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samedi 25 avril 2020

Extension du domaine de la lutte ~~~~ Michel Houellebecq

 



Je n'aime pas ce monde. Décidément, je ne l'aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte ; la publicité m'écœure ; l'informatique me fait vomir. Tout mon travail d'informaticien consiste à multiplier les références, les recoupements, les critères de décision rationnelle. Ça n'a aucun sens. Pour parler franchement, c'est même plutôt négatif ; un encombrement inutile pour les neurones. Ce monde a besoin de tout, sauf d'informations supplémentaires.


Je viens de terminer mon cinquième Houellebecq : Extension du domaine de la lutte. Je suis maintenant confronté à une question essentielle, existentielle même : est-ce que je me fous en l'air tout de suite ou bien est-ce que j'attends encore un peu ?

Je vais déjà terminer cette chronique. On verra bien après.

Car pour vous filer le bourdon, ce bouquin est sur le podium. On ne connaîtrait pas l'avenir littéraire de notre trublion de la littérature moderne, on se ferait du souci quant au lendemain du point final de cet ouvrage paru en 1994. Notre auteur controversé a confié dans cet ouvrage son mal être à un informaticien de 32 ans. Il est dans une phase d'exploration des abysses de la déprime. Il faut dire qu'il n'a pas son remède favori sous la main pour soulager ses crises. Rupture de stock : cela fait en effet deux ans qu'il n'a pas eu de relation sexuelle. Faut comprendre aussi.

la religion d'abord, la psychanalyse ensuite

Conscient quand même de la faillite qui le guette, il tente de trouver de l'aide auprès de spécialistes patentés, à contre cœur à vrai dire tant il n'a eu de cesse de les vouer l'un et l'autre aux gémonies : la religion d'abord, la psychanalyse ensuite. Cela donne lieu au passage à quelques paragraphes en forme d'exécution sommaire : "Une femme tombée entre les mains des psychanalystes devient impropre à tout usage." Que dire des hommes ? Il en fera l'expérience. Mais on ne pourra pas lui reprocher d'avoir négligé tous les expédients officiels pour tenter de s'en sortir.

Son recours à la religion se fera par le biais d'un de ses amis d'enfance devenu prêtre. Mauvaise pioche. Ce dernier est lui-même en dépression. La dernière fidèle qui fréquentait son église a été euthanasiée par le corps médical qui la jugeait en trop mauvais état pour être récupérée. Et tout le monde s'en fout.

De guerre lasse dans sa solitude il se rabat en pis-aller vers la faculté. de psy en psy, son parcours de santé remet alors son destin entre les mains d'une psychologue. Une aubaine ? Faut voir. Bien que peu avenante il juge ses charmes acceptables au regard du niveau de déconfiture qu'il a atteint. En bonne thérapeute elle tente de le faire parler. C'est son job. Il saisit l'opportunité et lui tend alors la perche – ne voyez aucune métaphore libidineuse dans cette expression – afin de lui faire entrevoir que le seul remède capable de lutter contre son mal est celui du rapprochement des corps. La praticienne des consciences qui a bien perçu le message subliminal lui fait comprendre en retour que son rôle est de prescrire, et non d'administrer. Elle cède sans plus de discours savant la place à un collègue masculin. Retour à la case départ. On n'est pas sorti du marasme.

passée l'adolescence, la vie n'est plus qu'une préparation à la mort

On retrouve avec cet ouvrage les lignes de forces qui sous-tendent les caractères dans l'ensemble de l'œuvre de MH. On connaît trop bien leur désespoir de voir le corps se flétrir et désintéresser les seules qui pourraient regonfler le sujet – pas d'allégorie licencieuse non plus - celles forcément jeunes et jolies dont ils convoitent les faveurs. Mais à 32 ans notre informaticien est précoce dans le dégoût de la vie. A ses yeux, passée l'adolescence, la vie n'est plus qu'une préparation à la mort. le sexe étant à son idée un autre système de différenciation sociale, alternatif à l'argent, mais autant générateur d'inégalités. Et dans ce domaine, il est dans la catégorie des pauvres.

Cet ouvrage, au demeurant parmi les plus courts de ceux qu'aura produits notre auteur parvenu en cette année de confinement, est aussi à mon sens l'un des plus forts dans la désillusion, la noirceur de la fresque qu'il dresse de notre société : "Je n'aime pas ce monde. Décidément, je ne l'aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte", fait-il dire à son informaticien.

Il n'en reste pas moins que le talent est là. Ironie, humour caustique, éclectisme de la pensée, acuité dans l'observation du monde, se coalisent pour pointer du doigt le leurre dans lequel se fourvoient ceux qui fondent leur bonheur sur le pouvoir d'achat. J'ai beaucoup aimé ces ouvertures sur ce verbiage professionnel qui ne dit plus rien à qui que ce soit tant il a sombré dans l'abstraction. Ils peuvent divaguer en tables rondes, de toute façon c'est le solitaire sur son clavier qui fera le job et tout le monde se pliera à ce que ses algorithmes auront circonscrit dans le domaine du possible.

le doigt sur la détente

Avec Houellebecq, il n'y aucun recours. Chaque être humain est un esquif de désespoir à la dérive sur l'océan de l'indifférence. Il y a certes une échappatoire, une distraction à la spirale de la perdition, mais elle est trop dépendante de lois insidieuses qui gèrent attirance et répulsion des contraires. Et pour notre informaticien la force de répulsion le propulse hors du monde, dans le trou noir de l'amertume. Il en fait son leitmotiv, le doigt sur la détente.

mercredi 14 août 2019

Les particules élémentaires ~~~~ Michel Houellebecq



La vie, pensait Michel, devrait être quelque chose de simple ; quelque chose que l'on pourrait vivre comme un assemblage de petits rites, indéfiniment répétés. Des rites éventuellement un peu niais, mais auxquels, cependant, on pourrait croire. Une vie sans enjeux, et sans drames. Mais la vie des hommes n'était pas organisée ainsi. Parfois il sortait, observant les adolescents et les immeubles. Une chose était certaine : plus personne ne savait comment vivre.

 

Une petite bouffée d'optimisme version Houellebecq pour commencer ?
"Dans les cimetières du monde entier, les humains récemment décédés continuèrent à pourrir dans leurs tombes, à se transformer peu à peu en squelette." Page 244 édition Folio.
Le ton est donné. Bonne lecture à vous.

Mais, hauts les cœurs, il faut rebondir comme on dit de nos jours. Regonfler les troupes et tenter avec notre sémillant auteur frigorifié d'identifier quels remèdes peuvent être prescrits contre l'angoisse de la mort. Puisqu'il s'agit encore et toujours de cela. On n'en connaissait traditionnellement que deux : la religion et la philosophie. Michel Houellebecq nous en fera-t-il découvrir d'autres ?

La première a prévu tous les scénarios pour expliquer à la créature intelligente d'où elle vient et où elle va. Lui garantissant en prime l'éternité. Le problème c'est que sa version de l'éternité passe par le trépas. Mais son service communication est très efficace. La conviction c'est son rayon, la félicité est à la clé. Malgré cela on imagine bien qu'il puisse subsister quelques sceptiques. Les indécrottables athées et autres agnostiques pour qui la religion n'est d'aucun secours puisque force est de constater que les preuves font défaut. Même s'ils reconnaissent avec Houellebecq que le monde ne saurait être sans religion. Il n'en reste pas moins qu'il y a de la concurrence sur le créneau et qu'en pareille circonstance la démarche commerciale pour appâter le chaland aura pu se faire à grands coups de bûcher, lapidation et autre autodafé. Celles qui prônent l'amour de son prochain, les trois grandes monothéistes se revendiquant du Livre, ont des pratiques concurrentielles agressives et ne sont en effet pas tendres avec les brebis égarées. En observateur éclairé, Michel Houellebecq serait plus porté vers une ferveur alternative réputée plus douce : le bouddhisme. Elle est peut-être de nature à apaiser le pénitent mais à toutefois des chances de rebuter le jouisseur des temps modernes pour qui le bol de riz gluant est un tantinet frugal.

La philosophie, dont Montaigne nous ressasse qu'elle est recette pour apprendre à mourir, serait donc aussi un remède, non contre la mort, mais contre l'angoisse qui va avec. Là aussi, depuis que l'écriture a laissé des traces de leurs travaux, on constate que les précepteurs en la matière sont légion. Mais force est de convenir que les chemins de l'apprentissage sont obscurs et tortueux et on va bien l'avouer peu accessibles à la multitude ignorante. Toutes les théories en "isme" cheminant parfois aux confins du mystique, en se gardant bien de franchir la ligne, concoctées et relayées par ce qu'il convient bien d'appeler des penseurs à nous convaincre de l'absurdité de la vie, condescendent fort peu à la vulgarisation et ont de fortes chances de laisser sur le bord du chemin beaucoup d'âmes en peine avec leur lot d'angoisse sur les bras.

se distraire de la mort par le sexe

Quelle échappatoire alors à ces remèdes qui ont, il faut en convenir un fort taux d'échecs ? Houellebecq nous en propose deux autres : le sexe et la science.
Sexothérapie donc pour le premier. Discipline qui pour le coup ne traiterait pas des maladies sexuelles, mais soulagerait de l'angoisse de la mort par le sexe. Cette thérapie présente toutefois l'inconvénient de nécessiter d'une part l'intervention d'un ou plusieurs partenaires consentants de préférence, identiquement angoissés ou non. Sauf à tomber dans le satanisme pervers dont Houellebecq nous offre de bonnes tranches dans son ouvrage. Thérapie qui a en sa défaveur le grand inconvénient de perdre en efficacité au moment où on en a le plus besoin puisque les capacités à se distraire de la mort par le sexe s'amenuisent au fur et à mesure qu'on s'en approche (de la mort, pas du sexe). C'est une hantise chez notre auteur à la prose sans allégorie. le grand travers de cette pratique étant que les praticiens les plus efficaces, les corps jeunes, se désintéressent des patients les plus à la demande, les corps sur le déclin. Au final, ça tourne à l'obsession chez ces derniers et a de grande chance de les conduire vers des établissements spécialisés pour calmer les fiévreux. C'est ce qui arrive à Bruno, l'un des deux protagonistes des Particules élémentaires. Il faut dire qu'il avait des circonstances atténuantes, à rechercher comme souvent dans une enfance quelque peu violentée.

Reste la science. Elle nous a jusqu'alors pas habitués à être le remède ultime. Mais avec un soupçon d'anticipation, nous arrivons en des temps où l'espoir pointe à l'horizon. Michel, le frère de Bruno, fonde beaucoup d'espoir dans cette voie. En particulier dans ce qu'elle serait à même d'identifier les causes du vieillissement et d'en venir à bout. Philosophie, religion, sexe, tout cela le laisse de marbre. A force de mettre les spirales d'ADN en algorithmes, il s'est auto auréolé du nimbe de clarté qui témoigne de la jonction des deux infinis. Il en arrive à imaginer une forme d'idéal dans lequel la sexualité serait déconnectée de la procréation. Pas de risque d'encombrement par une progéniture rebelle ou par trop dissipée. Et cerise sur le gâteau, excusez du peu, l'être nouveau serait doté de cellules de Krauze, - dont on nous dit qu'elles sont les récepteurs sensibles des organes sexuels tant masculins que féminins - sur l'ensemble de la surface de la peau. Autrement dit notre corps ne serait plus qu'orgasme au moindre effleurement, de la moindre poignée de main du matin par exemple. Elle ne serait pas belle la vie ?

Science sans jouissance n'est que ruine de l'homme. A moins que l'homme ait une âme, ce qui reste à prouver, et une relation avec le monde ce qui semble séparer Houellebecq de Pantagruel.


mercredi 5 décembre 2018

Le livre de l'intranquillité ~~~~ Fernando Pessoa

 



Cet ouvrage est celui de "l'universelle douleur de vivre", que Fernando Pessoa a su décrypter mieux que quiconque. Pour ce qui est de la forme, il se présente comme le collationnement de méditations recueillies sur plusieurs années et publiées à titre posthume, tardivement en France. En faire le résumé serait une gageure et ne pourrait être que mauvais plagiat. La prudence et l'humilité commandent de s'en prémunir. Aussi me suis-je concentré sur l'intention de son auteur à m'interpeler, moi lecteur d'un autre temps.

Littérature, "mariage de l'art et de la pensée". Le livre de l'intranquillité en est la plus évidente démonstration. Il m'a fait découvrir un auteur, un poète, un homme capable de mettre en mots et en images les pensées qui, à un moment ou un autre, ont aussi occupé et occupent encore mon esprit et que je ne saurais quant à moi traduire. Il m'implique de cette manière. Je sens bien que le présent qu'il ne vivait qu'en rêve était tourné vers un avenir dont je fais partie, et d'autres après moi. Un livre pour la postérité habitée par d'autres "moi", tant que le monde sera. Il réalise sous mes yeux son vœu le plus cher : "Être plus vivant une fois mort que de son vivant."

"Le seul lien de communication tolérable est la parole écrite, parce que ce n'est pas une pierre d'un pont jetée entre les âmes, mais un rayon de lumière entre les astres."

Voilà donc le lien qui nous unit, lui et moi, par delà les âges, les langues, les condition et notoriété, ce rayon de lumière méprisant le temps qui borne nos vies aussi bien que notre enveloppe charnelle le fait de l'espace qu'elle englobe par tous ses sens. Lui et moi, victimes du même processus qui de la substance périssable d'un organe fait surgir des pensées. Lui et moi, respirant du même souffle dans l'atmosphère spirituelle des vivants et des morts.

"Je voudrais que la lecture de ce livre vous laisse l'impression d'avoir traversé un cauchemar voluptueux."

Les réflexions de Fernando Pessoa, je les ai entendues plus que je ne les ai lues. Comme dictées d'en-haut. Elles m'ont fait découvrir un auteur fabuleux dont la traduction française de son nom est Personne. Clin d'œil du destin, car voilà un homme qui s'est étourdi à nier la Personne qu'il était pour ne devenir plus personne. À la fois rentré en lui-même et dissout dans les autres. Clin d'œil de la langue française qui au même substantif associe la personne et son absence.

"Parfois je songe, avec une volupté triste, que si un jour, dans un avenir auquel je n'appartiendrai plus, des louanges viennent prolonger la vie de ces pages, j'aurai enfin quelqu'un qui me "comprenne", une vraie famille où je puisse naître et être aimé."

Est-ce comprendre Fernando Pessoa que de s'associer à ses interrogations ? Cela me confère-t-il la prérogative de faire partie de cette famille dans laquelle il voulait naître ? Une chose est certaine, les louanges qu'il appelle de ses vœux, je ne peux que m'y adonner tant je reste subjugué par son génie de la métaphore à dresser les tableaux impressionnistes de ses explorations intimes. Tout en se défendant de faire de la poésie, car il est "de la prose qui danse, qui chante, qui se déclame elle-même."

Sauf à vivre comme les animaux, guidés par leurs instincts, sans pensée ni réflexion, voilà un ouvrage auquel nul ne peut rester insensible. Un ouvrage exigeant, tant il condense dans ses surprenantes divagations le désarroi du vivant devant l'absurde de sa condition, à ne savoir répondre qu'à la seule question : pourquoi la vie ? Point de réponse de la part des religions. Elles ne font "qu'emplir les âmes du vide du monde". Point de recours en Dieu qui n'est qu'un "créateur d'impossibilités".


Ouvrage essentiel et inutile à la fois. Essentiel parce qu'il brise la solitude des hommes en les associant aux mêmes interrogations. Inutile parce que ces dernières restent et resteront sans réponse. Mais ouvrage indispensable quand même, car le savoir-dire, en chœur, est un immense soulagement du cœur pour tous ceux qui comme moi restent silencieux à ne savoir dire la souffrance du vivant.

"Mais tout est absurde, et c'est encore rêver qui l'est le moins."

L'homme dans l'absurde de sa condition. A l'instar d'un Albert Camus vingt ans plus tard. Un cri à l'écho du monde, contre le mutisme de la résignation. Rêver, rêver encore et toujours. Nous ne sommes que ce que nous rêvons. Pessoa n'a fait que simuler sa vie, son esprit était ailleurs, à fouiller son âme comme le télescope scrute les trous noirs de l'univers, à écouter dans l'ennui la "sourde poésie de l'âme". Allégories sublimes qui font de lui un porte-parole de choix pour l'espèce affublée de la douleur de penser.

"Le Moi lui-même, celui qui appartient à chacun de nous, est peut-être une dimension divine."

Ouvrage d'un homme qui a pour patrie sa langue et s'épuise à ne savoir se situer entre l'être et le non-être, entre le moi et les autres, entre le tout et le néant. Entre tout et son contraire. Concept globalisant jusqu'à faire du Moi une composante de Dieu. La majuscule sied alors aux deux. Et pourquoi pas décréter la mort de Dieu, Nietzsche a bien osé.

Ouvrage de référence, intemporel, d'une mélancolie lumineuse et envoutante, qui nous fait souffrir par sympathie, au fond de cet "asile de fous" qu'est notre âme.