Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

vendredi 30 juin 2017

Le monde d'hier : Souvenirs d'un européen ~~~~ Stefan Zweig





Le sol s'est dérobé sous les pieds de Stefan Zweig. Tout s'est écroulé autour de lui. Cet ouvrage dont il ne connaîtra pas la publication, le Monde d'hier, est le testament d'un "citoyen du monde" devenu apatride. Pas seulement chassé de son Autriche natale, mais chassé de la culture universelle puisque désormais privé de publier dans sa langue maternelle, l'allemand.

Nous sommes en 1941. Anéanti de voir le sort qui lui est réservé, ainsi qu'à ses coreligionnaires, Stefan Zweig décide de se lancer dans l'écriture d'un ouvrage d'une longueur inhabituelle chez lui. Un ouvrage dans lequel explose sa rancœur à l'encontre de celui qui a plongé la planète dans le chaos, la haine faite homme : Hitler. Peut-être aussi la rancœur de voir la conscience collective d'un peuple se laisser manipuler et entraîner dans une entreprise funeste.

Submergé par le désespoir, il perd l'objectivité qui caractérisait son humanisme forcené. Il dresse alors un tableau idyllique de sa jeunesse, période bénie qu'il qualifie de "monde de sécurité", oubliant ainsi qu'il avait été favorisé par le destin, le faisant naître au sein d'une famille riche, auréolé d'un talent qui lui valut très tôt le succès littéraire.

Son rêve d'une "Europe unie de l'esprit" avait déjà été malmené par l'abomination du premier conflit mondial. Il ne peut supporter l'idée d'être le témoin, encore moins la victime, d'une nouvelle catastrophe de pareille ampleur, du seul fait d'une idéologie assassine.

Stefan Zweig commence son ouvrage par un avant propos qui nous fait comprendre qu'une décision est prise : "Jamais je n'ai donné à ma personne une importance telle que me séduise la perspective de faire à d'autres, le récit de ma vie." Une vie dont il ne conçoit donc désormais plus qu'elle ait une suite. C'est le cancer de la haine qui le ronge.

Ce grand humaniste sans frontière se considère comme dépossédé, non seulement de sa patrie, mais du monde entier. Ce monde, il sait déjà qu'il va le quitter. Pour où, il ne sait pas. Il n'y a pas d'avenir pour les apatrides.

Ouvrage bouleversant, indispensable pour qui se passionne pour l'œuvre de Stefan Zweig. 

vendredi 23 juin 2017

Labyrinthe du Monde - tome1 ~~~~ Marguerite Yourcenar


 

A souffrance égale tout au long de leur vie, Marguerite Yourcenar aurait-elle eu moins de compassion à l'égard des hommes que pour les animaux. Sans doute rend-elle les premiers responsables des dommages irréversibles que subit la nature pour les envelopper de cet humanisme froid qui se fige dans ses lignes. En ce début de vingtième siècle qui connaîtra l'explosion d'un tourisme de masse, aussi dévastateur pour les paysages du monde que l'est l'industrialisation, elle se confirme dans ses ouvrages comme un précurseur de l'écologie. Les passages évoquant le parcours des bovins vers l'abattoir ou encore l'origine de l'ivoire dans lequel est ciselé un crucifix sont éloquents.

Cette froideur lui fait parler d'elle à la troisième personne, en spectatrice de son enfance. "L'être que j'appelle moi vient au monde un lundi 8 juin 1903 …" Elle lui fait affirmer ne pas regretter de n'avoir pas connu sa mère. Tout au long de cet ouvrage, elle ne l'appellera jamais que par son prénom : Fernande.

On ne choisit pas sa famille comme on peut le faire des héros de ses romans. Elle déclare plus volontiers son amour, certes chaste et fraternel, à ces derniers. Quand on est écrivain de grand talent, à l'érudition culminante, on peut les modeler à son goût, les mener selon ses lubies, leur faire dire et les faire agir à dessein pour développer les thèses de sa conviction. Alors, ceux qui vous servent si bien, au premier rang desquels Zénon, peuvent se voir gratifié de préférence. Au détriment de parents de tous degrés à qui on peut reprocher d'avoir été affublés de trop de défauts, d'avoir été trop humains en somme.

Souvenir pieux est un regard rétrospectif sur cette famille nombreuse dont Marguerite Yourcenar est issue. Elle offre à tous ces êtres, qu'elle a peu ou pas connus, une nouvelle sépulture en les couchant dans ses pages. Son humanisme froid a malgré tout le souci de l'équité. Autant que tous ceux que l'histoire a conservé dans sa mémoire, en particulier depuis que l'écriture nous en rapportent leur propos, que Marguerite Yourcenar connaît mieux que quiconque, les êtres simples ont le droit de sortir de l'indifférence dans laquelle la mort les a plongés. Souvenirs pieux veut réparer cette injustice faite à ceux qui n'auront pas éclairé l'histoire, fût-elle "la très petite histoire", de leur nom. Les gens simples ont aussi leur complexité, même si elle ne s'est pas exprimée par un talent reconnu. Elle donnera cependant, sans doute par confraternité, la prime à ceux de ses antécédents qui auront noirci quelques pages de leurs traits de pensées, tel l'oncle Octave. Mais, en boulimique d'archives perfectionniste qu'elle est, elle l'apprécie toutefois plus comme témoin du passé que comme philosophe.

Marguerite Yourcenar ou la maîtrise du savoir dire. Savoir dire les choses sans faux fuyant, sans faux semblant, et surtout sans jugement. Sauf peut-être la réprobation implicite qui n'échappe pas au lecteur à l'égard de ceux qui déciment la gente animale sans nécessité de survie. Ce savoir dire, délivré du louvoiement qu'impose le plus souvent la faiblesse, a toutefois la contrepartie de la froideur quelque peu professorale de l'objectivité.

A consommer sans modération pour la qualité de cette langue qui colporte dans ses phrases une érudition à vous rendre honteux. A consommer aussi pour rejoindre les rangs de ceux qui déplorent que la prospérité de l'homme aille de pair avec la ruine de son environnement.

Page 60 édition Folio, Marguerite Yourcenar explique ce qu'est un souvenir pieux. Celui rédigé à l'adresse de sa mère défunte portait cette phrase : "il ne faut pas pleurer parce que cela n'est plus, il faut sourire parce que cela a été.
Elle a toujours essayé de faire de son mieux."

Souvenir pieux est le premier tome de Labyrinthe du monde qui en comporte trois. J'ai décidé de persister dans ma confrontation avec l'académie.


samedi 17 juin 2017

L'homme à la colombe ~~~~ Romain Gary

 


Ce qui devrait être le haut-lieu de la conscience mondiale, le siège des Nations Unies, est investi par un illuminé qui, à grand renfort de symboles foulés au pied, offre prétexte à Romain Gary pour crier son désespoir. Celui de voir son idéal d'enjoliver le monde sacrifié sur l'autel d'un matérialisme forcené.

Diplomate en poste auprès des Nations Unies au moment où il écrit cette satire féroce, il est à la fois bien placé pour déplorer ce que deviennent les grandes et belles idées qu'il pouvait nourrir en son for intérieur quant à cette haute instance humanitaire, et mal placé pour le dénoncer. Il publie donc son ouvrage sous ce pseudonyme de Folco Sinibaldi et se taille ainsi sur mesure un grand défouloir duquel suinte toute l'aigreur du désenchantement.

Avec ce monument d'ironie il est question de la douleur d'appartenir à une espèce qui cultive son autodestruction. Romain Gary, sans doute désespéré du "pourrissement d'un grand rêve humain", applique tout son talent à le tourner en ridicule. Les Nations Unies, d'où devrait jaillir "l'étincelle sacrée de la conscience mondiale", ne sont donc rien qu'une machine à dissoudre dans l'abstraction ce qu'elles ne peuvent maîtriser. Tel en sera symboliquement du derrière de ce pauvre cow boy qui ne pourra désormais plus chevaucher son fier étalon. C'était lui l'homme à la colombe. Il l'avait bien cherché à cultiver bêtement un idéal d'intelligence collective chez une espèce gangrenée par l'individualisme.

C'est à la fois savoureux, fort talentueux, et malgré tout l'oeuvre d'un cœur meurtri.


vendredi 16 juin 2017

Les amants du spoutnik ~~~~ Haruki Murakami



 Il y aurait donc souvent, dans les romans de Haruki Murakami, un fond de musique classique détaillé par le menu, des livres qui restent à portée de mains, sans oublier, au détour d'une page, un clin d'œil à Scott Fitzgerald cher à l'auteur. Si j'en crois les quelques-uns de ses ouvrages que j'ai lus depuis que j'ai découvert cet auteur, le lieu commun de ses intrigues serait fait de relations amoureuses compliquées, voire impossibles, avec une certaine froideur des personnages, qui peut s'exprimer jusqu'à la frigidité comme dans Les amants du spoutnik lequel n'échappe à rien de tout ce qui précède.

Dédoublement de la personnalité, confusion du réel et de l'irréel au travers du prisme de la perception, relations charnelles fantasmées, la chaleur de la vie a disparu dans ces pages, la sensualité est intellectualisée, les personnages ont peu de prise sur l'événement, et moi, lecteur tenu en haleine par mes attentes à hauteur de la réputation de l'auteur, je reste sur ma faim en fermant cet ouvrage.

L'intrigue est décousue, les images pas très heureuses, dépourvues de poésie, les personnages peu attachants. Je ne peux qu'abonder dans le sens de Miu, l'une de ces trois héros désespérant de froideur lorsqu'elle déclare : "Je ne peux pas m'ôter de l'idée que tout est de la fiction,…, et cela m'empêche de partager les émotions des personnages."

Mais je pardonne à Haruki Murakami, on peut avoir des passages à vide. Il a, selon moi, péché par excès de confiance pour avoir mis sur orbite un spoutnik qui s'est perdu dans un trou noir. Je resterai cependant fidèle à celui qui m'a ravi avec Kafka sur le rivage.

jeudi 8 juin 2017

Le Parfum ~~~~ Patrick Süskind


Dans leur formule secrète les parfums conservent les souvenirs de qui les a associés à leurs effluves. Quand tout s'est tu, quand tout a disparu, une senteur a le pouvoir de combler l'absence, le don de remplir l'espace de la mémoire de ceux qu'elle a autrefois auréolés. L'odorat est le sens de la persistance, quand les autres sont ceux de l'instant. Pourtant, des cinq sens de l'espèce humaine il est celui auquel elle affecte le moins de noblesse esthétique. Il est un apanage animal. C'est le sens de l'instinct, et néanmoins le plus apte à stimuler l'imagination.

A peine sorti du ventre de sa mère, Jean-Baptiste Grenouille avait déjà cette faculté d'analyser, de décoder les senteurs complexes, de les recomposer longtemps après. Il avait le don d'en créer de sublimes, d'ensorceleuses. En parfait limier, il avait aussi cette capacité à suivre entre mille à la trace les parcelles moléculaires d'une odeur et d'aboutir à son porteur.

Qui n'a pas rêvé de s'ennuager de la fragrance magique propre à faire chavirer les cœurs à la seule apparition de son porteur, en parfaite revanche d'un penchant narcissique entretenu dans l'exiguïté d'une naissance misérable. La fin justifiant les moyens, Jean-Baptiste Grenouille ne recule devant rien pour s'affubler de ce pouvoir divin, y compris s'il faut prendre la vie de jeunes filles vierges pour recueillir leurs effluves sensuels. Ce n'est pour lui qu'un acte technique parmi d'autres de captation d'une aura prodigieuse.

Je viens de réparer une lacune de jeunesse qui m'avait fait négliger de lire le Parfum. J'en ai encore les narines frémissantes. Un roman au surréalisme bien dosé, propice à susciter les émotions les plus ardentes alors que trop de vraisemblable les étoufferait. Un roman dans lequel les autres sens sont au service de l'odorat pour tenter d'en divulguer les pouvoirs. Un roman auréolé de vapeurs sibyllines qui nous envoûtent et nous gagnent à la géniale folie de Jean-Baptiste Grenouille. Un roman pour lequel je vais manquer d'originalité en exprimant qu'il est fabuleux.

jeudi 1 juin 2017

Plateau ~~~~ Franc Bouysse

 


De grands maux de notre société moderne se sont donné rendez-vous dans les pages de cet ouvrage. L'intensité dramatique pèse sur le lecteur dès les premiers chapitres. Dans ses étendues dépeuplées, le Plateau de Millevaches est devenu refuge de solitudes, cœurs brisés et autres dépités que le tourbillon citadin, dans sa centrifugation impitoyable, a expulsé de ses rangs.


Cory s'est extirpée des griffes de son compagnon tortionnaire et manipulateur. Elle a échoué dans la caravane de Georges, orphelin du cru, qui ne croyait plus en l'intérêt d'une vie désertée par la perspective d'une tendre complicité.

J'ai retrouvé dans ces pages les personnages rustres, au visage buriné par la dureté de la vie paysanne, obsédés par la précarité de leur condition et parfois hantés par des souvenirs inavouables, qui avaient animé l'intrigue de Grossir le ciel. Ouvrage qui m'avait fait découvrir ce style d'écriture si particulier de Franck Bouysse. Style qui participe, peut être plus que l'histoire elle-même, à l'intérêt de ces deux seuls ouvrages que j'ai lus de sa bibliographie

Ce deuxième bain dans pareil univers d'allusions suggestives m'a toutefois confirmé dans mon opinion que la sophistication peut être un grand piège. À trop vouloir faire vibrer la corde sensible par la métaphore tarabiscotée, on peut verser dans l'artificiel et rater son objectif, perdre en naturel et en spontanéité.

Un autre facteur dévastateur est à mon sens l'obligation que se fait l'auteur d'inclure dans son texte des termes parfaitement inaccessibles au commun des autodidactes besogneux dont je suis un pur spécimen. Cet aveu me vaudra peut-être quelques sourires compatissants, mais avant d'esquisser le rictus moqueur du lettré de haut-vol, essayez-vous aux exemples que je vous livre. Ils ont mis Google à la peine pour en exhumer la définition des tréfonds de ses bases de données mondiales. Cette pratique laisse imaginer que l'ouvrage a été travaillé à grand renfort d'encyclopédies spécialisées ouvertes à côté de l'écritoire : érythrocytes, sot-l'y-laisse, ampoule hottentote, fétuque, dipneuste. Et j'en passe. Auxquels il faut ajouter le lexique de la flore du Plateau dont on n'imagine pas qu'elle puisse faire partie du vocabulaire des simples (les hommes, pas les plantes) qui survivent dans ces contrées de solitude. Ça sent le défi que l'on se lance entre amis pour placer dans la conversation des termes improbables. Cet exercice de culture au forceps m'a fait perdre en intérêt pour un ouvrage qui n'en manque pourtant pas.

Sans rancune, Franck Bouysse, mais attention quand même à la sophistication. Cela peut faire disparaître en chemin les lecteurs au vocabulaire SMS qui ont pourtant trouvé de l'intérêt à tes ambiances terroir-polar. Il y a quand même un fonds d'humanité ouverte aux grandes préoccupations de notre société : mourir dans la dignité, femmes battues, gloire déchue, qui aiguillonne notre sensibilité.