Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

samedi 30 octobre 2021

La chambre des dupes ~~~~ Camille Pascal

 






Camille Pascal


Ayant beaucoup aimé la lecture de son premier ouvrage L’été des quatre rois, j’ai adopté La chambre des dupes sans hésiter. Quelques trois années du règne de Louis XV y font tout le contexte de ce nouvel ouvrage de Camille Pascal. Quelques trois années au terme desquelles le souverain tomba gravement malade au point de se voir condamné par ses médecins et accablé de sanction divine par l’Église, lui reprochant sa conduite avec celle qui était devenue sa maîtresse en titre, Marie-Anne de Mailly-Nesles, marquise de la Tournelle, faite par sa faveur duchesse de Châteauroux, ville où elle ne mit jamais les pieds mais dont elle percevait les revenus.

 Si l’on juge une époque de l’histoire, celle dont il question dans cet ouvrage en particulier, avec les acquis d’aujourd’hui, on se félicitera que le rouleau compresseur de la grande révolution soit passé sur ce que les historiens ont rangé sous l’étiquète « Ancien Régime », ce temps de la monarchie qui a prévalu depuis François 1er jusqu’à cette fameuse nuit du 4 août 1789, retenue comme la date de l’abolition des privilèges. On peut étudier, expliquer, mais pas juger. Auquel cas serions-nous peut-être aussi l’objet d’une duperie, au même titre que ceux qui n’ont pas cru en la sincérité de l’amour que Louis XV portait à sa favorite, ceux encore, les hauts dignitaires de l’Église, qui avaient cru en la sincérité de son repentir à l’article de la mort, ceux enfin qui imagineraient que les pulsions de la chair puissent épargner les hauts dignitaires d’un pays au motif qu’ils doivent exemplarité à leurs administrés.

Il est vrai que nous autres lecteurs du XXIème siècle pourrions être outrés du comportement de ces gens qui, s’étant arrogé le pouvoir sous légitimation de droit divin et se revendiquant ipso facto de haute naissance, affichèrent tant de dédain à l’égard du petit peuple et ne lui tenaient de considération qu’en qualité de contribuable. Ce serait oublier qu’au titre de roi, Louis XV s’était vu, au début de son règne en tout cas et relevant de la maladie qui l’avait cloué au lit à Metz, qualifier de bien-aimé. Il fut acclamé spontanément par le petit peuple à son retour aux affaires. Petites gens qui n’ignoraient pourtant rien du faste et la luxure dans lequel se vautraient son souverain et sa cour alors qu’eux-mêmes peinaient à remplir leur assiette au quotidien.

Nos yeux d’aujourd’hui nous font nous offusquer sur le mérite dont a pu se prévaloir la noblesse à être bien née. Mérite d’en avoir aucun donc puisqu’elle n’y était pour rien. La providence ayant pourvu à son succès. En ces temps d’ignorance ou tout s’expliquait en Lui et par Lui, les contemporains des monarchies successives y voyaient donc forcément la main de Dieu. Et dans le cursus médical le prêtre, en qualité de médecin de l’âme, importait tout autant que ces messieurs de la faculté dont les soins se limitaient pratiquement à faire des saignées.

Le roi n'était pas si mal qu'il en était lui-même persuadé, et il espérait que cette comédie se terminerait bientôt. Les médecins n'étaient que des sots patentés, les princes des idiots titrés et les prêtres de faiseurs de contes.

Voici donc un fort bel ouvrage qui rappelle un monarque à sa condition de mortel et le met à l’épreuve de sa conscience lorsque sa vie est menacée. Les luttes d’influence sont âpres au chevet du prestigieux malade, on peut aimer son souverain et ne pas perdre pour autant le sens des réalités quant à la sauvegarde de ses intérêts, que chacun dira acquis de haute lutte.

Cet ouvrage a confirmé à mes yeux le plaisir que m’avait procuré le premier ouvrage que j’avais lu de la main de Camille Pascal. Les faits relatés, étant tous authentiques, font de cet ouvrage un véritable livre d’histoire lequel se lit pourtant comme un roman car rehaussé d’une écriture immersive qu’aucun anachronisme de langage ne vient entacher. Le style raffiné, avec le soupçon de dédain qui convient dans la bouche des possédants, restitue à merveille les dialogues qui avaient cours au sein de cette société dite sophistiquée au point d’en paraître précieux, et toutefois non dépourvu de verdeur. Formidable travail de rédaction qui témoigne d’un égal travail de documentation et d’une connaissance approfondie des us et coutumes en vigueur dans cette société aux cloisons étanches entre classes. Les privilèges cela se préserve d’une vigilance permanente et pointilleuse, cela se défend bec et ongles. C’est encore une fois un superbe ouvrage de la main de Camille Pascal qui a fait mon bonheur de lecteur et amateur d’histoire. Je dirigerai quant à moi ma vigilance sur ses productions futures.

Le docteur Vernage appelé à son chevet la gronda de son indiscipline et lui rappela que la complexion des femmes n'était pas de nature à supporter les inquiétudes de la politique, et  encore moins le fardeau des affaires de l'Etat, surtout lorsqu'elles étaient indisposées.

mardi 26 octobre 2021

Berthe Morisot - le secret de la femme en noir~~~~Dominique Bona

 


On peut légitimement se demander pourquoi écrire une nouvelle biographie quand sept existent déjà sur le personnage choisi. Il faut être à mon sens persuadé d'apporter quelque chose de nouveau à la connaissance du sujet en question. Si ce n'est un fait, au moins un aspect resté inexploré de la personnalité. Quelque chose que la sensibilité de l'auteur mettra à jour. Dominique Bona n'avait-elle pas trouvé dans les précédentes biographies de Berthe Morisot l'éclaircissement du mystère que le regard de celle-ci oppose à ses contemplateurs. Car c'est à n'en pas douter ce regard à la fois insondable et mélancolique qui a intrigué Dominique Bona. Regard profond, désarmant, qu'Edouard Manet a si bien reproduit chaque fois que Berthe Morisot lui a servi de modèle.

Les artistes ont tous leur part d'ombre. du fond de laquelle ils vont puiser cette limpidité que fait jaillir leur inspiration. le talent consistant à abreuver les autres à cette source confidentielle. Berthe Morisot, artiste secrète s'il en est, n'exprimait jamais mieux ses intentions que dans sa peinture. Surement pas dans le bavardage, défaut bien féminin dont elle a été préservée selon Dominique Bona. Son art dévoilait à son entourage ce qu'en femme introvertie son cœur n'exprimait qu'avec circonspection.

Elle avait en son temps le double handicap d'être une artiste avant-gardiste dans un courant pictural, l'impressionnisme, qu'il était tout autant, et d'être une femme. Au XIXème siècle la femme était vouée à la frivolité et n'existait que lorsqu'elles devenaient mère de ses enfants. Berthe Morisot n'a pas dévié du chemin qu'elle s'était tracé. Elle a voulu être femme pour elle-même, et ne séduire que par son art. Exprimer ainsi ce que sa nature profonde ne savait dire qu'au bout de ses pinceaux. Femme et artiste au XIXème siècle, deux raisons de disparaître qui lui ont donné deux raisons d'exister.

Le mot mystérieux est celui qui revient le plus souvent dans les pages de Dominique Bona à l'écriture très agréable. Berthe Morisot augmentait le mystère du féminin d'un autre, celui de l'observatrice taciturne du monde qui l'avait vu naître et avec lequel elle ne communiquait bien qu'avec son art. Les confidents en paroles et en écrits étaient rares à cette femme dont le détachement aux choses du monde pouvait paraître froideur : sa sœur Edma, le poète Mallarmé, sa fille Julie. La femme inspirée par une muse qu'elle partageait sans doute avec celui qui l'a le mieux figée sur la toile, Edouard Manet, n'aura de cesse de vouloir s'en démarquer, se singulariser, mettant en œuvre une « peinture tantôt aérienne, tantôt aquatique, qui ne tient à la terre que par un fil. » le réalisme a vécu, Berthe Morisot veut peindre le mouvement, donne du flou au trait et ouvre la porte à l'abstrait.

C'est avec une grande acuité et une forme de communion que Dominique Bona scrute ce regard et tente de découvrir qui était la femme dissimulée derrière l'artiste ô combien prolifique. Elle avait fait métier de sa passion. Dans la chaleur énigmatique de ce regard merveilleusement restituée par Edouard Manet, elle cherche les reflets dorés qui dévoileront le secret de la femme en noir, sous-titre de son ouvrage, au regard tout aussi noir tourné vers son intérieur, dans une pudeur ténébreuse et fière. Superbe biographie d'une artiste dont Manet vantera la « beauté du diable », énigmatique sans doute parce que de sa personne émanait tous les antagonismes, chaleur du regard-froideur au contact, incommodant à qui aurait voulu lire à livre ouvert dans un visage fermé à la lecture des émotions.

Cette biographie de Dominique Bona n'en est pas une de plus. Elle en est une autre. Une approche différente d'un personnage par sa sensibilité et non pas par la chronologie des événements de sa vie. Une femme cherche à en comprendre une autre dans son époque, son environnement affectif, son obsession de peindre. Un travail de documentation fouillé autant que le regard est sondé pour décoder un personnage plus cérébral que sensuel. Beau document qui établit un rapport entre femmes, une autrice et son sujet, artiste à qui sans doute le bonheur a toujours échappé dans le douloureux accomplissement de la femme-artiste.


mercredi 20 octobre 2021

Luca~~~~Franck Thilliez


Sharko et son équipe ont migré vers le nouveau 36. Le numéro a été conservé, l’adresse a changé. Le mythique quai des orfèvres a vécu. La Crim est désormais installée au 36 rue du Bastion, aux Batignolles.

La mutation pèse lourd dans les esprits. Les flics de la Crim ont aussi leur nostalgie. Le 36, l’ancien, le vrai, c’était quelque chose. Les glorieux anciens hantaient les murs. Les truands célèbres aussi. Au Bastion ni les premiers ni les seconds n’auront le code d’accès pour franchir les sas et se rappeler à la connaissance des petits nouveaux. Tout est hyper sécurisé : caméras, badges, portiques, lecteur d’empreintes, le Bastion est un concentré de technologies modernes. Fini la cavalcade dans le célèbre grand escalier de PJ, cinq étages que flics et truands ont arpentés pendant des décennies, il faut désormais prendre l’ascenseur. Seulement voilà, Sharko, les nouvelles technologies c’est pas son truc !

Et pourtant avec la nouvelle affaire qui lui tombe sur le dos, il va falloir qu’il s’y colle aux nouvelles technologies. Un fou furieux, un fortiche en ce domaine justement va leur en faire baver. Sharko n’aime pas ça. Les gens qui trafiquent les corps pour en faire des êtres numériques encore moins, mi-homme mi-robot, ça assombrit l’horizon déjà gris du paysage en chantier qu’il a sous les fenêtres de son nouveau bureau. Lui ce qu’il sait faire c’est se confronter à la part humaine de la nature du même nom. L’homme augmenté, l’homme 2.0, ça lui file le bourdon.

Luca, c’est une affaire dont les prolongements et les rebondissements n’en finissent pas. Les cadavres n’ont pas dit leur dernier mot. Les machines les font parler même quand ils sont morts. Les biohackers jouent les apprentis sorciers : intelligence artificielle, accroissement des capacités humaines, manipulations de la vie en éprouvette, conquête de l’immortalité. Sharko est précipité dans le monde des transhumanistes. Des fêlés qui lui volent ses nuits. Qui lui font regarder ses enfants avec la crainte de les voir happés par le monde de violence qu’il côtoie tous les jours, de leur voler l’espoir de nature qui a déjà disparu du paysage des Batignolles, de les priver de sa présence quand des fous lui font arpenter la ville jour et nuit. Déformation professionnelle qu’il partage désormais avec la mère des jumeaux, Lucie Hennebelle sa compagne et collègue dans le travail.

Frank Thilliez m’a encore volé une part de liberté. Son polar m’est resté collé aux mains. Difficile de m’en défaire. Je reste admiratif de cette capacité à bâtir une intrigue complexe sans perdre le fil dans l’écheveau et la mettre en page. J’allais dire admiratif de l’imagination, mais peut être tout cela n’est-il pas totalement imaginaire. Peut-être sommes-nous déjà phagocytés par la grande bulle de données, que quelques labos dans le monde travaillent déjà à faire de l’homme, corps et esprit, un matériau ductile, façonnable à volonté pour devenir ce que l’on attend de lui : un consommateur docile. Dormez en paix bonnes gens les GAFA veillent sur vous. Vous leur êtes très chers. Ils travaillent à prolonger la vie du consommateur que vous êtes. Et peut-être même mieux. Ils travaillent à faire de vous un être virtuel qui consommera même lorsque votre corps sera réduit en poussière. Le rêve, non ?


vendredi 15 octobre 2021

Une femme à Berlin~~~~Martha Hillers



Une femme à Berlin est le journal tenu par une femme retenue dans la capitale allemande dans les derniers mois de la seconde guerre mondiale alors que les troupes russes y font leur entrée. Kurt W. Marek, qui a été le premier éditeur de ce journal, évoque la froideur du témoignage qu'il avait eu sous les yeux.

Pensez donc ! Tenir un journal sous les bombardements, terrée dans la peur et la promiscuité des caves nauséabondes, le poursuivre quand son autrice est elle-même l'objet de viols par les vainqueurs du moment, bien décidés à faire endurer au peuple allemand ce qu'eux-mêmes avaient enduré. Poursuivre l'écriture de ce journal quand elle-même est sujette aux privations, la faim commandant au corps et à l'esprit, le faire dans pareilles conditions ne pouvait être possible qu'avec la ferme détermination de faire savoir et d'ouvrir son coeur à la postérité. Il fallait pour cela conserver un véritable détachement avec les événements et y trouver ce qu'elle dit elle-même - page 373 éditions Folio - « le seul fait d'écrire me demande déjà un effort, mais c'est une consolation dans ma solitude, une sorte de conversation, d'occasion de déverser tout ce que j'ai sur le cœur. »

Et s'il était encore nécessaire de redonner un peu de chaleur à ce témoignage pour l'alléger du ton journalistique qui est le sien, je citerai ce passage qui lui redonne une part d'humanité : « le plus triste pour une femme seule, c'est que chaque fois qu'elle trouve une sorte de vie de famille, elle dérange au bout d'un certain temps, elle est de trop, déplaît à l'un parce qu'elle plaît à l'autre, et qu'à la fin on l'expulse pour avoir la paix. Voilà tout de même quelques larmes qui viennent souiller ma page. »

Quelle force et volonté a-t-il fallu à cette femme, alors qu'elle venait de se faire violer dans les escaliers de son immeuble par deux brutes assoiffées de vengeance, pour vaincre sa honte, sa détresse, la haine de ses agresseurs mais aussi de ceux qui n'ont rien fait pour la secourir, quelle détermination a-t-il fallu à cette femme pour prendre son cahier, son crayon et écrire : « Je me suis redressée en prenant appui sur la marche, j'ai rassemblé mes affaires, me suis glissée le long du mur jusqu'à la porte de la cave. Sur ces entrefaites, on l'avait verrouillée de l'intérieur. Et moi : Ouvrez-moi, je suis seule, ils sont partis … Bande de salopards ! Deux fois violées, et vous claquez la porte et vous me laissez croupir là comme un tas de merde ! »

Page 337 : « Jamais, jamais un écrivain n'aurait l'idée d'inventer une chose pareille » Difficile à la fermeture de cet ouvrage d'écrire autre chose que ce qu'elle a écrit elle-même, en voulant garder l'anonymat. C'est pour cela que dans cette chronique, je ne ferai que citer trois autres passages qui m'ont particulièrement marqué :

Page 233 : « … je me demande ce qui parviendrait encore à me toucher, à m'émouvoir vraiment aujourd'hui ou demain. »

Page 310 : « Occasion de plus de constater que, quand tout s'écroule, ce sont les femmes qui tiennent le mieux le coup, et qu'elles n'attrapent pas aussi vite le vertige. »

Page 77 : « Dans les guerres d'antan, les hommes pouvaient se prévaloir du privilège de donner la mort et de la recevoir au nom de la patrie. Aujourd'hui, nous les femmes, nous partageons ce privilège. Et cela nous transforme, nous confère plus d'aplomb. A la fin de cette guerre-ci, à côté des nombreuses défaites, il y aura aussi la défaite des hommes en tant que sexe. »

Comment un tel détachement est-il possible, alors que toutes celles qui ont subi pareil sort s'enferme dans le silence de la dépression ? le viol n'était-il qu'une péripétie de la guerre, un dédommagement payé par les femmes au vainqueur en compensation des dommages subis par ce dernier du fait de celui qui était à l'origine de tout cela et que le peuple allemand a adoubé ?

Page 211 : « Et tout ça, nous le devons au Führer ».

Une femme à Berlin est un ouvrage à part. Parce que peu de témoins de tragédies comme celle-là ont eu la force de le noter dans des carnets au jour le jour. Même après le pire. Parce que cette femme témoigne sans s'exonérer, faisant partie du peuple allemand, d'une part de responsabilité de cette guerre, s'étant laissé embarquer sans en mesurer la portée par celui qui en était l'initiateur. Parce que cette femme conserve tout au long de son récit la plus grande pudeur et ne cherche surtout pas l'apitoiement. Parce que cette femme n'a pas voulu faire de ce journal une source de revenu. C'est un témoignage « gratuit » des horreurs de la guerre, laissé à la postérité. La postérité étant ces hommes et femmes qui constituent l'humanité, libres à eux d'en tirer les enseignements qu'ils jugeront bon de faire. Mais rien n'étant gratuit en ce bas-monde, c'est un témoignage qu'elle a payé avec ses souffrances et sa dignité.


mercredi 6 octobre 2021

Balzac et la petite tailleuse chinoise ~~~~ Dia Sijie

 


C'est un ouvrage très autobiographique que nous adresse Dai Sijie avec Balzac et la petite tailleuse chinoise. Il a bien connu cette période de l'histoire de la Chine restée inscrite sous le nom de révolution culturelle. Il en a été la victime. Période catastrophique pour le pays qui a connu la fermeture de ses universités et l'exil de ses intellectuels - catégorie de la population qualifiée de bourgeoise et ennemie de la révolution - vers les campagnes pour leur rééducation par le prolétariat paysan.

On comprend alors que ce narrateur intervenant à la première personne et dont on ne connaîtra pas le nom ne peut être que l'auteur lui-même. Dans le dénuement qui leur fut imposé, à lui et son ami Luo, comme à tous ceux qui ont subi cette humiliation, ce qui leur pesait le plus n'était pas tant la dépossession de leurs biens que la privation de l'accès à la culture. Culture occidentale en particulier, jugée perverse et contraire à l'esprit d'une révolution engagée sous la vigilance des gardes rouges.

Aussi, lorsqu'ils apprennent qu'un exilé comme eux a réussi à soustraire à la vigilance de leurs rééducateurs une valise contenant des ouvrages d'auteurs classiques, dont Balzac, cette dernière devient un graal à conquérir. Cette perspective leur donne toutes les hardiesses pour étancher ce qui était devenu une soif irrépressible : lire. Lire autre chose que la littérature autorisée à dominante politique, au premier rang de laquelle le petit livre rouge de Mao. Ils sont prêts à toutes les ruses pour y parvenir, avec la pleine conscience des risques qu'ils prennent à la transgression de l'interdit. La révolution culturelle a fait son lot de victimes dont le nombre est à l'échelle de la population chinoise.

Les deux amis n'ont plus qu'une obsession : s'abreuver à cette source qu'est à leurs yeux la valise contenant les livres interdits. Et en partager le bienfait avec celle qui a conquis leur coeur : la petite tailleuse chinoise. Dai Sijie fait alors de cet ouvrage une forme de conte qui donne une certaine légèreté à l'entreprise de nos deux jeunes assoiffés, même si l'insouciance devient inconscience. Lire les auteurs classiques devient pour eux comme une respiration, une bouffée d'oxygène qui vient éclaircir ce brouillard d'obscurantisme que le système répressif a répandu sur le pays.

J'ai reconnu l'écriture moderne et accessible qui m'avait conquis avec L'évangile selon Yong Sheng du même auteur. Elle évoque sans ambages cette période sombre de l'histoire de la Chine. Une écriture sage, sans violence, qui ne sombre pas dans le discours politique pour dire le désarroi de l'opprimé mais fait comprendre que l'accès à la connaissance est une nourriture tout aussi essentielle que celle qui remplit l'estomac. Un bien bel ouvrage.