A souffrance égale tout au long de leur vie, Marguerite Yourcenar aurait-elle eu moins de compassion à l'égard des hommes que pour les animaux. Sans doute rend-elle les premiers responsables des dommages irréversibles que subit la nature pour les envelopper de cet humanisme froid qui se fige dans ses lignes. En ce début de vingtième siècle qui connaîtra l'explosion d'un tourisme de masse, aussi dévastateur pour les paysages du monde que l'est l'industrialisation, elle se confirme dans ses ouvrages comme un précurseur de l'écologie. Les passages évoquant le parcours des bovins vers l'abattoir ou encore l'origine de l'ivoire dans lequel est ciselé un crucifix sont éloquents.
Cette froideur lui fait parler d'elle à la troisième personne, en spectatrice
de son enfance. "L'être que j'appelle moi vient au monde un lundi 8 juin
1903 …" Elle lui fait affirmer ne pas regretter de n'avoir pas connu sa
mère. Tout au long de cet ouvrage, elle ne l'appellera jamais que par son
prénom : Fernande.
On ne choisit pas sa famille comme on peut le faire des héros de ses romans.
Elle déclare plus volontiers son amour, certes chaste et fraternel, à ces
derniers. Quand on est écrivain de grand talent, à l'érudition culminante, on
peut les modeler à son goût, les mener selon ses lubies, leur faire dire et les
faire agir à dessein pour développer les thèses de sa conviction. Alors, ceux
qui vous servent si bien, au premier rang desquels Zénon, peuvent se voir
gratifié de préférence. Au détriment de parents de tous degrés à qui on peut
reprocher d'avoir été affublés de trop de défauts, d'avoir été trop humains en
somme.
Souvenir pieux est un regard rétrospectif sur cette famille nombreuse
dont Marguerite Yourcenar est issue. Elle offre à tous ces êtres,
qu'elle a peu ou pas connus, une nouvelle sépulture en les couchant dans ses
pages. Son humanisme froid a malgré tout le souci de l'équité. Autant que tous
ceux que l'histoire a conservé dans sa mémoire, en particulier depuis que
l'écriture nous en rapportent leur propos, que Marguerite Yourcenar connaît
mieux que quiconque, les êtres simples ont le droit de sortir de l'indifférence
dans laquelle la mort les a plongés. Souvenirs pieux veut réparer cette
injustice faite à ceux qui n'auront pas éclairé l'histoire, fût-elle "la
très petite histoire", de leur nom. Les gens simples ont aussi leur
complexité, même si elle ne s'est pas exprimée par un talent reconnu. Elle
donnera cependant, sans doute par confraternité, la prime à ceux de ses
antécédents qui auront noirci quelques pages de leurs traits de pensées, tel
l'oncle Octave. Mais, en boulimique d'archives perfectionniste qu'elle est,
elle l'apprécie toutefois plus comme témoin du passé que comme philosophe.
Marguerite Yourcenar ou la maîtrise du savoir dire. Savoir dire les choses
sans faux fuyant, sans faux semblant, et surtout sans jugement. Sauf peut-être
la réprobation implicite qui n'échappe pas au lecteur à l'égard de ceux qui
déciment la gente animale sans nécessité de survie. Ce savoir dire, délivré du
louvoiement qu'impose le plus souvent la faiblesse, a toutefois la contrepartie
de la froideur quelque peu professorale de l'objectivité.
A consommer sans modération pour la qualité de cette langue qui colporte dans
ses phrases une érudition à vous rendre honteux. A consommer aussi pour
rejoindre les rangs de ceux qui déplorent que la prospérité de l'homme aille de
pair avec la ruine de son environnement.
Page 60 édition Folio, Marguerite Yourcenar explique ce qu'est un
souvenir pieux. Celui rédigé à l'adresse de sa mère défunte portait cette
phrase : "il ne faut pas pleurer parce que cela n'est plus, il faut
sourire parce que cela a été.
Elle a toujours essayé de faire de son mieux."
Souvenir pieux est le premier tome de Labyrinthe du monde qui en comporte
trois. J'ai décidé de persister dans ma confrontation avec l'académie.