Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mardi 21 juillet 2020

Eugénia ~~~~ Lionel Duroy



Etat satellite des grandes puissances européennes la Roumanie a peiné à s'émanciper et à se constituer en état indépendant dans les frontières qu'on lui connaît aujourd'hui. Avec EugeniaLionel Duroy ouvre une fenêtre de son histoire au cours de laquelle les boucs émissaires aux difficultés du pays en quête d'identité étaient tout désignés parmi les membres de la communauté juive du pays.

Lorsque la seconde guerre mondiale s'annonce le nationalisme roumain fait pencher la balance des alliances vers les forces de l'axe, alors que la Roumanie s'était alliée à la France et l'Angleterre lors de la première guerre mondiale. Les Juifs de Roumanie feront les frais de ce choix au cours de pogroms, dont celui de Jassy en 1941, qui ont entaché l'histoire de ce pays convoité en ce temps sur ses frontières par l'URSS en Bessarabie (aujourd'hui partagée entre Moldavie et Ukraine), l'Autriche Hongrie en Transylvanie.

Jeune étudiante en université lorsque les premières manifestations hostiles aux Juifs se déclarent avant la guerre, Eugenia prend spontanément leur défense. Y compris lorsqu'un de ses frères devient un des meneurs de la terreur menée contre eux. Devenue journaliste et résistante pendant la guerre, elle poursuit son combat pour plaider la cause de ce peuplement confessionnel dont on connaît trop bien le sort funeste qui lui fut réservé en cette période noire de l'histoire de l'Europe.

Au travers du combat de la jeune Eugenia appliqué à des références historiques vérifiables, Lionel Duroy ouvre la réflexion sur la cause du ressentiment meurtrier et instinctif qui s'est manifesté à l'encontre d'une communauté confessionnelle intégrée de longue date au coeur du pays ; alors que la politique roumaine du moment n'était nullement gangrénée par une idéologie ségrégationniste comme en Allemagne. Il ouvre également sur l'évolution du métier de journaliste qu'Eugenia veut promouvoir de simple relation des faits en une approche moderne, plus humaine, en quête du ressenti des personnes face à l'actualité. Clin d'oeil également et accessoirement sur la culture d'un pays dont on oublie les accointances qu'il a eues avec le nôtre. La langue française y était répandue dans une part non négligeable de la population.

Bel Ouvrage que celui-ci qui sous la plume de Lionel Duroy a pris le nom de son héroïne. Au-delà de la page d'histoire d'un pays qui dans notre inconscient nombriliste s'est fait voler la vedette par les grandes puissances de la seconde guerre mondiale, voilà une façon de nous remettre en mémoire que le fleuve de l'antisémitisme qui se déversait dans l'océan de haine des camps de la mort était alimenté par des ramifications qui prenaient leur source dans tous les recoins de la vieille Europe.


dimanche 12 juillet 2020

L'écriture ou la vie ~~~~ Georges Semprun



George Semprun a choisi d'écrire certains de ses ouvrages autobiographiques en français, langue qu'il dominait comme tant autres. Il s'est alors heurté à une difficulté sémantique inattendue de la langue de Molière, une lacune. Il est un mot qui fait défaut à cette dernière, celui qui exprime le "vécu intime" de la personne. En français, le mot expérience a une connotation trop physique, presque scientifique, il ne fait pas suffisamment appel au ressenti qui grave la mémoire profonde comme peuvent le faire les substantifs idoines en allemand ou en espagnol.

Car c'est évidemment sur ce terrain que se situe la raison d'être d'un témoignage, la transmission du "vécu intime" d'une page de l'histoire personnelle d'un être aussi tragique qu'a pu être celle des camps de la mort. Comment faire comprendre à autrui que celui qui en est revenu n'est plus celui qui y est entré, à celui qui est dehors ce qu'a vécu celui qui était dedans. Cette discrimination du dedans dehors est le credo de son premier ouvrage le grand voyage. Comment faire comprendre que celui qui était dedans y a vécu la mort, si tant est que la mort puisse se vivre, même s'il en est revenu.

Alors évidemment, quand il s'agit de transmettre ce "vécu intime", les difficultés se font jour : que dire, quand le dire, comment le dire, et au final pourquoi le dire ? Car le témoignant se heurte en fait à l'écueil suivant : qui pour entendre, comprendre et surtout admettre ? Qui aura le courage de se placer dans l'inconfort moral d'affronter une vérité historique déshonorante pour l'humanité ?

Jorge Semprun avait observé le sort réservé à l'ouvrage de Primo Levi édité dès le lendemain de la guerre, en 1947. le rejet des grands éditeurs, la diffusion confidentielle, le piètre accueil de ses contemporains étaient perçus par lui comme une volonté d'occulter cette page sombre de l'histoire de l'humanité, comme un faux-pas de cette dernière. Jorge Semprun s'était donc imposé l'exercice surhumain de repousser le harcèlement du souvenir et la tentation de le crier à la face du monde. Il refusait la culpabilisation d'être revenu de l'enfer - Il faut lire à ce sujet en fin d'ouvrage ce qui concourut à la survie du matricule 44904, son matricule. Il voulait connaître le bonheur fou de l'oubli. Il se plaçait en posture de quête de repos spirituel.

Avec L'écriture ou la vie, Jorge Semprun nous propose une forme d'élévation, que lui autorise sa culture philosophique. Conscient qu'une écriture de témoignage de faits ne serait que "litanie de douleurs", qu'il faut pour frapper les esprits lui préférer une forme suggestive plus que figurative, il n'évoque jamais la haine mais dénonce le Mal absolu. Avec la majuscule qui donne à ce substantif la dimension mythologique que lui vaut l'ampleur des conséquences néfastes infligées à l'espèce humaine par le nazisme.

La mort de Primo Levi en 1987 a été pour Jorge Semprun la prise de conscience de la dépendance du souvenir au témoignage des seuls survivants des camps de la mort : "Le souvenir vivace, entêtant, de l'odeur du four crématoire : fade, écoeurante… l'odeur de chair brûlée… Un jour prochain, pourtant, personne n'aura plus le souvenir réel de cette odeur : ce ne sera plus qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur. Inodore, donc." La disparition de Primo Levi remettait la mort d'actualité. Jorge Semprun qui disait avoir vécu sa propre mort à Buchenwald acceptera quelques années plus tard, en 1992, une invitation à se rendre sur le site du camp. Il acceptait de confronter le rêve de la vie d'après, et d'avant aussi d'ailleurs, avec celui cauchemardesque qui lui avait volé ses vingt ans. Sa vie après le camp, c'était sa vie après la mort. Renaissance, aussi absurde que naissance, pour se voir confronté à une mort tout aussi stupide. Ce ne sont ni Camus ni Cioran qui le contrediront.

Après une stratégie de survie qui consistait à ne rien lire, ne rien écrire sur le sujet honni, à rechercher la compagnie de personnes ignorant tout de ce passé maudit et tenter de devenir un autre, Jorge Semprun trouve le courage d'affronter cette page de sa vie au travers de l'écriture, bien averti qu'elle le rendrait vulnérable aux affres de la mémoire. Il se convainc de dire que tout ce qui n'est pas du domaine du camp est du domaine du rêve, dans un ouvrage qu'il avait d'abord intitulé L'écriture ou la mort qui sera publié sous celui de L'écriture ou la vie.

Moi qui suis un lecteur de ces mots des Jorge Semprun, Primo Levi, et autres hommes et femmes témoins de l'enfer des camps, moi pour qui "l'odeur de la fumée du crématoire n'est qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur", je reste fasciné d'horreur à la lecture de chacun de ces ouvrages qui du Mal absolu ne me donne certes qu'une idée, mais qui m'attribuent ma juste part de responsabilité d'appartenir à une espèce capable de ce Mal.


jeudi 9 juillet 2020

Comme un enfant qui joue seul ~~~~ Alain Cadéo



Si le passé cesse trop vite de nous appartenir, l'avenir happera tout aussi goulûment celui qui se livrera à la quête effrénée de lendemains meilleurs. Folle et mortelle fuite en avant. C'est à n'en pas douter le raisonnement que s'est tenu Barnabé Raphaël dans sa vie bien établie pour tout plaquer, et retourner au pays qui l'a vu naître. Sans autre projet que celui de vivre chaque instant. Souveraine et absolue procrastination qui consiste à repousser les lendemains eux-mêmes vers un futur toujours plus lointain. Remâcher le présent pour ne le déglutir avant d'en avoir apprécié toutes les saveurs. Philosophie de vie qui ne saurait déplaire à un certain Épicure.

Barnabé Raphaël a décidé de bannir tout ce que la vie moderne peut comporter de promesse de vie meilleure pour laisser ses poumons s'emplir de l'air du temps, son coeur de la vie des autres, son être de la force de la Nature. Rejoindre l'océan et l'entendre lui confier le secret du Monde. Insouciant du tumulte des pauvres inconscients qui lui tournent le dos. Comme un enfant qui joue tout seul.

Alain Cadéo est doué d'une grande acuité dans l'observation de l'âme humaine. Mais ce ne serait qu'égoïste satisfaction si cette qualité ne se doublait de l'aptitude à la rendre intelligible à autrui. Généreux partage qui confère sa noblesse à l'art d'écrire.

Il y a dans son écriture la solitude de l'homme rentré en lui-même pour y fouiller les tréfonds de son être comme Zorba le grec les entrailles de la terre : "Putain de montagne, j'aurai ta peau". Et ce cri de victoire de la pépite ramenée à la contemplation des incrédules. Cette prose poétique dispensée aux coeurs à la dérive en cicatrisation de leurs désillusions d'une vie abandonnée au démon du confort matériel.

On est souvent seul dans la multitude, on n'est jamais seul dans le désert. Il y a toujours un être improbable qui surgit d'un épineux ou d'un rocher. Et pourquoi pas l'amour quand le coeur s'est libéré des contingences qui brident sa spontanéité. Lire Alain Cadéo pour ne pas dire j'ai oublié de vivre.