Quant à la raison qui l'a poussé à partir par monts et par vaux sur les sentiers du Massif Central, Stevenson se contente de nous dire dans l'ouvrage qu'il avait d'abord intitulé Voyages avec un âne au travers des Highlands françaises : "Je ne voyage pas pour aller quelque part, mais pour marcher. Je voyage pour le plaisir de voyager. L'important est de bouger, d'éprouver de plus près les nécessités et les embarras de la vie, de quitter le lit douillet de la civilisation, de sentir sous mes pieds le granit terrestre et les silex épars avec leurs occupants." (page 93 Editions de Borée). Nombre de supputations tenteront d'y voir en réalité la manière de réprimer une peine de coeur, et la solitude choisie une condition nécessaire pour faire le point sur sa vie. Peut-être n'ont-ils pas tort car à la page 141, on peut lire cette rare confidence : "Et pourtant, alors même que je m'exaltais dans ma solitude, je pris conscience d'un manque singulier, je souhaitais une compagne qui s'allongerait près de moi au clair des étoiles, silencieuse et immobile, mais dont la main ne cesserait de toucher la mienne."
Protestant de foi, francophile de sensibilité, d'autres y verront pour le futur
inventeur du Docteur Jekyll qu'il est en 1878 l'occasion de se plonger en une
contrée qui a eu son lot de querelles de religion et y faire le constat in situ
que si les guerres ne sont plus à l'ordre du jour, les tensions restent
latentes dans les campagnes conservatrices. N'a-t-il pas force de symbole ce
parcours dont le départ au Puy-en-Velay est aussi un de ceux des chemins de
Compostelle et l'arrivée en Cévennes, pays camisard lequel conserve ancré dans
sa mémoire le massacre de tant d'innocents perpétré par les troupes de Louis
XIV animées de la folle illusion d'expurger les montagnes arides de l'hérésie
protestante.
Dans un périple qui lui a fait revivre ces tensions entre confessions,
l'officielle de Rome et la réformée, les questions de foi ne constituent-elles
pas un second niveau de lecture à qui ne voudrait y voir qu'un récit
d'excursion bucolique tant elles sont présentes d'un bout à l'autre de
l'ouvrage. C'est peut-être la raison pour laquelle Stevenson a appliqué le
pluriel au mot voyage, pour nous faire comprendre qu'il y avait aussi ces
aspects historique et sociologie des religions dans sa conception de cette
itinérance. A ce propos, l'étape à Notre-Dame-des-neiges est révélatrice de
l'ancrage des croyances dans les gènes.
Et une conclusion de tout ça, que Stevenson connaissait d'avance mais dont il
se rengorge, pour confirmer qu'après autant de sang versé au motif de
divergence de convictions religieuses de par le monde, "l'Irlande est
toujours catholique et les Cévennes toujours protestantes".
Maintenant que l'itinéraire est balisé aux couleurs des Sentiers de grande
randonnée, il est fort heureusement moins question de ces manifestations
d'intolérance sur ce qui est devenu pour nous-autres randonneurs du 21ème
siècle le GR 70, le chemin de Stevenson. La première lecture de cet ouvrage
reste donc possible et même enviable avec son ode à la nature et aux vertus de
la méditation sous la voute étoilée. Superbe récit d'une équipée homme-animal,
d'un coeur qui se livre non sans une certaine retenue et d'un esprit qui quant
à lui nous dresse un compte rendu quasi journalistique de la France profonde en
cette fin de XIXème siècle, dans laquelle le chemineau solitaire restait quand
même sur ses gardes. La bête du Gévaudan avait-t-elle bien été tuée ?
Loin d'être exempt de sensibilité et de poésie le voyageur et écrivain célèbre
qu'il deviendra sait nous toucher au coeur et faire de ce texte un aiguillon de
nostalgie à l'instar de celui avec lequel il piquait la croupe de Modestine
pour la stimuler dans les apathies récalcitrantes propres à son espèce :
"Il était délicieux d'arriver, après si longtemps, sur un théâtre de
quelque charme pour le coeur humain. J'avoue aimer une forme précise là où mes
regards se posent et si les paysages se vendaient comme les images de mon
enfance, un penny en noir, et quatre sous en couleurs, je donnerais bien quatre
sous chaque jour de ma vie." Et s'il fallait encore douter de la
sensibilité du bonhomme, il n'est que de l'entendre nous dire les larmes lui
descendre sur les joues lors de l'adieu à Modestine.