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jeudi 10 décembre 2020

Une éducation ~~~~ Tara Westover

 


Tara grandit dans le huis clos d'un micro monde réduit à la cellule familiale, sous la férule d'un père tyrannique en parole, inféodé qu'il est à une foi religieuse souveraine laquelle lui fait voir le reste du monde sous un jour satanique. Il est obsédé à la perspective de voir venir le "Temps de l'Abomination", une forme de châtiment régénérateur, jusqu'à développer des signes d'impatience. Il y prépare sa famille, faisant des stocks de vivres, eau, carburant et puisque nous sommes aux États-Unis, d'armes et de munitions. Cette expiation-là, il ne la conçoit que pour les autres. Un grand nettoyage de la planète corrompue qui ramènerait les enfants de Dieu à de meilleurs sentiments à l'égard de leur Créateur. Ses enfants à lui, au nombre de sept, sont instruits bon an mal an à l'école domestique, ne voient jamais le médecin et pour certains n'ont même pas été déclarés à la naissance. C'est le cas de Tara, une des deux filles de la fratrie. Lorsqu'à l'adolescence venue Tara comprend qu'il existe un autre monde, une autre réalité, il lui faut des trésors de courage pour affronter ses parents, leur faire admettre qu'elle a compris l'anormalité de sa condition et déclarer son intention d'accéder à cette autre réalité.

Ce qui frappe dans cet ouvrage, c'est la solitude de Tara. Elle est seule pour affronter ses parents et ce frère manipulateur qui la brutalise; seule pour se jeter dans le grand bain de l'inconnu, débarquant à l'université dans sa tenue de garçon de ferme quand les autres s'ingénient en coquetterie à suivre les modes. Personne ne l'attend dans cet autre monde où comme elle le dit elle-même "on a plus de chance de s'en sortir que si l'on ne compte que sur soi-même." Dans le micro monde familial elle voyait la vie au travers des yeux de son père; dans l'autre réalité elle doit tout découvrir par elle-même, repartir à zéro. C'est une renaissance, ou plutôt une autre naissance, avec seize ans de handicap. le handicap d'avoir eu une éducation rétrograde qui ne la préparait nullement à la vraie vie. A seize ans elle doit se concevoir une nouvelle conformation mentale, sous le regard incrédule de ceux qui ne sont pas encore ses nouveaux camarades, tant il faut qu'elle se défasse de la méfiance de tout et de tous incrustée dans son esprit par l'apprentissage indigent de son enfance.

Une éducation. Cet ouvrage ne pouvait avoir d'autre intitulé. Selon le dictionnaire, ce simple mot recouvre "l'art de former une personne, spécialement un enfant ou un adolescent, en développant ses qualités physiques, intellectuelles et morales, de façon à lui permettre d'affronter sa vie personnelle et sociale avec une personnalité suffisamment épanouie." Dans éducation il y a du savoir, mais pas seulement. Il a surtout du savoir être, du savoir faire. du savoir exister en société. Changeant de communauté en accédant au macro monde, Tara doit tout recommencer. Quelle force, quel courage pour parvenir, une fois le doctorat en histoire obtenu, à écrire un ouvrage qu'elle défend de voir comme un mémoire contre le mormonisme.

Car Tara conserve sa loyauté à l'égard de ceux qui l'on conduit dans cette impasse d'une vie fermée à la réalité du monde. Tout au long de son périple universitaire elle est restée fidèle à cette famille cloîtrée dans une dévotion aveugle au Tout puissant dont le seul interprète était son père. Elle se culpabilise même de ne pouvoir le convaincre du bien fondé de sa démarche ne reniant aucunement la foi religieuse. C'est son père qui coupe les ponts lorsqu'elle refuse sa bénédiction, qui n'était autre à ses yeux qu'une promesse de renoncement à la vie selon lui gouvernée par Satan. Elle conserve en son esprit cette idée de la dualité des réalités. Celle du micro monde familial auquel ses gènes la raccrochent, la retiennent, celle du macro monde extra familial que son père qualifie ironiquement de monde des Illuminati, manière de condamner leur dos tourné à la lumière divine. Un macro monde si vaste, pas seulement par ses dimensions mais aussi par son histoire, ses connaissances libérées de la soumission aveugle à ce qui ne reste qu'une croyance. Parmi d'autres.

On suffoque à la lecture de cet ouvrage à suivre Tara dans son parcours d'émancipation, à la voir se débattre pour concilier les deux mondes. Gravir les échelons dans les universités les plus prestigieuses du monde, dont Cambridge. Deux réalités pour lesquelles elle a dû, pour exister, se constituer deux personnalités qui s'opposent lorsqu'elle se confronte au miroir. Deux personnalités que son combat voudrait agglomérer en une seule et rendre compatibles afin de ne plus avoir, en revenant vers les siens, à franchir une frontière : la frontière de l'obscurantisme.

Tara est jeune. On comprend bien que cet ouvrage est une formidable échappatoire à son isolement. Sa véritable intronisation au nouveau monde. Son écriture a été rendue possible lorsque Tara a pu reconstituer cet édifice d'éducation qui lui a permis d'être audible et crédible à ce monde, à cette nouvelle réalité à laquelle nous appartenons nous autres lecteurs de pays laïcs, libérés que nous sommes, mais de façon fragile et précaire si l'on n'y prend garde, de l'obscurantisme par des siècles d'apprentissage humaniste.

Cet ouvrage n'a pas d'épilogue. A trente-quatre ans, en marge d'une famille encore de ce monde sous le diktat d'un père manipulateur, une mère aimante mais soumise et certainement un peu lâche, des frères et soeurs sous la dépendance, sauf peut-être Tyler à qui elle dédit cet ouvrage, Tara n'a pas terminé son combat ni désespéré de concilier ces univers et faire que les deux pans de son éducation se fondent en un seul. Pour vivre apaisée. Enfin.

Quand on voit cette jeune auteure intervenir dans les nombreuses interviews auxquels elle s'est livrée depuis la parution de son ouvrage aux Etats-Unis, y compris avec Bill Gates, quand on sait que son ouvrage a été plébiscité par Barack Obama, on a peine à imaginer que la "salle de classe de cette jeune fille n'était qu'un monceau de ferraille. Ses manuels des matériaux de récupération." Quand on l'entend chanter en chaire de la Northeastern University devant un parterre d'étudiants qui saluent son formidable parcours d'émancipation on est pris aux tripes par la limpidité de cette voix, qui fait comprendre qu'elle n'a pas rompu avec les anges, et par la gravité avec laquelle elle entonne son chant a capella qui ne fait que confirmer si besoin était encore de la sincérité de ses intentions. le timbre de cette voix fait rejaillir le même flot d'émotions qui nous envahit à la lecture de son ouvrage et qui pour ce qui me concerne à fait craqueler la carapace de rustre avec laquelle je protège maladroitement mon émotivité.

Une éducation est un ouvrage qui ne condamne pas. Il témoigne. Il déplore. Et peut-être espère-t-il encore. Une chose est sûre désormais, elle ne laissera personne écrire son histoire à sa place.

Je suis contraint en ce mois de décembre d'une année - qui pourrait donner des arguments au père de Tara en terme de punition divine appliquée à la fièvre consumériste de notre macro monde - de modifier mon profil Babelio. Cet ouvrage de Tara Westover bouscule le top 6 des ouvrages que j'ai lus cette année pour y figurer en bonne place : la première. Il y avait pourtant du lourd comme on dit ordinairement dans mes lectures de cette année, avec par exemple Rebecca de Daphné du Maurier. Mais j'ai donné la prime à la non fiction. L'autobiographique. le vécu. Quand il atteint cette force de saisissement.

Ce qui pose certes la question en terme d'avenir quant à l'écriture de Tara Westover de savoir si elle pourra avoir un prolongement, être le début d'une carrière littéraire. Car cet ouvrage, s'il vous prend aux tripes, est-ce seulement parce que l'on sait qu'il témoigne d'une éducation qui marginalise, qui ferme l'esprit ? En première réponse on peut dire que l'écriture quant à elle plaide à elle seule pour un prolongement. Ses mots disent le ressenti et transmettent l'émotion comme un diamant brut, sans perdre l'éclat de leur sens premier.