Les artistes ont tous leur part d'ombre. du fond de laquelle
ils vont puiser cette limpidité que fait jaillir leur inspiration. le talent
consistant à abreuver les autres à cette source confidentielle. Berthe Morisot,
artiste secrète s'il en est, n'exprimait jamais mieux ses intentions que dans
sa peinture. Surement pas dans le bavardage, défaut bien féminin dont elle a
été préservée selon Dominique Bona. Son art dévoilait à son entourage ce qu'en
femme introvertie son cœur n'exprimait qu'avec circonspection.
Elle avait en son temps le double handicap d'être une
artiste avant-gardiste dans un courant pictural, l'impressionnisme, qu'il était
tout autant, et d'être une femme. Au XIXème siècle la femme était vouée à la
frivolité et n'existait que lorsqu'elles devenaient mère de ses enfants. Berthe
Morisot n'a pas dévié du chemin qu'elle s'était tracé. Elle a voulu être femme
pour elle-même, et ne séduire que par son art. Exprimer ainsi ce que sa nature
profonde ne savait dire qu'au bout de ses pinceaux. Femme et artiste au XIXème
siècle, deux raisons de disparaître qui lui ont donné deux raisons d'exister.
Le mot mystérieux est celui qui revient le plus souvent dans
les pages de Dominique Bona à l'écriture très agréable. Berthe Morisot
augmentait le mystère du féminin d'un autre, celui de l'observatrice taciturne
du monde qui l'avait vu naître et avec lequel elle ne communiquait bien qu'avec
son art. Les confidents en paroles et en écrits étaient rares à cette femme
dont le détachement aux choses du monde pouvait paraître froideur : sa sœur Edma,
le poète Mallarmé, sa fille Julie. La femme inspirée par une muse qu'elle
partageait sans doute avec celui qui l'a le mieux figée sur la toile, Edouard
Manet, n'aura de cesse de vouloir s'en démarquer, se singulariser, mettant en
œuvre une « peinture tantôt aérienne, tantôt aquatique, qui ne tient à la
terre que par un fil. » le réalisme a vécu, Berthe Morisot veut peindre le
mouvement, donne du flou au trait et ouvre la porte à l'abstrait.
C'est avec une grande acuité et une forme de communion que
Dominique Bona scrute ce regard et tente de découvrir qui était la femme
dissimulée derrière l'artiste ô combien prolifique. Elle avait fait métier de
sa passion. Dans la chaleur énigmatique de ce regard merveilleusement restituée
par Edouard Manet, elle cherche les reflets dorés qui dévoileront le secret de
la femme en noir, sous-titre de son ouvrage, au regard tout aussi noir tourné
vers son intérieur, dans une pudeur ténébreuse et fière. Superbe biographie
d'une artiste dont Manet vantera la « beauté du diable », énigmatique sans
doute parce que de sa personne émanait tous les antagonismes, chaleur du
regard-froideur au contact, incommodant à qui aurait voulu lire à livre ouvert
dans un visage fermé à la lecture des émotions.
Cette biographie de Dominique Bona n'en est pas une de plus.
Elle en est une autre. Une approche différente d'un personnage par sa
sensibilité et non pas par la chronologie des événements de sa vie. Une femme
cherche à en comprendre une autre dans son époque, son environnement affectif,
son obsession de peindre. Un travail de documentation fouillé autant que le
regard est sondé pour décoder un personnage plus cérébral que sensuel. Beau
document qui établit un rapport entre femmes, une autrice et son sujet, artiste
à qui sans doute le bonheur a toujours échappé dans le douloureux
accomplissement de la femme-artiste.