Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mercredi 24 janvier 2018

Martin Eden ~~~~ Jack London


"C'est une tâche grandiose que d'exprimer des sentiments et des sensations par des mots écrits ou parlés, qui donneront à celui qui écoute ou qui lit la même impression qu'à son créateur". Toute la difficulté de la traduction de pensées en mots est dans cette phrase que Jack London met dans la bouche de son héros, Martin Eden. Ce que l'auteur appelle cette tâche grandiose n'est ni plus ni moins que le talent.

Si l'on en croit la quatrième de couverture de l'édition 10-18, avec Martin Eden, Jack London se serait défendu d'avoir produit un roman autobiographique. Mais comment imaginer qu'il puisse en être autrement avec pareil ouvrage qui, au factuel près, relate le parcours d'obstacles d'un écrivain en quête d'audience.

Comment se déclenche le mécanisme de la reconnaissance du talent à laquelle aspire tout créateur ? Qui le révèle ce talent, ou plutôt qui le décrète devrait-on dire. C'est le fil conducteur de cet ouvrage. Un auteur convaincu de son art se heurte au crible de ceux qui ont mainmise sur l'édition pour faire éclater son talent à la face du monde. Et quand le succès sera là, de s'interroger : je suis le même à qui vous avez tout refusé hier. Je n'ai pas changé. Ces manuscrits, hier méprisés, sont aujourd'hui réclamés. Je n'y ai rien changé. Mais aujourd'hui que je suis connu, reconnu devrais-je dire, vous ne regardez même plus ce que je vous présente avant de le livrer aux presses des imprimeries. Quelle sombre alchimie fait un jour du fruit de la création une œuvre quand hier elle le livrait au rebut ?

Superbe découverte pour moi que cet ouvrage de l'auteur de Croc-Blanc, de L'appel de la forêt. Il restait en mon souvenir comme inspirateur d'aventures dans le grand nord canadien. Ne percevant pas encore, ébloui que j'étais par ces rêves d'évasion, que ces contes ont une seconde lecture, philosophique celle-là. Sous le manteau neigeux, dans les températures glaciales, la solitude de la forêt, la nature humaine se révèle à qui sait scruter ses intentions. La lecture de Martin Eden sera certainement une clé pour relire et décoder les ouvrages écrits par Jack London lors de ses périples dans les extrémités du monde.

Il part de très loin aussi Martin Eden lorsqu'il fait la connaissance de Ruth Morse. Tout les sépare. Elle, est fille de la grande bourgeoisie américaine de la fin du XIXème siècle. Lui n'est rien. Pas d'éducation, de fortune, encore moins de culture. Et pourtant, il croit pouvoir la séduire. Avec la conviction naïve que pour gagner la main de son aimée, il lui suffira d'enrichir sa culture embryonnaire. Installée dans le confort de sa naissance privilégiée, avec la seule préoccupation d'être aimée, sans même la résolution d'aimer en retour, la culture est pour elle une fin. Quand lui, dans sa sincérité crédule, y voit un moyen. Le moyen de gagner un cœur. C'est compter sans les préjugés, la prédestination de la naissance, sans imaginer que le désir d'être aimé puisse être qu'une forme suprême de narcissisme.

Martin Eden aura du mal à occulter Jack London quand il se livre à une critique acerbe de la gent éditoriale. Des "êtres sans pensée" dont la plupart sont des "ratés de la littérature". Ce sont ceux-là même qui décident ce qui doit être édité ou non. Ils voudraient le pousser à descendre de son piédestal philosophique, à avilir son style pour se livrer à la littérature commerciale. Peine perdue, car Martin préfère persister en créateur du beau, même ignoré, plutôt que trahir la lettre et l'esprit pour devenir célèbre. Et lorsque Ruth lui demande ce qu'il deviendra s'il ne réussit pas à faire reconnaître son talent, il répond qu'il deviendra éditeur. Mais avant d'en arriver là, il préfère endurer la faim tout au long de chapitres interminables. Des chapitres qui creusent le ventre du lecteur que l'on est.

Critique tout aussi incisive de la société américaine à la veille du XXème siècle. Individualiste et vénale, une société cloisonnée qui cultive l'indifférence et ne connaît de solidarité qu'entre gens qui n'en ont nul besoin. Une société qui ne reconnait de quartier de noblesse qu'aux comptes en banque bien pourvus.

Jack London explore le monde de la littérature, c'est son domaine. Mais son goût du beau pourrait le verser dans toute autre forme de création. Il refuse d'avilir un talent quel qu'il soit pour le livrer aux instincts friands de vulgarité. Il refuse de voir la vie déterminée par la seule naissance. Il veut franchir le mur du mépris sans vouer son âme au diable, dût-il n'espérer qu'une gloire posthume, voire aucune. A la faim du corps, il ne sacrifiera pas celles de l'esprit et du coeur.

Dans un style parfois un peu sentencieux, surprenant dans la bouche d'un héros loqueteux, Jack London nous livre une superbe fresque de la société américaine, du monde de l'édition. Il fait une analyse déconcertante de ce mécanisme déclencheur du succès. Filtre dans ces pages la vraisemblance criante d'un auteur qui a, à n'en pas douter, eu beaucoup de mal à se hisser au-dessus de sa condition première pour laisser à notre gourmandise de lecteur des ouvrages qui donnent à méditer, lorsqu'on a dépassé le stade du plaisir de lire.


mardi 16 janvier 2018

Arrête avec tes mensonges ~~~~ Philippe Besson

 



Arrête avec tes mensonges, c'est une histoire d'amour que son auteur aurait bien voulu qualifier de banale. Sauf qu'au temps de l'adolescence de Philippe et Thomas, il a fallu convenir qu'elle était singulière. Avec le lot de discrimination que peut comporter ce qualificatif.

En 2017, année de la parution de cet ouvrage, Philippe crie sa révolte d'avoir perdu son amour de jeunesse. Sa manière de le faire, c'est parfois le choix de l'obscénité affichée, dérangeante. Oui on a fait ça, comme ça. On s'aimait. "Le reste du temps, on s'embrasse, on …"(Page 78 édition 10/18).

Il faut choquer, à la hauteur de la frustration, de la meurtrissure qui ont été les siennes de ne pouvoir afficher son amour, pour un garçon. Car à la fin de cette histoire, il y a celui qui assume son penchant et est toujours là pour le clamer, et celui qui l'a renié.
La vraie singularité de cet amour, c'est qu'elle a conduit l'un des amants à se donner la mort. C'est donc tout sauf un amour banal.

Il n'est pas dans la nature de l'amour de faire du mal à quiconque. Il est trop souvent dans la nature de l'homme de faire du mal à l'amour.

La nature se moque bien de qui aime qui. Pourvu que l'amour soit réciproque et consenti.


jeudi 11 janvier 2018

Montaigne ~~~~ Arlette Jouanna

 


J'ai avec les Essais de Montaigne une histoire personnelle qui me laisse le souvenir d'un supplice. J'avais seize ou dix-sept ans, l'exercice nous était imposé par un professeur de français féru de XVIème siècle qui ne s'était pas satisfait des extraits du réputé Lagarde et Michard. Cet idéaliste obstiné tentait de détourner les ados que nous étions de leurs dissipations triviales, quand, pour ce qui me concerne, l'objet de mes préoccupations était assise quelques rang devant moi. Délicieuse, radieuse, mais studieuse. Les Essais de Montaigne sont restés dans ma mémoire comme une double frustration. Une langue indéchiffrable qui m'avait valu des notes calamiteuses et un dos tourné capable d'en déclamer quelques citations par cœur.

Je n'avais donc jamais envisagé de raviver cette déconvenue jusqu'à ce que sur l'étal de mon libraire, s'expose en gros caractère le nom associé à celle-ci : Montaigne par Arlette Jouanna.

Exorcisme ? Masochisme ? Je l'ai acheté. Je l'ai lu.

J'ai aimé. J'ai depuis quelques temps déjà l'esprit mieux disposé.

"Viresque acquirit Eundo", Il acquiert des forces au fur et à mesure qu'il avance.

La vie de Montaigne, c'est la vie d'une œuvre. Cent fois sur le métier remet ton ouvrage. Les Essais, livre I, livre II, édition dite de Bordeaux. La vie d'une œuvre. L'œuvre d'une vie. La crainte de l'oubli. Première édition posthume de 1595; puis huit rééditions jusqu'en 1635, peut-être moins intègres celles-là. L'aventure se prolonge jusqu'au XXème siècle au cours duquel un lycéen en arrive à haïr le penseur à la langue obscure qui lui a dérobé ses préoccupations frivoles, ses espoirs d'envol.

La langue de Montaigne, que même certains de ses contemporains avaient trouvé ardue, m'avait fermé au contenu de sa pensée. Je n'avais donc pas entrevu que Montaigne était un homme comme les autres, avec ses interrogations, ses peurs, ses contradictions, ses espoirs, ses joies aussi mais si peu. Je n'avais pas entrevu que Montaigne parlait tout simplement de la vie des hommes, confrontés à leurs congénères et à eux-mêmes surtout, que ce qu'il disait en ces temps où ses contemporains s'entre déchiraient sur des questions de dogme serait encore d'actualité aujourd'hui. Avec la même acuité.

Arlette Jouanna a su m'ouvrir à tout cela. Elle a produit une biographie qui évite l'écueil de la simple chronologie des dates auxquelles se raccrochent des événements. On n'y échappe certes pas, s'agissant du genre de cet ouvrage, mais elle a eu à cœur d'aborder la vie du philosophe avec un canevas plus thématique, de faire le décryptage qui avait rebuté les ardeurs de l'homme en devenir que j'étais. Qui n'est pas devenu si on se réfère à l'idéal de Kipling.

Montaigne rêvait de survivre par ses écrits, sans y croire vraiment. Philosophe pessimiste mais opiniâtre, pragmatique mais influençable, ambivalent mais consensuel, entreprenant mais prudent, humaniste mais individualiste, subjectif mais ouvert à la contradiction, pacifiste sans illusions. Penseur pétri de modération bien inspirée, de modestie mal inspirée, puisque devenu référence parmi les humanistes.

L'utopiste-réaliste avait un grand talent pour la dérobade. Philosophe, il rêvait de voir ses pairs prendre en main la destinée des hommes en lieu et place de politiques ambitieux. Avec une prudence avisée en ces temps de guerre de religion il a laissé planer le doute sur ses convictions, et à son lecteur, qu'il interpelle en préambule de son ouvrage, le soin de décrypter ses raisons et convictions qu'il distillait avec le souci de ne pas heurter, l'obsession d'être aimé : "C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit, dès l'entrée, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ai nulle considération de ton service, ni de ma gloire."

Tout est suggestion chez Montaigne, car "toute certitude révélerait une violence prête à se déchaîner". Nous sommes nés pour butter sur des questions sans réponse. Le doute doit rester le propre de l'homme.

Arlette Jouanna a construit la biographie de la genèse d'un esprit plus que de la vie de l'homme, celui qui "prenait plaisir de déplaire plaisamment". Un ouvrage très riche qui fait la part entre l'avéré, le supposé, le caché. Sous sa plume, j'ai aimé faire connaissance avec le tourmenteur de mes années lycéennes.

Quant à l'autre, le dos tourné, si j'en crois Montaigne, je trouverai consolation à mon insuccès :
"Toutes passions qui se laissent goûter et digérer ne sont que médiocres".
"La plus sûre garde de la chasteté à une fille, c'est la sévérité."


vendredi 5 janvier 2018

La fille du fermier ~~~~ Jim Harrison

 


Une obsession, la vengeance. Et qui veut l'assouvir aux États-Unis n'est pas en peine de disposer d'une arme.

Sarah est une jeune adolescente plutôt sage. Elle n'a pas d'appétence particulière pour la chose sexuelle. Elle est séduisante avec sa beauté naturelle juvénile qu'elle ressent curieusement pourtant plus comme un fardeau que comme atout. La solitude est son refuge depuis qu'elle a perdu le vieux Tim. Son grand âge lui était une sécurité.

Lors d'une soirée de fête locale, elle sera droguée et violentée par le fils d'un riche propriétaire voisin connu pour ses frasques. Sarah ne dira rien de son malheur, de sa souffrance. Bénéficiant de l'indépendance que lui laisse son père, elle a décidé de se venger. Toute seule.

Jim Harisson, le vieil homme au physique cabossé, disgracieux, à la voix d'une gravité rocailleuse parvient à se glisser dans la peau de ce personnage aux antipodes de sa propre personnalité. Il fait preuve d'une empathie inattendue pour adopter l'état d'esprit de cette jeune fille meurtrie. En explorateur de la nature humaine, il envisage dans ce roman très court qu'à seize ans une jeune fille puisse déjà être désenchantée par la vie. Mais peut-être donne-t-il trop de lui, de son expérience à cette adolescente.

La nature sauvage, immense, souveraine, sert d'écrin à cette histoire de la violence des hommes. On le sait contemplatif de ses splendeurs, son chien couché à ses pieds. Il la décrit comme il la voit. Belle, simple, évidente. C'est sa manière de la célébrer.

Avec sa sagesse désabusée, Jim Harrison ne se fait plus d'illusion sur le comportement des hommes dont il connaît trop les mauvais penchants. Il les décrit quant à eux comme ils sont, avec les défauts qu'il leur connaît si bien, dont celui de la violence, surtout quand elle s'en prend à l'innocence.

Avec son écriture pressée comme une folle chevauchée dans les collines, il passe d'une idée à une autre sans transition superflue. C'est sa manière de parler des petites gens, des meurtris par la vie, des laissés pour compte dont il prend le parti. Il y a comme une urgence à leur donner la parole. Ce premier ouvrage que je lis de Jim Harrison m'engage à faire plus ample connaissance de son œuvre. Et de lui au travers de celle-ci.