la mythologie c'est cette forme de connivence des dieux avec les mortels. Connivence qui ne s'exprime pas seulement par les turpitudes dans lesquelles les dieux entraînent ces derniers mais aussi par les alliances amoureuses dont ils se réservent l'initiative - à tout seigneur tout honneur - avec les inévitables descendances qui ne manquent pas d'en résulter. Dont on se demande toujours si le rejeton connaîtra l'immortalité, à défaut d'éternité puisque sa vie connaît un commencement. Achille, roi de Phthie, le plus valeureux guerrier de la guerre de Troie, en est un spécimen puisque fils de la Nymphe Thétis et du roi Pélée, un mortel. Un oracle prédit toutefois un terme à la vie d'Achille, une fois Hector passé au fil de son glaive.

La guerre de Troie, puisqu'il est question de cette épopée dans cet ouvrage de Pat Barker, est sans conteste le résultat de ces défauts bien humains qui caractérisent Zeus et consort. Consort étant en l'occurrence ces Belles du sommet des sommets : Héra, Pallas Athéna et Aphrodite, tout aussi anxieuses de se voir couronnées la plus belle de toutes. Jalousie, concupiscence, luxure et querelles conséquentes sont au programme, supposées corrigées par une valeur qui nous est désormais étrangère : l'honneur. La compétition aurait pu être loyale. C'était compter sans Eris, la méchante déesse de la Discorde qui, furieuse d'être oubliée dans la liste des invités au mariage de Pélée et Thétis, a jeté la pomme de la Discorde dans la salle du festin avec cette mention par laquelle tout s'enclenchera : « A la plus belle ».

Il n'en fallu pas plus aux trois déesses à revendiquer le titre d'intriguer et de fil en aiguille et en de sournoises manœuvres de jeter Hélène, épouse de Ménélas roi de Sparte, dans le bras de Pâris, fils de Priam roi de Troie. Et patatras, la guerre de Troie fut bel et bien engagée. Et Grecs et Troyens de s'entretuer durant dix années avec la fin que l'on connaît. Nom d'un cheval de bois !

Cette guerre de Troie, une nouvelle fois colportée à nous mortels des temps modernes par Pat Barker, est révélée dans cet ouvrage par celles qui d'habitude conservent un silence prudent, le silence des vaincues. Celles qui de reine à femmes du peuple de Troie sont devenues des trophées de guerre. Puisque telle était la condition réservée aux femmes des cités conquises dans cette haute antiquité managée par les divins fantasques de l'Olympe, une fois leurs valeureux époux ôtés à leur affection.

La beauté ayant de tous temps ayant été la plus grande injustice originelle, même si les critères ont varié selon les époques, ne devenaient trophées auprès des rois que celles gratifiées de cette qualité. Briséis l'était. Belle femme de l'aristocratie troyenne, devenue depuis sa capture, l'esclave du roi Achille. A ne pas seulement le servir à table imaginons bien. C'est donc elle qui nous raconte sa guerre de Troie dans le silence des vaincues. Si Hélène a été le sujet de discorde entre Grecs et Troyens, Briséis l'a été entre Achille et Agamemnon. le roi de Mycènes, roi des rois de la Grèce antique et accessoirement frère de Ménélas-le-cocu fut donc obligé, par l'offense faite à la famille, extrapolée à tous les Grecs, de partir en guerre contre Troie.

Même si le mythe laisse une large plage d'interprétation aux détails des événements, Pat Barker reste dans le communément admis du poème original, éludant toutefois de ces péripéties les multiples interventions des dieux que la légende nous a laissé envisager. Excepté peut-être le rôle de Thétis, la nymphe mère d'Achille, nul autre dieu n'intervient aussi directement dans les événements relatés par Pat Barker, alors que la légende nous dit qu'ils savaient se rendre visibles à qui ils voulaient et faire usage de leurs super pouvoirs dirait-on aujourd'hui pour influer sur le cours des opérations. Diomède et Pâris entre autres ont su en profiter. Pat Barker fait donc de cette guerre une affaire entre mortels. C'est dommage car elle nous prive de toute la fantasmagorie qui enjolive les péripéties et dont les dieux de l'Olympe sont des instigateurs imaginatifs et impénitents.

Pat Barker choisit donc de nous faire vivre cette guerre interminable au travers du prisme de celles qui en d'autres temps ne pouvaient que se taire, le petit bout de la lorgnette. Ce que leur condition leur autorisait de voir, de subir. Sois belle et tais-toi si tu veux vivre. Vivre en esclave de roi pour le meilleur, c'est le cas de Briséis. Livrée à la troupe avinée pour le pire si tu ne combles pas ton nouveau maître de faveurs propres à le soulager des maux de la guerre.

Outre cet angle d'observation original, Pat Barker prend le parti d'évoquer cette guerre avec une écriture résolument moderne, peu châtiée, version Kaamelott d'Alexandre Astier. « Qu'ils aillent se faire foutre les dieux » - page 321 édition J'ai lu, pour que des lecteurs tout aussi modernes et mécréants que nous sommes devenus s'y reconnaissent sans doute bien dans leur langage commun. Autre temps, autres mœurs, autre langage, l'important étant de bien comprendre les enjeux de pareil conflit initialement rapporté par Homère, sous une autre forme à n'en pas douter.

Le pari était risqué quand des lecteurs, comme c'est mon cas, s'étaient auparavant délectés des ouvrages de Madeline Miller : le chant d'Achille en particulier pour l'Illiade, Circé pour l'Odyssée, dont on va dire qu'ils sont faits d'une écriture aussi rayonnante et policée que la documentation est fouillée. Mais, même si d'un ton en dessous, pari réussi à mes yeux pour cette version de l'Illiade. Je n'ai pas craint de voir les personnages se jeter des noms d'oiseau à la figure. L'angle d'observation du plus célèbre des conflits est original, tout autant que son écriture. Pourquoi pas. Moi qui ai toujours eu du mal à lire Montaigne dans sa langue native, je ne crains pas les efforts de modernisation pour nous rendre la mythologie accessible. J'inscris même dans mes projets de lecture la suite de cette « ambitieuse réécriture de l'épisode le plus célèbre de la mythologie grecque » : Les exilés de Troie.

Citation

- Aurais tu vraiment épousé l’homme qui a tué tes frères ?
- Eh bien, premièrement, on ne m’aurait pas laissé le choix. Mais, oui, probablement. Oui, j’étais esclave, et une esclave ferait tout, absolument tout, pour ne plus être une chose et redevenir une personne.
- Je ne comprends pas comment tu pourrais faire ça.
- Bien sûr que vous ne comprenez pas. Vous n’avez jamais été esclave.


vendredi 18 février 2022

Orages d'acier ~~~~ Ernst Jünger

  

On a beau s'investir en lecture de témoignages de guerre, on est toujours à des années lumière du ressenti de ceux qui les ont vécus. Celui de cet auteur allemand me semble pourtant faire exception à cette impression à cause de la distance qu'il insère entre la relation des faits, tirés du journal qu'il a tenu tout au long du conflit, et ses propres sentiments. C'est avec une froideur quasi journalistique qu'Ernst Jünger relate ses années d'une guerre qu'il a vécues de bout en bout, avec l'inestimable chance de s'en sortir après pas moins de quatorze blessures.

Est-ce une forme de mea culpa de son appartenance aux armées de l'envahisseur ou bien son éducation personnelle qui lui impose une certaine retenue dans le langage à l'égard de l'adversaire, une hauteur de vue dénuée d'attendrissement. Penchons pour cette seconde hypothèse, car ce respect du combattant tous camps confondus est assorti d'élans lyriques dans la description des paysages et circonstances de la guerre, y compris les plus dramatiques lorsque : « L'homme au coup dans le ventre, un tout jeune garçon, était couché parmi nous et s'étirait presque voluptueusement comme un chat aux rayons tièdes du couchant. Il passa du sommeil à la mort avec un sourire d'enfant. »

Car pour le reste, ce point de vue allemand évoquant cette boucherie organisée comporte les mêmes scènes d'horreur que ce qu'on peut lire chez nos auteurs nationaux lesquels ont également vécu ces années de cauchemar : des Henri BarbusseRoland Dorgelès, Balise Cendras, Maurice GenevoixLouis-Ferdinand Céline pour ne citer que les plus souvent évoqués dans ce genre de littérature écrite en lettres de sang. Tous autant qui ont tenté de faire savoir aux générations suivantes ce qu'ils ont vécu dans leur chair et leur âme. Leur âme qu'il savait à chaque instant prête à prendre son envol vers des cieux qu'ils avaient la candeur d'espérer plus cléments que le cloaque des tranchées d'Artois ou de Champagne.

On a peine à s'imaginer que des hommes aient pu faire à ce point leur quotidien de la fréquentation de la mort, voyant autour d'eux se déchirer les chairs, s'éteindre des regards. le ton de cet ouvrage amoindri de la sensibilité humaine qu'on peut trouver dans le feu d'Henri Barbusse ou les croix de bois de Dorgelès renforce cette impression d'une forme d'accoutumance à l'épouvante. Faisant des vies humaines une sombre comptabilité au même rang que celle des armes et équipements de la logistique du champ de bataille.

Cet ouvrage reste un récit de ces terribles combats de 14 vécus dans l'environnement restreint d'une unité ballotée par les événements meurtriers. J'allais dire dans l'intimité d'une unité. Mais pour qu'il y ait intimité il faut qu'il y ait durabilité de coexistence. Ce qui n'était pas le cas puisque les unités se reconstituaient aussi quotidiennement que les pertes en réduisaient les effectifs. du sang neuf venait abreuver les tranchées au fur et à mesure que les familles confiaient leur progéniture, de plus en plus jeune, à la voracité de la grande faucheuse. Funeste industrie infanticide commandée par des intérêts très supérieurs dont les traités effaceront la responsabilité à la satisfaction de voir la paix retrouvée.

C'est une forme de fascination d'horreur qui me fait revenir vers ce genre de littérature. La vaine tentative de comprendre ce qui peut jeter les hommes les uns contre les autres dans des boucheries de cette ampleur. Ce qui peut faire qu'il n'y ait pas de conscience supérieure capable d'empêcher une tragédie collective à pareille échelle. Mais non, la « der des der » n'attendait finalement que la suivante pour contredire ceux qui pensaient avoir atteint les sommets de l'horreur. Ainsi est la nature de celui qui tient tant à la vie et se complaît à la mettre en danger.

Orages d'acier d'Ernst Jünger dont le lyrisme qui plut à André Gide au point de lui faire dire qu'il était le plus beau livre de guerre qu'il ait lu m'a quant à moi paru aussi froid que le regard de son auteur en couverture.


Citation

L'homme au coup dans le ventre, un tout jeune garçon, était couché parmi nous et s'étirait presque voluptueusement comme un chat aux rayons tièdes du couchant. Il passa du sommeil à la mort avec un sourire d'enfant. Ce fut un spectacle devant lequel nulle impression triste ou désagréable ne me troubla, et je ne fus ému que d'un sentiment fraternel de sympathie envers le mourant.

mardi 1 février 2022

Pourquoi j'écris ~~~~ George Orwell



Quel est ce monstre qui fait réagir George Orwell et commande à sa plume ? On avait bien compris avec ses deux plus célèbres romans, La ferme des animaux et 1984, qu'il y avait une forme de révolte contre toute notion de pouvoir établi, surtout quand il devient cette hydre qui se repaît de l'individu, se légitimant de raison d'état, d'intérêt supérieur, de sécurité nationale et autres justifications fallacieuses. Qui ne sont au final qu'emprise d'un système sur l'individu. Ce monstre qui fait horreur à Orwell porte un nom. Il n'a de cesse de le dénoncer : c'est le totalitarisme.

Il faut dire que George Orwell a été servi en la matière durant toute sa vie. Depuis sa naissance à la veille de 1ère guerre mondiale jusqu'à sa mort au lendemain de la seconde. Entre la révolution russe, l'Allemagne nazie, l'URSS de Staline, la guerre d'Espagne à laquelle il a pris part, les bombes atomiques sur l'impérialisme japonais, la guerre froide, il a eu tout le loisir de mesurer la goinfrerie de ces systèmes toutes obédiences confondues. S'ils s'attribuent souvent et revendiquent la dimension sociale de leur politique, c'est pour mieux leurrer leur proie et s'en repaître.

Son socialisme à lui, Georges Orwell, celui du partage des richesses, de l'égalité de traitement entre les sexes, les races, les religions, il n'en voit pas la couleur. Il ne voit que l'immensité de l'injustice et la misère du monde en pâture aux appétits des systèmes sur toute la palette politique « des conservateurs aux anarchistes ».

« En politique, on ne peut jamais faire que choisir entre le moindre des maux ».

En aucun modèle politique il ne trouve de condition propice à l'épanouissement de l'individu. Entre la pensée de droite qui commande à l'individu de se faire tout seul et celle de gauche qui prône la solidarité quitte à verser dans l'assistanat, entre l'ordre brutal et l'anarchie farouche, entre le ferme-ta-gueule et le cause-toujours, aucun modèle de vie collective ne trouve grâce à ses yeux en cette première moitié du 20ème siècle. Il n'est pas de système politique qui ne soit phagocyteur de la personnalité. Même dans une société qui semble gouvernée selon des principes démocratiques le totalitarisme surnage dans les mains des magnats de l'industrie, de la presse, de la finance.

Et que dire de l'écrivain. Il a quant à lui, sauf à déchoir de son rôle sociétal, une raison supérieure de se démarquer de la tentation politique. Un écrivain doit être un rebelle, un être à part : « accepter n'importe quelle discipline politique me semble incompatible avec l'intégrité littéraire. »

Orwell est trop lucide pour être utopique. Il n'est pas résigné non plus. le doute le gagne peut-être à déplorer l'instinct grégaire de l'animal intelligent. Il se trouve toujours un maître pour le soumettre à un ordre établi par lui et l'endormir avec sa langue de bois.

Las de faire parler les quatre-pattes de la ferme des animaux, de subir big Brother de 1984, Orwell s'investit personnellement et s'affiche dans ses convictions avec cette sélection de textes de sa main réunis dans cet opuscule. Il nous dit à la première personne ce qui lui fait courir sa plume pour laisser à la postérité d'une société qu'il espère plus juste son regret impuissant de voir l'individu livré à la collectivité organisée en société policée.

« Homo homini lupus est » L'homme est malade de sa propre nature. Ne serait-il pas fait pour vivre dans une société conçue par les hommes ?