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Ouvrages par genre
mardi 27 février 2024
vendredi 18 février 2022
Orages d'acier ~~~~ Ernst Jünger
On a beau s'investir en lecture de témoignages de guerre, on est toujours à des années lumière du ressenti de ceux qui les ont vécus. Celui de cet auteur allemand me semble pourtant faire exception à cette impression à cause de la distance qu'il insère entre la relation des faits, tirés du journal qu'il a tenu tout au long du conflit, et ses propres sentiments. C'est avec une froideur quasi journalistique qu'Ernst Jünger relate ses années d'une guerre qu'il a vécues de bout en bout, avec l'inestimable chance de s'en sortir après pas moins de quatorze blessures.
Est-ce une forme de mea culpa de
son appartenance aux armées de l'envahisseur ou bien son éducation personnelle
qui lui impose une certaine retenue dans le langage à l'égard de l'adversaire,
une hauteur de vue dénuée d'attendrissement. Penchons pour cette seconde
hypothèse, car ce respect du combattant tous camps confondus est assorti
d'élans lyriques dans la description des paysages et circonstances de la
guerre, y compris les plus dramatiques lorsque : « L'homme au coup dans le
ventre, un tout jeune garçon, était couché parmi nous et s'étirait presque
voluptueusement comme un chat aux rayons tièdes du couchant. Il passa du
sommeil à la mort avec un sourire d'enfant. »
Car pour le reste, ce point de vue allemand évoquant cette boucherie organisée
comporte les mêmes scènes d'horreur que ce qu'on peut lire chez nos auteurs
nationaux lesquels ont également vécu ces années de cauchemar : des Henri Barbusse, Roland Dorgelès,
Balise Cendras, Maurice Genevoix, Louis-Ferdinand
Céline pour ne citer que les plus souvent évoqués dans ce genre de
littérature écrite en lettres de
sang. Tous autant qui ont tenté de faire savoir aux générations suivantes ce
qu'ils ont vécu dans leur chair et leur âme. Leur âme qu'il savait à chaque
instant prête à prendre son envol vers des cieux qu'ils avaient la candeur
d'espérer plus cléments que le cloaque des tranchées d'Artois ou de Champagne.
On a peine à s'imaginer que des hommes aient pu faire à ce point leur quotidien
de la fréquentation de la mort, voyant autour d'eux se déchirer les chairs,
s'éteindre des regards. le ton de cet ouvrage amoindri de la sensibilité
humaine qu'on peut trouver dans le feu d'Henri Barbusse ou les
croix de bois de Dorgelès renforce
cette impression d'une forme d'accoutumance à l'épouvante. Faisant des vies
humaines une sombre comptabilité au même rang que celle des armes et
équipements de la logistique du champ de bataille.
Cet ouvrage reste un récit de ces terribles combats de 14 vécus dans
l'environnement restreint d'une unité ballotée par les événements meurtriers.
J'allais dire dans l'intimité d'une unité. Mais pour qu'il y ait intimité il
faut qu'il y ait durabilité de coexistence. Ce qui n'était pas le cas puisque
les unités se reconstituaient aussi quotidiennement que les pertes en
réduisaient les effectifs. du sang neuf venait abreuver les tranchées au fur et
à mesure que les familles confiaient leur progéniture, de plus en plus jeune, à
la voracité de la grande faucheuse. Funeste industrie infanticide commandée par
des intérêts très supérieurs dont les traités effaceront la responsabilité à la
satisfaction de voir la paix retrouvée.
C'est une forme de fascination d'horreur qui me fait revenir vers ce genre de
littérature. La vaine tentative de comprendre ce qui peut jeter les hommes les
uns contre les autres dans des boucheries de cette ampleur. Ce qui peut faire
qu'il n'y ait pas de conscience supérieure capable d'empêcher une tragédie
collective à pareille échelle. Mais non, la « der des der » n'attendait
finalement que la suivante pour contredire ceux qui pensaient avoir atteint les
sommets de l'horreur. Ainsi est la nature de celui qui tient tant à la vie et
se complaît à la mettre en danger.
Orages
d'acier d'Ernst
Jünger dont le lyrisme qui plut à André Gide au
point de lui faire dire qu'il était le plus beau livre de guerre qu'il ait lu
m'a quant à moi paru aussi froid que le regard de son auteur en couverture.
L'homme au coup dans le ventre, un tout jeune garçon, était couché parmi nous et s'étirait presque voluptueusement comme un chat aux rayons tièdes du couchant. Il passa du sommeil à la mort avec un sourire d'enfant. Ce fut un spectacle devant lequel nulle impression triste ou désagréable ne me troubla, et je ne fus ému que d'un sentiment fraternel de sympathie envers le mourant.
vendredi 15 octobre 2021
Une femme à Berlin~~~~Martha Hillers
Une femme à Berlin est le journal tenu par une femme retenue dans la capitale allemande dans les derniers mois de la seconde guerre mondiale alors que les troupes russes y font leur entrée. Kurt W. Marek, qui a été le premier éditeur de ce journal, évoque la froideur du témoignage qu'il avait eu sous les yeux.
Pensez donc ! Tenir un journal
sous les bombardements, terrée dans la peur et la promiscuité des caves
nauséabondes, le poursuivre quand son autrice est elle-même l'objet de viols
par les vainqueurs du moment, bien décidés à faire endurer au peuple allemand
ce qu'eux-mêmes avaient enduré. Poursuivre l'écriture de ce journal quand elle-même
est sujette aux privations, la faim commandant au corps et à l'esprit, le faire
dans pareilles conditions ne pouvait être possible qu'avec la ferme
détermination de faire savoir et d'ouvrir son coeur à la postérité. Il fallait
pour cela conserver un véritable détachement avec les événements et y trouver
ce qu'elle dit elle-même - page 373 éditions Folio - « le seul fait d'écrire me
demande déjà un effort, mais c'est une consolation dans ma solitude, une sorte
de conversation, d'occasion de déverser tout ce que j'ai sur le cœur. »
Et s'il était encore nécessaire
de redonner un peu de chaleur à ce témoignage pour l'alléger du ton
journalistique qui est le sien, je citerai ce passage qui lui redonne une part
d'humanité : « le plus triste pour une femme seule, c'est que chaque fois
qu'elle trouve une sorte de vie de famille, elle dérange au bout d'un certain
temps, elle est de trop, déplaît à l'un parce qu'elle plaît à l'autre, et qu'à
la fin on l'expulse pour avoir la paix. Voilà tout de même quelques larmes qui
viennent souiller ma page. »
Quelle force et volonté a-t-il
fallu à cette femme, alors qu'elle venait de se faire violer dans les escaliers
de son immeuble par deux brutes assoiffées de vengeance, pour vaincre sa honte,
sa détresse, la haine de ses agresseurs mais aussi de ceux qui n'ont rien fait
pour la secourir, quelle détermination a-t-il fallu à cette femme pour prendre
son cahier, son crayon et écrire : « Je me suis redressée en prenant appui sur
la marche, j'ai rassemblé mes affaires, me suis glissée le long du mur jusqu'à
la porte de la cave. Sur ces entrefaites, on l'avait verrouillée de
l'intérieur. Et moi : Ouvrez-moi, je suis seule, ils sont partis … Bande de
salopards ! Deux fois violées, et vous claquez la porte et vous me laissez croupir
là comme un tas de merde ! »
Page 337 : « Jamais, jamais un
écrivain n'aurait l'idée d'inventer une chose pareille » Difficile à la
fermeture de cet ouvrage d'écrire autre chose que ce qu'elle a écrit elle-même,
en voulant garder l'anonymat. C'est pour cela que dans cette chronique, je ne
ferai que citer trois autres passages qui m'ont particulièrement marqué :
Page 233 : « … je me demande ce
qui parviendrait encore à me toucher, à m'émouvoir vraiment aujourd'hui ou
demain. »
Page 310 : « Occasion de plus de
constater que, quand tout s'écroule, ce sont les femmes qui tiennent le mieux
le coup, et qu'elles n'attrapent pas aussi vite le vertige. »
Page 77 : « Dans les guerres
d'antan, les hommes pouvaient se prévaloir du privilège de donner la mort et de
la recevoir au nom de la patrie. Aujourd'hui, nous les femmes, nous partageons
ce privilège. Et cela nous transforme, nous confère plus d'aplomb. A la fin de
cette guerre-ci, à côté des nombreuses défaites, il y aura aussi la défaite des
hommes en tant que sexe. »
Comment un tel détachement est-il
possible, alors que toutes celles qui ont subi pareil sort s'enferme dans le
silence de la dépression ? le viol n'était-il qu'une péripétie de la guerre, un
dédommagement payé par les femmes au vainqueur en compensation des dommages
subis par ce dernier du fait de celui qui était à l'origine de tout cela et que
le peuple allemand a adoubé ?
Page 211 : « Et tout ça, nous le
devons au Führer ».
Une femme à Berlin est un ouvrage
à part. Parce que peu de témoins de tragédies comme celle-là ont eu la force de
le noter dans des carnets au jour le jour. Même après le pire. Parce que cette
femme témoigne sans s'exonérer, faisant partie du peuple allemand, d'une part
de responsabilité de cette guerre, s'étant laissé embarquer sans en mesurer la
portée par celui qui en était l'initiateur. Parce que cette femme conserve tout
au long de son récit la plus grande pudeur et ne cherche surtout pas
l'apitoiement. Parce que cette femme n'a pas voulu faire de ce journal une
source de revenu. C'est un témoignage « gratuit » des horreurs de la guerre,
laissé à la postérité. La postérité étant ces hommes et femmes qui constituent
l'humanité, libres à eux d'en tirer les enseignements qu'ils jugeront bon de
faire. Mais rien n'étant gratuit en ce bas-monde, c'est un témoignage qu'elle a
payé avec ses souffrances et sa dignité.