Ce qui est remarquable avec la mythologie c'est cette forme de connivence des dieux avec les mortels. Connivence qui ne s'exprime pas seulement par les turpitudes dans lesquelles les dieux entraînent ces derniers mais aussi par les alliances amoureuses dont ils se réservent l'initiative - à tout seigneur tout honneur - avec les inévitables descendances qui ne manquent pas d'en résulter. Dont on se demande toujours si le rejeton connaîtra l'immortalité, à défaut d'éternité puisque sa vie connaît un commencement. Achille, roi de Phthie, le plus valeureux guerrier de la guerre de Troie, en est un spécimen puisque fils de la Nymphe Thétis et du roi Pélée, un mortel. Un oracle prédit toutefois un terme à la vie d'Achille, une fois Hector passé au fil de son glaive.
La guerre de Troie, puisqu'il est question de cette épopée dans cet ouvrage
de Pat Barker,
est sans conteste le résultat de ces défauts bien humains qui caractérisent
Zeus et consort. Consort étant en l'occurrence ces Belles du sommet des sommets
: Héra, Pallas Athéna et Aphrodite, tout aussi anxieuses de se voir couronnées
la plus belle de toutes. Jalousie, concupiscence, luxure et querelles
conséquentes sont au programme, supposées corrigées par une valeur qui nous est
désormais étrangère : l'honneur. La compétition aurait pu être loyale. C'était
compter sans Eris, la méchante déesse de la Discorde qui, furieuse d'être
oubliée dans la liste des invités au mariage de Pélée et Thétis, a jeté la
pomme de la Discorde dans la salle du festin avec cette mention par laquelle
tout s'enclenchera : « A la plus belle ».
Il n'en fallu pas plus aux trois déesses à revendiquer le titre d'intriguer et
de fil en aiguille et en de sournoises manœuvres de jeter Hélène, épouse de
Ménélas roi de Sparte, dans le bras de Pâris, fils de Priam roi de Troie. Et
patatras, la guerre de Troie fut bel et bien engagée. Et Grecs et Troyens de
s'entretuer durant dix années avec la fin que l'on connaît. Nom d'un cheval de
bois !
Cette guerre de Troie, une nouvelle fois colportée à nous mortels des temps
modernes par Pat
Barker, est révélée dans cet ouvrage par celles qui d'habitude conservent
un silence prudent, le
silence des vaincues. Celles qui de reine à femmes du peuple de Troie sont
devenues des trophées de guerre. Puisque telle était la condition réservée aux
femmes des cités conquises dans cette haute antiquité managée par les divins
fantasques de l'Olympe, une fois leurs valeureux époux ôtés à leur affection.
La beauté ayant de tous temps ayant été la plus grande injustice originelle,
même si les critères ont varié selon les époques, ne devenaient trophées auprès
des rois que celles gratifiées de cette qualité. Briséis l'était. Belle femme
de l'aristocratie troyenne, devenue depuis sa capture, l'esclave du roi
Achille. A ne pas seulement le servir à table imaginons bien. C'est donc elle
qui nous raconte sa guerre de Troie dans le
silence des vaincues. Si Hélène a été le sujet de discorde entre Grecs et
Troyens, Briséis l'a été entre Achille et Agamemnon. le roi de Mycènes, roi des
rois de la Grèce antique et accessoirement frère de Ménélas-le-cocu fut donc
obligé, par l'offense faite à la famille, extrapolée à tous les Grecs, de
partir en guerre contre Troie.
Même si le mythe laisse une large plage d'interprétation aux détails des
événements, Pat
Barker reste dans le communément admis du poème original, éludant
toutefois de ces péripéties les multiples interventions des dieux que la
légende nous a laissé envisager. Excepté peut-être le rôle de Thétis, la nymphe
mère d'Achille, nul autre dieu n'intervient aussi directement dans les
événements relatés par Pat Barker, alors
que la légende nous dit qu'ils savaient se rendre visibles à qui ils voulaient
et faire usage de leurs super pouvoirs dirait-on aujourd'hui pour influer sur
le cours des opérations. Diomède et Pâris entre autres ont su en
profiter. Pat
Barker fait donc de cette guerre une affaire entre mortels. C'est
dommage car elle nous prive de toute la fantasmagorie qui enjolive les
péripéties et dont les dieux de l'Olympe sont des instigateurs imaginatifs et
impénitents.
Pat Barker choisit
donc de nous faire vivre cette guerre interminable au travers du prisme de
celles qui en d'autres temps ne pouvaient que se taire, le petit bout de la
lorgnette. Ce que leur condition leur autorisait de voir, de subir. Sois belle
et tais-toi si tu veux vivre. Vivre en esclave de roi pour le meilleur, c'est
le cas de Briséis. Livrée à la troupe avinée pour le pire si tu ne combles pas
ton nouveau maître de faveurs propres à le soulager des maux de la guerre.
Outre cet angle d'observation original, Pat Barker prend
le parti d'évoquer cette guerre avec une écriture résolument moderne, peu
châtiée, version Kaamelott d'Alexandre Astier.
« Qu'ils aillent se faire foutre les dieux » - page 321 édition J'ai lu, pour
que des lecteurs tout aussi modernes et mécréants que nous sommes devenus s'y
reconnaissent sans doute bien dans leur langage commun. Autre temps, autres mœurs,
autre langage, l'important étant de bien comprendre les enjeux de pareil
conflit initialement rapporté par Homère, sous une autre
forme à n'en pas douter.
Le pari était risqué quand des lecteurs, comme c'est mon cas, s'étaient
auparavant délectés des ouvrages de Madeline Miller : le chant
d'Achille en particulier pour l'Illiade, Circé pour l'Odyssée, dont on
va dire qu'ils sont faits d'une écriture aussi rayonnante et policée que la
documentation est fouillée. Mais, même si d'un ton en dessous, pari réussi à
mes yeux pour cette version de l'Illiade. Je n'ai pas craint de voir les
personnages se jeter des noms d'oiseau à la figure. L'angle d'observation du
plus célèbre des conflits est original, tout autant que son écriture. Pourquoi
pas. Moi qui ai toujours eu du mal à lire Montaigne dans
sa langue native, je ne crains pas les efforts de modernisation pour nous
rendre la mythologie accessible. J'inscris même dans mes projets de lecture la
suite de cette « ambitieuse réécriture de l'épisode le plus célèbre de la
mythologie grecque » : Les exilés de Troie.
Citation
- Aurais tu vraiment épousé l’homme qui a tué tes frères ?
- Eh bien, premièrement, on ne m’aurait pas laissé le choix. Mais, oui, probablement. Oui, j’étais esclave, et une esclave ferait tout, absolument tout, pour ne plus être une chose et redevenir une personne.
- Je ne comprends pas comment tu pourrais faire ça.
- Bien sûr que vous ne comprenez pas. Vous n’avez jamais été esclave.