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Ouvrages par genre
vendredi 17 novembre 2023
lundi 23 janvier 2023
Belle Green ~~~~ Alexandra Lapierre
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« Dieu a fait des différences, l'homme en a fait des inégalités ». Cette assertion que j'emprunte à Tahar Ben Jelloun trouve tout son sens chaque fois qu'il est question de race chez notre espèce dite humaine. Et c'est bien le fonds du sujet de cette très belle biographie écrite par Alexandra Lapierre. Elle parvient, avec cet ouvrage, à dénoncer la haine qui peut naître du fait de la différence abaissée au rang d'inégalité. Elle a exploité cet écueil chez un personnage que l'histoire a un quelque peu occulté et qui a pourtant joué un rôle significatif dans une page de l'histoire de son pays.
Belle n'était pas le qualificatif que lui aurait valu son apparence physique,
car elle était effectivement belle, Belle était son prénom, son vrai prénom.
Parce que pour ce qui était de son nom, elle avait dû le travestir, autant que
ses origines, certes en forme de reniement, pour se donner une chance de
promotion sociale dans l'Amérique raciste de la première moitié du 20ème
siècle.
Belle a commencé par être subsidiairement la bibliothécaire de J. P. Morgan, un
des hommes les plus riches et plus influents de son temps aux Etats-Unis. Elle
est devenue par son charisme, son intelligence et à force de volonté la
personne de confiance de ce personnage richissime au point de se voir donner
carte blanche, avec les fonds qui correspondaient, pour négocier et faire
l'acquisition des œuvres littéraires anciennes, rares et précieuses et autres œuvres
d'art sur lesquels le magnat de la finance avait jeté son dévolu. Belle avait
acquis une compétence saluée si ce n'est jalousée par ses pairs.
Elle a prospéré sous la protection de son bienfaiteur au point de devenir
elle-même reconnue, riche et célèbre. Tous statuts reposant cependant sur un
mensonge. Belle avait en effet monté avec sa famille l'incroyable scenario
destiné à cacher ses origines métissées. La dilution des gênes dans le temps
était telle qu'elle put s'afficher « sans une goutte de sang noir ». La
révélation de cette vérité lui eut valu le rejet cruel de la majorité blanche.
Et c'est pourtant bien ce qui est arrivé.
Car ce n'est pas spolier que de le révéler. Alexandra Lapierre le
cite en prélude de son ouvrage. Les circonstances et la lettre qui dévoilèrent
son subterfuge sont d'une cruauté inouïe, à l'encontre d'une personne qui
s'était hissée dans la société à force de travail, d'abnégation, de volonté,
mais aussi de fidélité intéressée, disons-le tout net, auprès de son
protecteur. La complicité manifestée entre eux fut un véritable jeu de chat et
de la souris, mais non dénuée d'une certaine tendresse.
Cette biographie est remarquable. Fort bien écrite, documentée et construite,
elle est autant une dénonciation de la haine raciste que l'histoire d'un
personnage. Un personnage fascinant, habile et brillant, rattrapé sur la fin de
sa vie par le mensonge qui lui avait permis son ascension sociale. Mensonge
poussé à son extrême, jusqu'à s'interdire toute descendance au risque que le
gêne de la négritude resurgisse dans sa progéniture. Belle Greene est
un ouvrage historique poignant sans être larmoyant, et son sujet un personnage
attachant du fait de l'opiniâtreté qu'il met à tenter de se défaire d'une
différence devenue inégalité.
Croc-Blanc ~~~~ Jack London
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On peut lire dans l'édition commentée de 2018 chez Folio à la page 221 cette
classification clairement explicitée : « C'est à Fort Yukon que Croc-Blanc vit
ses premiers hommes blancs. Comparés aux Indiens qu'il connaissait déjà, ils
représentaient pour lui une autre race d'êtres humains, une race de dieux
supérieurs. Ils lui firent l'impression de posséder une puissance plus grande
encore, et c'est sur la puissance que repose la divinité. » Voilà qui ôte de la
puérilité au conte pour enfant que d'aucuns ont pu attacher à cet ouvrage.
Puérilité savamment cultivée par la Metro-Goldwing-Mayor et autres firmes
cinématographiques dans la seconde moitié du 20ème siècle avec leurs fameux
westerns faisant la part belle aux Tuniques-bleues dans leur lutte contre les
méchants Peaux-Rouges. Messages que des auteurs courageux à l'instar des Jim Harrison et
autre Jim Fergus se
sont attachés à contredire en forme de mea culpa, le temps de la sagesse et de
la lucidité revenu. Ouvrant à l'Américain moderne la porte vers la voie de la
reconnaissance d'une histoire douloureuse.
A la page 317 de la même édition, « Croc-Blanc avait
aussi très vite appris à faire la différence entre la famille et les domestiques.
» Evitant l'écueil de donner la parole l'animal, Jack London ne
le prive toutefois nullement de le voir faire la distinction entre les classes
sociales. Autant d'étiquettes qui l'ont lui-même fait souffrir et que le côté
autobiographique de ses ouvrages laisse transpirer selon la lecture que l'on
veut en faire. Son ouvrage Martin Eden est
encore plus mordant et évident dans cette intention satyrique.
Croc-Blanc est
donc un roman moins bon-enfant et manichéen que ses aspects tranchés le
laissent imaginer. Des subtilités qui échappent au jeune regard s'insinuent
entre ses pages et font de cet ouvrage autant un conte pour enfant qu'une
caricature d'une société dans laquelle Jack London nous
détaille les difficultés qu'il a rencontrées pour y faire valoir les idées
humanistes qu'il prônait dans ses engagement politiques. Et accessoirement son
talent d'écrivain. Croc-Blanc pourrait
donc bien avoir la dent dure contre les comportements humains suscités par
l'orgueil et la cupidité et aussi contre une époque où le racisme avait pignon
sur rue. Dent plus dure que contre ses congénères qu'il taillait en pièce
jusqu'à ce qu'il trouve son « maître de l'amour » dans le monde domestique.
mardi 30 août 2022
Nos secrets trop bien gardés ~~~~ Lara Prescott
Nous sommes dans les années cinquante en pleine guerre froide. Le monde est partagé en deux blocs : l'Est sort de l'ère Staline mais n'a pas encore gagné sa liberté, les goulags sont toujours la villégiature des opposants au régime ; l'Ouest dans l'euphorie de l'après-guerre fait l'apprentissage de la liberté au rythme du jazz qui gagne l'Europe avec son swing enjôleur. Boris Pasternak vient de mettre le point final à son roman phare, le docteur Jivago. Se pose alors à lui le problème de le faire éditer. le régime soviétique décrète l'ouvrage sacrilège à l'idéologie socialiste et son auteur de facto ennemi du peuple.
Boris Pasternak voit quant à lui dans son ouvrage sa chance de
perpétuation au-delà des querelles politiques et du clivage majeur qu'il
induit. Un éditeur italien lui propose de le faire paraître à l'Ouest,
Pasternak accepte quel que soit le sort qui lui sera réservé par le régime
présidé alors par Khrouchtchev dont le sourire à la tribune n'est pas encore
celui de la détente.
Lara Prescott a organisé son ouvrage à l'imitation du monde d'alors, CIA,
qu'on ne présente plus, contre NKVD, le commissariat du peuple aux affaires
intérieures de l'URSS. Par chapitre alterné le lecteur est seul habilité à
franchir le rideau de fer pour d'un côté jouir de la légèreté occidentale ou de
l'autre frémir sous la chape de plomb du régime communiste.
Le concept m'avait tenté lorsque j'ai trouvé cet ouvrage sur l'étal du
libraire. Sa lecture m'a été moins heureuse. Autant l'événement de la parution
de cet ouvrage, qui avec le reste de son oeuvre a valu à Pasternak
l'attribution du prix Nobel de littérature en 1958, est passionnante, autant
l'approche qu'en fait l'auteure vue du côté occidental est assommante.
Dans le pool de dactylos de son agence américaine la CIA sélectionne parfois
quelques-unes de ses agents féminins. C'est là que la sévérité du sujet choisi
par Lara Prescott s'enlise dans les futilités de la vie quotidienne.
Des pages, des chapitres entiers évoquent les péripéties sentimentales de ces
dames avec tout ce que cela comporte d'efforts de séduction, de tergiversation
devant la garde-robe, de minauderies, jalousies et autres ragots entre
concurrentes. Le contraste est peut-être voulu pour opposer des modes de vie
aux antipodes l'un de l'autre, mais le résultat est que l'Est avec l'histoire
de Pasternak et son éditrice et amante est captivante alors que les efforts de
la CIA pour récupérer l'ouvrage original et le faire diffuser en URSS souffrent
de chapitres entiers qui éloignent du sujet et plombent l'ouvrage à mes yeux.
Même si l'écriture reste agréable, j'ai souffert des longueurs que provoquent la
description détaillée des futilités de la vie quotidienne comme savent si bien
le faire nos amis américains dont la spontanéité les pousse aux épanchements.
Le Docteur Jivago a été autorisé en URSS en 1985, vingt-cinq ans après la
disparition de son auteur. Le prix Nobel de littérature qu'il s'était vu
contraint de refuser a pu alors être reçu par son fils. Boris Pasternak a
réussi à titre posthume le défi qu'il s'était lancé de faire paraître cet
ouvrage. Il savait qu'il serait sa seule chance de survivre à sa propre mort,
sous les yeux de millions de lecteurs qui l'ont lu et le lisent encore. Mais au
final, la seule qui ait eu à pâtir de cette aventure littéraire est sa chère
éditrice Olga Vsevolodovna Ivinskaïa. Son amour et sa fidélité pour Pasternak
lui valurent deux séjours au goulag. Une pensée pour elle aussi, disparue en
1995. Cet ouvrage est aussi un hommage à ces femmes courageuses. C'est un autre
bon point à son actif, et non le moindre.
mercredi 1 juin 2022
Les oubliés ~~~~ John Grisham
Dans les couloirs de la mort aux USA, il est des
condamnés qui sont victimes d'erreur judiciaire. Cullen Post, avocat et ancien
pasteur de l'église épiscopale, a décidé de vouer sa vie à ces oubliés. Oubliés
parce que la justice n'aime pas se renier. Une fois le verdict rendu, il est
plus confortable pour l'institution d'attendre que les recours s'épuisent et
que la
sentence s'exécute. Lui faire reconnaître ses fourvoiements est un
chemin semé d'embuches, souvent lourd de menace.
Lorsque Cullen Post s'est convaincu de l'innocence de Quincy Miller condamné
pour le meurtre d'un avocat en vue. Avec la petite association qu'il dirige il
déploiera toute son énergie à faire admettre l'erreur judiciaire. Dût-il se
mettre en danger face à ceux qu'il dérangera tant dans la police corrompue que
dans les cartels de la drogue.
Avec l'excellente traduction de Dominique Defert,
grâce à qui les idiômes américains ont trouvé leur juste transposition dans
notre langue, je découvre l'écriture de John Grisham. Elle
est accessible et agréable pour traiter de ce sujet si lourd. Un roman aux
confins du polar qui nous fait découvrir les arcanes du système judiciaire
américain, les écueils de la corruption et le chemin chaotique et incertain
qu'est la sauvegarde d'un innocent. Ce roman est passionnant. Je n'hésiterai
pas à lire un autre Grisham.
mardi 31 mai 2022
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux ~~~~ Nicholas Evans
J'ai longtemps hésité à lire cet ouvrage. J'avais trop
peur de me rendre spectateur de séances de thérapie douce entre l'homme et
l'animal. Mais je me suis rendu compte à la lecture de cet ouvrage qu'il est
aussi et surtout une histoire d'amour et que l'homme qui murmure à l'oreille
des chevaux sait aussi le faire à celle des dames. Et que la sauvegarde de
l'animal blessé pourrait bien mettre en péril celle d'un ménage jusque-là
harmonieux.
La morale de l'Amérique puritaine saura-t-elle faire valoir ses droits ? Je
connais désormais le dénouement de ce roman que j'ai apprécié dans toutes ses
pages. J'ai désormais hâte de rattraper mon retard et voir ce que le cinéma a
fait de son adaptation avec Robert Redford, séducteur s'il en est.
mercredi 17 novembre 2021
Beloved ~~~~ Toni Morrison
Voilà un ouvrage très exigeant à l’égard de son lecteur.
J’ai la conviction en le refermant que cette intention est délibérée de la part
de son auteure. Toni Morrison veut faire sortir de sa zone de confort celui qui
daignera porter les yeux sur ses lignes. Le placer dans un trouble à la hauteur
de la douleur que les mots seraient en peine de traduire. Douleur cumulée sur
des siècles par la communauté raciale dont elle est une descendante pas si
lointaine que ça. Douleur dont elle veut faire s’élever le blâme au-dessus du
silence gêné qui voudrait l’étouffer à jamais. Comme une exhortation à faire
écho au « I have a dream » d’un pasteur devenu prix Nobel de la paix et qu’un
ségrégationniste blanc a cru réduire au silence.
Un ouvrage d‘une exigence telle qu’il n’est plus un plaisir de lecture. Le
lecteur doit donc payer son écot à la souffrance. Et quelle plus grande
souffrance pour une mère que de sacrifier son enfant ? Un sacrifice pour lui
épargner une vie d’esclave. Un sacrifice pour l’affranchir. Ce sera alors pour
cette mère acculée au crime le point de départ d’une vie d’expiation. Expiation
pour avoir libéré un être de l’asservissement.
Et si le poids des mots n’était pas assez lourd pour exprimer l’indicible, la
forme donnée au texte mettra son lecteur à la torture. Le seul réconfort est de
savoir que ce traitement est délibéré de la part de l’auteure. Elle veut que
son lecteur soit à la hauteur du malaise qu’elle ressent en couchant les mots
sur le papier.
Ce lecteur devra donc faire un effort pour suivre les pensées qui se bousculent
dans l’esprit de l’auteure et se précipitent dans le même désordre sous sa
plume. Un ouvrage qui chaque fois qu’il le réouvrira à la page marquée, lui
rappellera qu’il devra faire effort de concentration, d’application pour
restituer leur chronologie aux événements.
Mais qu’est-ce l’ordre des choses dans le temps qui courre avec obstination et
égrène les instants de vie avec le mépris de qui les subit. Qu’est-ce que le
sens des pensées et des actes qu’elles génèrent pour les fantômes d’un passé
honni.
Beloved sera la seule épitaphe sur la tombe de celle qui restera une inconnue
au monde de la ségrégation. Mais pas à celui de l’amour d’une mère qui a voulu,
en lui ôtant la vie, affranchir son enfant de la souillure de l’esclavage.
Il est des ouvrages dont on reconnaît la valeur mais dont on peine à dire
qu’ils furent un bon moment de lecture. Peut-être sont-ils trop dérangeants.
Citations (édition 10-18)
Page 127 - Ici disait-elle, là où nous résidons, nous sommes chair; chair qui pleure et qui rit; chair qui danse pieds nus sur l'herbe. Aimez tout cela. Aimez le fort. Là-bas, dans le pays, ils n'aiment pas votre chair. Ils la méprisent. Ils n'aiment pas vos yeux; ils préféreraient vous les arracher. Pas plus qu'ils n'aiment la peau de votre dos. Là-bas, ils la fouettent. Et, ô mon peuple, ils n'aiment pas vos mains. Ils ne font que s'en servir, les lier, les enchaîner et les laisser vide. Aimez vos mains ! Aimez-les ! Levez-les bien haut et baisez-les. Touchez-en les autres, frottez-les l'une contre l'autre, caressez-vous-en le visage parce qu'ils n'aiment pas cela non plus. C'est Vous qui devez aimer tout cela, vous ! Et, non, ils n'aiment aucunement votre bouche. Là-bas, dans la contrée, ils veilleront à ce qu'elle soit brisée et rebrisée. Les mots qui en sortent, ils n'y prêteront pas attention. Les cris qui en sortent, ils ne les entendront pas. Ce que vous y mettez pour nourrir votre corps, ils vous l'arracheront, et à la place, vous laisseront les déchets. Non, ils n'aiment pas votre bouche. Vous, vous devez l'aimer. C'est de chair que je vous parle. D'une chair qui a besoin d'être aimée. Des pieds qui ont besoin de se reposer et de danser; de dos qui doivent être soutenus; d'épaules qui ont besoin de bras, de bras forts, je vous le dis. Et ô mon peuple, là-bas, entendez-moi, ils n'aiment pas votre cou dressé bien droit et sans licol. Aimez votre cou; posez la main dessus, honorez-le, caressez-le et tenez-le droit. Et toutes vos parties intérieures qu'ils donneraient volontiers en pâtée aux cochons, vous devez les aimer. Le foie, sombre et foncé, aimez-le, aimez-le, et le cœur qui bat et bat, aimez-le aussi. Davantage que les yeux et les pieds. Plus que les poumons qui continuer à respirer de l'air libre. Plus que votre matrice qui abrite la vie et vos parties privées qui donnent la vie, écoutez-moi bien, aimez votre cœur. Car c'est votre trésor.
samedi 6 novembre 2021
La tache ~~~~ Philip Roth
Histoire d'un abandon
Il y a dans la psychologie de nos amis américains cette spontanéité à déclarer les sentiments laquelle laisse libre cours à l'exhibition de leurs états d'âmes. Alors qu'une pudeur imbécile nous retient, nous natifs du vieux continent, de déclarer notre amour à ceux qui nous sont chers.
La contre partie étant cette déferlante de sentimentalisme, des contenus mentaux conscients et inconscients qui nous porteraient à croire qu'ils ne pensent rien de plus que ce qu'ils disent, quand nous disons si peu de ce que nous pensons. Les « je t'aime papa, je t'aime maman » de Tanguy (celui des films d'Etienne Chatilliez) sont dans sa bouche du fils attaché au nid familial un américanisme de comportement qui écorche les oreilles de ses parents bien franchouillards de mentalité.
Lorsque cette propension à l'épanchement se porte sous la plume d'un écrivain, au demeurant fort talentueux tel que Philip Roth, elle ne nous laisse rien ignorer des arrière-pensées de ses personnages au risque de sombrer dans la logorrhée rédactionnelle. C'est ce qui m'a rebuté et fait abandonner cet ouvrage. Il est clair qu'avec cet a priori je passe à côté du thème principal de cet ouvrage lequel s'attache à dénoncer les maux de l'Amérique moderne, mais soit, le confort de lecture est une notion subjective.
Cela n'enlève rien à mes yeux au talent de l'auteur dont l'art est de mettre en page le flot de pensées que lui commande l'onde limpide et pure de son inspiration, ce que salueront à juste titre les inconditionnels. Sauf que l'abondance et le désordre qu'il applique à la construction de son ouvrage m'ont découragé d'aller plus en avant que les 164 pages sur lesquelles j'ai fait l'effort de me tenir éveillé. Ce n'est pas une affaire de chronologie. On arrive à la reconstituer. C'est une affaire d'ordonnancement des réflexions. Et là j'avoue avoir calé.
D'autant que mon esprit mal tourné m'a fait imaginer que, la notoriété acquise comme c'est le cas pour Philip Roth, peut tenter un auteur de se livrer à certaines libertés vis-à-vis de son lectorat propres à le malmener un peu, histoire de mettre son assiduité et sa fidélité à l'épreuve. Une forme de provocation, de stimulation pour jauger sa capacité à s'affranchir du figuratif trop commun, trop évident pour se frotter à l'abstrait plus élitiste.
J'ai fait donc valoir le droit imprescriptible du lecteur selon Daniel Pennac et abandonné Philip Roth au tiers du gué. J'avais bien entendu retrouvé l'écriture simple et claire qui m'avait fait aller jusqu'au bout de Un homme du même auteur, mais l'analyse des caractères m'a paru cette fois sombrer dans les sables mouvants du remplissage. Il est vrai que le premier ouvrage qui m'avait fait découvrir l'auteur ne comptait que 190 pages.
Aussi pour ne pas me fâcher définitivement avec la littérature américaine, c'est avec l'attrape-cœur de J. D. Salinger que je tente ma réconciliation. Peut-être ferai-je part de mon sentiment dans les pages de Babelio. J'aurai grandi un peu d'ici là car je me soigne, je lis.
mardi 7 septembre 2021
Là où chantent les écrevisses ~~~~ Delia Owens
Voilà un ouvrage qui jouit d'une cote exceptionnelle sur Babelio et pas seulement. Il n'est ni plus ni moins que deuxième des meilleures ventes en poche après son succès en édition originale. Il ne m'a cependant pas touché à hauteur de cette cote, sans toutefois me déplaire. de la même façon que les amitiés ne se transmettent pas, l'engouement inconditionnel ne m'a pas gagné. Il y a entre un ouvrage et un lecteur une alchimie complexe qui s'apparente à l'inclination entre les êtres. J'ai bien peur que les lecteurs aient donné leur satisfécit en forme de soutien à la jeune fille abandonnée et rejetée par tous, plutôt qu'à la qualité de l'ouvrage proprement dite. Une forme de compassion orchestrée en rachat du comportement d'une société indigne. L'intrigue y est à mon goût très artificiellement construite et proche du naufrage dans le pathétique dégoulinant, en tout cas dans sa première partie. La phase qui concerne l'enquête sur la mort de Chase Andrews, l'accusation, le procès et l'épilogue sauvent l'ouvrage du misérabilisme définitif. La chute est surprenante et a quelque peu racheté l'ouvrage à mes yeux.
C'est le propre du genre romanesque que de s'affranchir du crédible pour se
focaliser sur l'essentiel : la stimulation des émotions. Mais à trop vouloir en
faire on aboutit à l'effet contraire, au risque de perdre en empathie pour un
personnage lequel attire sur lui, il faut bien le reconnaître, tous les
malheurs de la vie terrestre. L'auteure en fait une victime expiatoire de la
forfaiture des autres, sans évidemment la moindre part de responsabilité de
l'infortune qu'elle endosse à son corps défendant.
Mais à trop piétiner l'innocence, faisant de Kya une sauvageonne recluse en sa
cabane avec la sollicitude des seuls animaux du marais, l'auteure s'est rendue
compte à un moment qu'il fallait justifier le mauvais sort qui lui était
réservé. Elle tente alors un rétro pédalage à faire admettre au lecteur qu'une
mère puisse abandonner ses enfants répondant ainsi à une sourde prédisposition
de toute espèce à transmettre ses gènes coûte que coûte, y compris en
sacrifiant une génération. C'est assez indigeste.
La vie de la pauvre Kya est une surenchère d'atteinte à l'intégrité affective
de la toute jeune fille, histoire de bien enfoncer le clou de la commisération
: abandon, solitude, rejet, trahison amoureuse et pour finir, accusation de
meurtre. Acharnement opiniâtre du sort. Heureusement que le bon Jumping est là
pour éclaircir le tableau. Sauf que dans cette Amérique raciste des années 60
il est noir et ma foi fort démuni pour défendre le cas de la jeune Kya auprès
de ses congénères blancs. le tableau resterait désespérément sombre si ce
n'était quelques coups de baguette magique qui promeuvent la sauvageonne en
naturaliste, artiste, auteur de renom.
La deuxième partie est plus crédible parce que moins nécessairement sordide. le
suspense reprend ses droits. La justice suit son cours. L'avocat est vertueux
et compétent. Avec la tenue d'un procès à l'américaine - objection votre
honneur la question est tendancieuse et propre à orienter la réponse du témoin.
Objection rejetée, poursuivez monsieur l'avocat général – le réalisme reprend
ses droits. Anxiété de l'attente du verdict.
Alors bien sûr, il y a l'ode à la nature. Unanimement saluée à juste titre.
C'est le côté terre nourricière savamment dépeint. Joliment dépeint. La poésie
est au rendez-vous. Il contrebalance efficacement la dérive artificielle de
l'intrigue. C'est la vie du marais. Avec Kya on hume les senteurs, on entend
les bruissements animaux, le clapotis de l'eau, on ressent humidité et
fraîcheur de l'aube. On voit le soleil percer les brumes sur le marais. La
faune s'éveille. Les nocturnes se terrent jusqu'à la nuit prochaine. On se perd
dans le marais avec délice, quand on est sûr de passer la nuit à l'abri. On
fait confiance à la jeune Kya pour nous conduire à ses lieux d'intérêt, de
fuite, de dissimulation, d'observation, de communion avec la nature. C'est le
bon aspect du roman. Il est réussi. Il est inspirant.
Un roman de valeur inégale selon moi. Il perd à mes yeux une partie de son âme
à vouloir forcer le trait de l'émouvant. La jeune Kya devient un bouc émissaire
de commisération, elle y perd en humanité. C'est dommage parce que l'aspect
communion avec la nature est plutôt réussi.
lundi 16 août 2021
mercredi 28 avril 2021
Les Amazones ~~~~ Jim Fergus
Les femmes blanches qui ont fait
partie du programme FBI (femmes blanches pour les Indiens) ont rapidement été
gagnées à la cause de ces derniers lorsqu'elles eurent fait connaissance avec
le mode de vie et le sort qui était réservé au peuple indien par le
gouvernement américain. Gagnées à leur cause au point de prendre les armes
contre leurs congénères de race blanche, de devenir des amazones, à l'instar de
ces femmes guerrières de l'antiquité.
Pour faire valoir leur loyauté
aux tribus qui les avaient accueillies puis adoptées, leur donnant époux et
progéniture, elles se sont liguées en une société féminine, qu'elles ont
appelée Cœurs vaillants, et se sont faites fort de défendre bec et ongles ce
qui était devenu leur nouvelle famille, quand la première les avait mises au
ban de la société, trop engoncée qu'était cette dernière dans son puritanisme
dévoyé. Fortes de leur nouvel environnement affectif, les amazones se
sont surprises elles-mêmes du courage et de la férocité avec lesquels elles
combattirent les tuniques bleues chargées dans le dernier quart du 19ème siècle
de priver les tribus indiennes, au nom du gouvernement américain, de leurs
autonomie et liberté, à commencer par leur moyen de subsistance : leur frère le
bison.
Deux de leurs lointains
descendants, tous deux de sang mêlé, se retrouvent de nos jours et, à partir de
journaux transmis à la postérité par leur lointaines aïeules, se mettent en
demeure de non seulement de réhabiliter leur mémoire mais aussi de défendre la
cause de ceux qu'on a enclavés dans des réserves, livrés ainsi qu'ils furent à
tous les vices que peuvent engendrer oisiveté et rancœur ancestrale.
Les fondements de la société
américaine repose sur une constitution qui garantit la souveraineté du peuple
et dont le préambule comporte notamment l'article suivant : "Toute
personne née ou naturalisée aux États-Unis, et soumise à leur juridiction, est
citoyen des États-Unis et de l'État dans lequel elle réside. Aucun État ne fera
ou n'appliquera de lois qui restreindraient les privilèges ou les immunités des
citoyens des États-Unis, ne privera une personne de sa vie, de sa liberté ou de
ses biens sans procédure légale régulière ; ni ne refusera à quiconque relève
de sa juridiction l'égale protection des lois." le tort des Indiens ayant
donc été de naître sur une terre qui n'était pas encore les États-Unis
d'Amérique et à ce seul constat de pouvoir être privés de leur vie et de leur
bien à vouloir défendre la terre de leur ancêtres. Sauf à ce que leur
anéantissement relève d'une procédure légale régulière.
La trilogie de Jim Fergus, même
s'elle comporte quelques longueurs et redites, même si la romance force un peu
le trait comme savent le faire les Américains dans leur épanchements
sentimentaux, notamment dans ce troisième opus, serait-elle le signe que la
société qui domine le monde a atteint une maturité suffisante pour faire son
mea culpa quant à un passé pour le moins blâmable. Ou bien a-t-elle atteint un
niveau de suffisance qui lui autorise de ne plus craindre les critiques ?
Le gagnant dicte sa loi de la
même façon qu'il règle les questions de sémantique quand il s'agit de définir
sauvagerie et civilisation.
dimanche 28 mars 2021
La vengeance des mères ~~~~~ Jim Fergus
"Même en enfer, on ne sait
pas ce que c'est que la vengeance d'une mère".
La vengeance est-elle œuvre de
justice ? Certes pas, nous répondront les êtres civilisés, membres d'une
société policée. Nul n'a le droit de faire justice soi-même. Mais peut-on
parler d'êtres civilisés quand ces derniers se livrent au génocide rétorqueront
leurs victimes. Peut-on parler de société policée quand de nouveaux venus sur
la terre ancestrale des premiers occupants se livrent à l'appropriation, se recommandant
d'un dieu qui dans sa grande bonté accorde aux uns ce qu'ils volent aux autres,
et les exterminent quand ils protestent ?
Faire souffrir l'autre plus qu'on
a souffert n'est pas une réponse rationnelle à la douleur supportée. Mais il
n'est plus question de raison quand la guerre méprise l'innocence. Quand elle
massacre les enfants. C'en est déjà assez de voir leurs hommes périrent à
défendre leurs familles et leurs biens, quand les enfants meurent dans leurs
bras, le cœur débordant d'amour des mères devient cœur de pierre. La vengeance
devient la seule réponse logique à la détresse. Elles ne connaissent alors plus
aucune loi, plus aucune morale.
Aveuglées par la douleur, les
mères n'ont plus qu'une perspective. Celui qui a touché à l'innocence de doit
endurer plus qu'il n'a commis. La vengeance ne console pas. Elles le savent
pertinemment. La vengeance est privilège de l'espèce humaine. C'est une honte
qui réplique à une autre. Elle est affaire intime, sans autre bénéfice que la
jouissance douloureuse. Elle est nécessaire. Un point c'est tout.
Les mères convaincues de
vengeance deviennent alors plus féroces que quiconque. Plus rien ne les
retient. Surtout pas l'idée de la mort. D'autrui comme de la leur. C'est la
seule issue envisageable. La seule perspective de libération.
Dans cette suite à Mille
femmes blanches, Jim Fergus prend
le parti des mères. La chaîne de la vie a été brisée par l'envahisseur
blanc. Jim
Fergus appartient aux descendants de ces hommes qui se disent
civilisés quand ils anéantissent les autres qu'ils qualifient de sauvages. Ils
nous proposent alors une nouvelle définition des termes. le sauvage est celui
qui vit en harmonie avec la nature quand le civilisé sera celui qui est
perverti par le pouvoir de l'argent.
Roman humaniste, célébration de
la nature, repentir de ceux qui tuent aveuglément pour des biens
matériels, Jim
Fergus se livre au mea culpa d'une race à laquelle il appartient et
qui a bâti sa prospérité sur le sacrifice de peuplades vivant en harmonie avec
leur milieu naturel.
Pour écrire un roman choral, il
est parti sur le principe de le faire à partir de journaux qu'auraient tenus
ses protagonistes. On a un peu de mal à envisager pareille œuvre de solitude
dans le contexte de promiscuité du mode de vie des tribus indiennes, dont elles
se plaignent, et plus encore dans le contexte de guerre à laquelle les femmes
blanches acquises à la cause cheyenne participent activement, puisque résolues
à la vengeance. Mais acceptons-en l'augure. le genre romanesque autorise tous
les artifices. C'est le genre de la liberté. La crédibilité se retrouve dans
l'habileté à faire passer un message. Message que l'on perçoit bien dans la
gêne de l'auteur à comptabiliser le gâchis humain sur lequel sa race a bâti sa
prospérité. Pour quelle perspective ? La nature maltraitée prendra-t-elle le
relai de la
vengeance des mères ?
mercredi 27 janvier 2021
Mille femmes blanches ~~~~ Jim Fergus
Je fais partie de cette
génération nourrie au folklore de la conquête de l'ouest : films de cowboys et
d'indiens dans lesquels ces derniers étaient présentés sous le jour des
méchants agresseurs d'innocents fermiers, la foi chevillée au corps, ne
cherchant qu'à vivre chichement d'un labeur harassant. John Wayne et autre
tunique bleue de service à la Metro-Goldwin-Mayer accouraient au galop au
secours de ces infortunés au son du clairon en tête de la colonne de cavalerie.
Pétarade et youyous des indiens sur leur chevaux bariolés. Les valeureux
combattants en plumes et peinture de guerre roulent dans la poussière. Et ce
qu'il faut bien appeler les colons repoussent la frontière un peu plus vers
l'ouest, les Amérindiens un peu plus vers la sédentarité, celle-là même qui
ruine leur culture. On n'arrête pas le cours de l'histoire, celle des blancs en
tout cas. Et God bless America.
J'ai appris depuis à rétablir
l'équilibre quant à la responsabilité de qui agresse qui. J'ai appris depuis
que l'histoire de la plus grande démocratie de notre planète commence par ce
qu'il faut bien appeler l'anéantissement d'une culture. Et le premier opus de
la trilogie de Jim
Fergus, Mille
femmes blanches, dont je sais d'ores et déjà que je lirai les autres, est
un coup de projecteur sur un sujet que les Américains ont évidemment le plus
grand mal à aborder. Leur mémoire collective occulte cet enfantement dans la
douleur d'une société qui aujourd'hui domine le monde.
Jim Fergus se
défend de parler au nom des Amérindiens. Il ne s'en attribue aucune légitimité.
N'est-il pas lui-même descendant de ces aventuriers qui, débarqués sur la côte
est, n'ont eu de cesse de réduire les territoire et mode de subsistance des
indigènes à la peau rouge. Il le dit dans un français plus que correct au cours
des divers entretiens de promotion de ses ouvrages sur nos antennes. Il se sent
plus de légitimité à évoquer le sujet avec le point de vue des femmes, ce qui
est surprenant pour un homme. Des femmes qu'il faut bien en l'occurrence
qualifier de blanches, puisque héritières des expatriés du Mayflower.
Mille
femmes blanches contre mille chevaux. Curieux marchandage proposé par
les Cheyennes reçus à Washington par le Président Ulysse Grant. Ils avaient
bien compris que leur survie était dans l'assimilation. Une manière pour eux de
découvrir par le métissage la civilisation qui s'imposait à eux. de toute
façon, c'était ça ou disparaître. le grand chef blanc de son côté y a vu tout de
suite un double intérêt, le premier de se débarrasser de personnes devenues
encombrantes puisqu'il leur enverrait des femmes extraites des prisons et
asiles d'aliénés, le second de surseoir au climat de guerre inéluctable
provoqué par l'appétit des colons qui lorgnaient toujours plus loin dans
l'appropriation des richesses naturelles des terres indiennes. Les femmes en
question devaient y gagner quant à elles leur liberté. Sombre machination de
dirigeants d'une communauté d'individus qui se disaient civilisés à l'égard de
ceux en qui ils ne voyaient que des sauvages.
Ce que n'avait pas imaginé le
gouvernement c'est que lesdites femmes découvriraient une culture plus élaborée
et vertueuse qu'il ne voulait le reconnaître. Elles finiront par prendre fait
et cause pour leurs nouvelles familles. Ce que n'avait pas imaginé Little Wolf,
le chef de la tribu cheyenne persuadé selon sa culture qu'une parole donnée est
sacrée, c'est que l'homme blanc trahirait sa promesse. Et dans pareil contexte,
une promesse non tenue par l'homme blanc, c'est une entorse à la dignité. Cela
se terminera dans un bain de sang.
J'ai écouté Jim Fergus parler
de ses romans. J'ai aimé son humilité et la forme de sagesse avec lesquelles il
évoque ce sujet douloureux. On retrouve ces qualités dans son écriture.
Beaucoup de précaution de langage pour à la fois ne rien renier d'un passé
honni et ne pas se mettre non plus au ban d'une société dont il est issu. C'est
une écriture consensuelle qui peine parfois à traduire l'horreur des massacres
qu'il faut pourtant bien évoquer comme tels. Une écriture d'une grande pudeur
laquelle ne verse jamais dans l'affectation même quand les événements se font
dramatiques. Une écriture qui a aussi le mérite de traduire parfaitement la
communion avec la nature à laquelle s'astreignent les Cheyennes. Harmonie et
équilibre qui s'expriment par le respect des indiens vis-à-vis de leur milieu
de vie, quand les hommes blancs font des cartons sur les bisons depuis les
fenêtres du train. J'ai aimé ce point de vue des femmes qui contre toute
attente trouvent chez les Cheyennes, de tradition matrilinéaire, plus de
considération que dans leur milieu d'origine bouffi de code moraux empesés.
On "n'arrête pas le cours de l'Histoire" clament les nouveaux colons.
Pour sûr qu'ils ne parlaient pas de la même histoire. Celle des Amérindiens
s'est bel et bien arrêtée quand ils ont été parqués dans les réserves livrés
aux vices de l'oisiveté, ayant dû laisser leurs grandeur et fierté entre
prairies et collines en même temps que les terres dont on les
dépossédait. Mille
femmes blanches est un magnifique ouvrage servi par une écriture très
séduisante.
jeudi 10 décembre 2020
Une éducation ~~~~ Tara Westover
Tara grandit dans le huis clos d'un micro monde réduit à la cellule familiale, sous la férule d'un père tyrannique en parole, inféodé qu'il est à une foi religieuse souveraine laquelle lui fait voir le reste du monde sous un jour satanique. Il est obsédé à la perspective de voir venir le "Temps de l'Abomination", une forme de châtiment régénérateur, jusqu'à développer des signes d'impatience. Il y prépare sa famille, faisant des stocks de vivres, eau, carburant et puisque nous sommes aux États-Unis, d'armes et de munitions. Cette expiation-là, il ne la conçoit que pour les autres. Un grand nettoyage de la planète corrompue qui ramènerait les enfants de Dieu à de meilleurs sentiments à l'égard de leur Créateur. Ses enfants à lui, au nombre de sept, sont instruits bon an mal an à l'école domestique, ne voient jamais le médecin et pour certains n'ont même pas été déclarés à la naissance. C'est le cas de Tara, une des deux filles de la fratrie. Lorsqu'à l'adolescence venue Tara comprend qu'il existe un autre monde, une autre réalité, il lui faut des trésors de courage pour affronter ses parents, leur faire admettre qu'elle a compris l'anormalité de sa condition et déclarer son intention d'accéder à cette autre réalité.
Ce qui frappe dans cet ouvrage, c'est la solitude de Tara. Elle est seule pour
affronter ses parents et ce frère manipulateur qui la brutalise; seule pour se
jeter dans le grand bain de l'inconnu, débarquant à l'université dans sa tenue
de garçon de ferme quand les autres s'ingénient en coquetterie à suivre les
modes. Personne ne l'attend dans cet autre monde où comme elle le dit elle-même
"on a plus de chance de s'en sortir que si l'on ne compte que sur soi-même."
Dans le micro monde familial elle voyait la vie au travers des yeux de son
père; dans l'autre réalité elle doit tout découvrir par elle-même, repartir à
zéro. C'est une renaissance, ou plutôt une autre naissance, avec seize ans de
handicap. le handicap d'avoir eu une
éducation rétrograde qui ne la préparait nullement à la vraie vie. A
seize ans elle doit se concevoir une nouvelle conformation mentale, sous le
regard incrédule de ceux qui ne sont pas encore ses nouveaux camarades, tant il
faut qu'elle se défasse de la méfiance de tout et de tous incrustée dans son
esprit par l'apprentissage indigent de son enfance.
Une
éducation. Cet ouvrage ne pouvait avoir d'autre intitulé. Selon le
dictionnaire, ce simple mot recouvre "l'art de former une personne,
spécialement un enfant ou un adolescent, en développant ses qualités physiques,
intellectuelles et morales, de façon à lui permettre d'affronter sa vie
personnelle et sociale avec une personnalité suffisamment épanouie." Dans
éducation il y a du savoir, mais pas seulement. Il a surtout du savoir être, du
savoir faire. du savoir exister en société. Changeant de communauté en accédant
au macro monde, Tara doit tout recommencer. Quelle force, quel courage pour
parvenir, une fois le doctorat en histoire obtenu, à écrire un ouvrage qu'elle
défend de voir comme un mémoire contre le mormonisme.
Car Tara conserve sa loyauté à l'égard de ceux qui l'on conduit dans cette
impasse d'une vie fermée à la réalité du monde. Tout au long de son périple
universitaire elle est restée fidèle à cette famille cloîtrée dans une dévotion
aveugle au Tout puissant dont le seul interprète était son père. Elle se
culpabilise même de ne pouvoir le convaincre du bien fondé de sa démarche ne
reniant aucunement la foi religieuse. C'est son père qui coupe les ponts
lorsqu'elle refuse sa bénédiction, qui n'était autre à ses yeux qu'une promesse
de renoncement à la vie selon lui gouvernée par Satan. Elle conserve en son
esprit cette idée de la dualité des réalités. Celle du micro monde familial
auquel ses gènes la raccrochent, la retiennent, celle du macro monde extra
familial que son père qualifie ironiquement de monde des Illuminati, manière de
condamner leur dos tourné à la lumière divine. Un macro monde si vaste, pas
seulement par ses dimensions mais aussi par son histoire, ses connaissances
libérées de la soumission aveugle à ce qui ne reste qu'une croyance. Parmi
d'autres.
On suffoque à la lecture de cet ouvrage à suivre Tara dans son parcours
d'émancipation, à la voir se débattre pour concilier les deux mondes. Gravir
les échelons dans les universités les plus prestigieuses du monde, dont Cambridge.
Deux réalités pour lesquelles elle a dû, pour exister, se constituer deux
personnalités qui s'opposent lorsqu'elle se confronte au miroir. Deux
personnalités que son combat voudrait agglomérer en une seule et rendre
compatibles afin de ne plus avoir, en revenant vers les siens, à franchir une
frontière : la frontière de l'obscurantisme.
Tara est jeune. On comprend bien que cet ouvrage est une formidable
échappatoire à son isolement. Sa véritable intronisation au nouveau monde. Son
écriture a été rendue possible lorsque Tara a pu reconstituer cet édifice
d'éducation qui lui a permis d'être audible et crédible à ce monde, à cette
nouvelle réalité à laquelle nous appartenons nous autres lecteurs de pays
laïcs, libérés que nous sommes, mais de façon fragile et précaire si l'on n'y
prend garde, de l'obscurantisme par des siècles d'apprentissage humaniste.
Cet ouvrage n'a pas d'épilogue. A trente-quatre ans, en marge d'une famille
encore de ce monde sous le diktat d'un père manipulateur, une mère aimante mais
soumise et certainement un peu lâche, des frères et soeurs sous la dépendance,
sauf peut-être Tyler à qui elle dédit cet ouvrage, Tara n'a pas terminé son
combat ni désespéré de concilier ces univers et faire que les deux pans de son
éducation se fondent en un seul. Pour vivre apaisée. Enfin.
Quand on voit cette jeune auteure intervenir dans les nombreuses interviews
auxquels elle s'est livrée depuis la parution de son ouvrage aux Etats-Unis, y
compris avec Bill
Gates, quand on sait que son ouvrage a été plébiscité par Barack Obama, on a
peine à imaginer que la "salle de classe de cette jeune fille n'était
qu'un monceau de ferraille. Ses manuels des matériaux de récupération."
Quand on l'entend chanter en chaire de la Northeastern University devant un
parterre d'étudiants qui saluent son formidable parcours d'émancipation on est
pris aux tripes par la limpidité de cette voix, qui fait comprendre qu'elle n'a
pas rompu avec les anges, et par la gravité avec laquelle elle entonne son
chant a capella qui ne fait que confirmer si besoin était encore de la
sincérité de ses intentions. le timbre de cette voix fait rejaillir le même flot
d'émotions qui nous envahit à la lecture de son ouvrage et qui pour ce qui me
concerne à fait craqueler la carapace de rustre avec laquelle je protège
maladroitement mon émotivité.
Une
éducation est un ouvrage qui ne condamne pas. Il témoigne. Il déplore.
Et peut-être espère-t-il encore. Une chose est sûre désormais, elle ne laissera
personne écrire son histoire à sa place.
Je suis contraint en ce mois de décembre d'une année - qui pourrait donner des
arguments au père de Tara en terme de punition divine appliquée à la fièvre
consumériste de notre macro monde - de modifier mon profil Babelio. Cet ouvrage
de Tara
Westover bouscule le top 6 des ouvrages que j'ai lus cette année pour
y figurer en bonne place : la première. Il y avait pourtant du lourd comme on
dit ordinairement dans mes lectures de cette année, avec par exemple Rebecca de
Daphné du Maurier. Mais j'ai donné la prime à la non fiction.
L'autobiographique. le vécu. Quand il atteint cette force de saisissement.
Ce qui pose certes la question en terme d'avenir quant à l'écriture de Tara Westover de
savoir si elle pourra avoir un prolongement, être le début d'une carrière
littéraire. Car cet ouvrage, s'il vous prend aux tripes, est-ce seulement parce
que l'on sait qu'il témoigne d'une
éducation qui marginalise, qui ferme l'esprit ? En première réponse on
peut dire que l'écriture quant à elle plaide à elle seule pour un prolongement.
Ses mots disent le ressenti et transmettent l'émotion comme un diamant brut, sans
perdre l'éclat de leur sens premier.
mercredi 16 septembre 2020
La méthode Schopenhauer ~~~~ Irvin D. Yalom
Selon les propos de Tacite mis dans la bouche de Schopenhauer dans
cet ouvrage, "la soif de la gloire est la dernière des choses à laquelle
l'homme sage doit s'intéresser". Et pourtant ne passons-nous pas notre vie
dans la quête de la reconnaissance de nos pairs ?
C'est l'évidence qui saute aux yeux de Julius Hertzfeld lorsqu'il apprend
qu'une maladie incurable le condamne à brève échéance. L'urgence l'assaille
alors de trouver sens à sa vie avant de la quitter. Il est un psychiatre
reconnu. Il se met en demeure de fouiller dans le registre de ses patients en
quête de ceux qu'il aura guéris de leur mal être et auront retrouvé ainsi goût
à la vie. Mais contre toute attente son attention se porte sur le nom d'un
homme, Philip, lequel souffrait d'une obsession sexuelle irraisonnée et
méprisante de ses partenaires, dont le cas aura été l'échec de sa carrière.
Philip en voie de devenir lui-même psychothérapeute cherche un tuteur pour sa
thèse. Un marché se conclut entre eux : Julius accepte de devenir son tuteur à
la condition que Philip intègre un groupe de patients en thérapie collective.
Féru de philosophie, de Schopenhauer en
particulier dont les préceptes lui ont permis de trouver apaisement à son
addiction au sexe, c'est à contre coeur que Philip intègre le groupe. Il voue
en effet à ses congénères la même misanthropie que celle qui animait son maître
à penser en son temps. Cette indisposition sera augmentée lorsqu'il découvrira
parmi les personnes constituant le groupe une de ses partenaires d'un soir. Elle
cultive logiquement à son endroit une rancoeur féroce.
Gagné à l'obsession de faire de sa vie un bénéfice pour les autres et non de
laisser le souvenir de sa personne, Julius déploie son ardeur à guérir Philip
de l'affliction qu'il identifie comme l'origine de tous les maux sur terre :
l'indifférence voire le mépris de l'autre. Lequel s'était exprimé chez lui par
des conquêtes sexuelles innombrables et sans lendemain.
Voilà donc le quatrième ouvrage que je lis de la main d'Irvin Yalom.
Après Nietzsche, Spinoza, Épicure, je le
retrouve aux prises avec les thèses de Schopenhauer.
le psychothérapeute qui se ressource chez les philosophes se frotte dans cet
ouvrage au plus atrabilaire d'entre eux à l'égard de ses congénères. Son
intention étant de contrer la propension des uns à fuir leurs semblables,
dont Schopenhauer s'était
fait un porte drapeau, et à faire naître la conviction que la communauté
humaine ne peut être que réconfort de tout un chacun lorsqu'il est confronté à
l'angoisse de la mort. Julius s'en est convaincu lui-même en forme de
résilience après avoir accusé le coup de l'annonce de sa fin prochaine.
La caractéristique de la vie est son impermanence. La mort est inéluctable.
Aussi Irvin
Yalom, à l'unisson des grands philosophes humanistes, veut nous convaincre
que la meilleure façon de l'aborder est de donner sens à sa vie, en se tournant
vers les autres et non se focalisant sur sa propre personne. de pouvoir se dire
à l'échéance ultime que l'on revivrait volontiers la même vie, si tant est
qu'elle fut dépourvue de l'âpreté au gain, de la satisfaction de ses moindres
désirs, y compris sexuels, lesquels ne sont que voleurs de conscience.
Irvin Yalom intègre
son lecteur dans le huis clos de cette thérapie de groupe. Il développe les
cheminements de pensée, étudie l'interaction des caractères et les processus
d'évolution des mentalités vers le but que s'est fixé son héros et porte
parole. Ce dernier se montrant le moins invasif possible dans les échanges, son
rôle se limitant à relancer une discussion qui s'essouffle ou au contraire à
calmer les ardeurs qui s'enflamment.
Comme à l'accoutumer dans les ouvrages d'Irvin Yalom, la
thérapie portant essentiellement sur la libération de la parole, il fait le
plus grand usage du dialogue dans ceux-ci. Cette méthode a le mérite de donner
vie à l'écrit et de rendre la lecture très fluide. L'intrusion de la
philosophie dans la psychanalyse est passionnante. Elle veut nous convaincre
que l'homme doit s'assumer lui-même y compris et surtout en envisageant sa
propre mort. Ne pas avoir recours aux expédients d'une quelconque religion,
reposant donc sur la croyance, qui n'est à ses yeux, lui promettant une vie
après la mort, que duperie et refus d'assumer sa finitude.
mardi 23 juin 2020
Le jardin d'Epicure ~~~~ Irvin D. Yalom
"Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en
face". C'est avec cette maxime De
La Rochefoucauld qu'Irvin Yalom termine
son ouvrage. Et s'il nous confirme la précaution de ne pas nous brûler les yeux
en fixant l'astre de vie, il nous invite pour ce qui est de la mort à ne pas
nous voiler la face. En adoptant par exemple les préceptes d'Épicure pour
calmer nos angoisses éventuelles et apprivoiser l'idée de la mort, puisqu'il ne
saurait être question de la dompter.
Épicure dont les jouisseurs auront travesti la philosophie à leur avantage, ne
retenant du bien vivre sa vie que le simulacre réducteur de faire bonne chair.
Que ce soit sous la dent ou sous la couette, oubliant sans vergogne les élans
d'humanité qui prévalaient dans l'esprit du philosophe, privilégiant une
généreuse cohésion entre congénères affublés du même poids sur la conscience
qu'est l'impermanence de la vie. Démarche en quête d'ataraxie, la tranquillité
de l'âme. Être acteur de l'ici et maintenant, valoriser ainsi chaque instant de
sa vie, condition nécessaire selon lui pour affronter son échéance inéluctable
avec le sentiment d'avoir rempli le rôle non-dit dévolu à tout être doué de
raison apparu sur terre. Car dans le mystère de la vie, on s'interroge en fait
sur l'intention qui la déclenche et la reprend.
Irvin Yalom dénie
le recours au dogme religieux quel qu'il soit sans toutefois en faire reproche
aux convaincus. Il lui préfère ce que la raison permet de déduire de ses
cogitations intimes. C'est à n'en pas douter ce qui lui vaut ses affinités avec
un Spinoza ou
un Nietzsche,
lesquels ne voyaient en la religion que soumission naïve, dénuée d'esprit
critique, inculquée par une éducation despotique.
J'ai eu à cette lecture la satisfaction de retrouver un concept dont mes
pauvres réflexions secrètes avaient envisagé l'hypothèse. C'est la théorie de
la symétrie. Épicure avance que l'état de non existence avant la naissance est
le même que celui d'après la vie. Il n'y aurait donc pas d'angoisse à avoir
d'une mort qui n'est jamais qu'une situation déjà connue – on ne sait quel terme
employer quand il s'agit d'évoquer le non-être – mais qui ne nous aurait donc
laissé aucun souvenir. Que pourrait être en fait souvenir du néant ?
Le jardin d'Épicure est un ouvrage de réflexions potentiellement secourables
fondé sur la riche expérience d'un thérapeute de renom, construit à partir de
témoignages choisis par lui pour leur valeur pédagogique et qui encouragera
l'angoissé en détresse à trouver une oreille avisée. Celle d'un confrère. Un
spécialiste apte à décrypter l'origine de certaines peurs ou angoisses
harcelant le conscient ou l'inconscient de tout un chacun. Il y a donc quand
même en filigrane dans cet ouvrage une autopromotion de la profession à
laquelle Irvin
Yalom a consacré sa vie, sachant pertinemment que l'angoisse de la
mort est un fonds de commerce qui a de l'avenir.
Mais cantonner cet ouvrage à une finalité mercantile serait un détournement
d'intention auquel je ne me livrerai pas. Il a une réelle valeur didactique
puisqu'il n'est question ni de spiritualité ni de métaphysique ou encore
d'ésotérisme. C'est un ouvrage qui aborde un sujet lourd auquel, aux dires de
l'auteur, beaucoup de ses confrères rechignent, confrontés qu'ils sont
eux-mêmes à leur propres doutes. le dernier chapitre leur est d'ailleurs dédié
avec la précaution oratoire de l'expurger du jargon technique afin d'emmener
jusqu'au point final le profane, lequel aura trouvé dans le reste de l'ouvrage
les ressources suffisantes pour ne plus se voiler la face et dormir du sommeil
du juste, en faisant que ses rêves ne deviennent pas cauchemars.
mardi 30 juillet 2019
Paysage perdu ~~~~ Joyce Carol Oates
On imagine la lèvre tremblante d'émotion, les yeux qui retiennent des larmes, la main qui se fait hésitante sur le clavier à l'écriture de ces mots. Ce passage de Paysage perdu est un parmi d'autres qui m'ont fait avoir un coup de cœur pour cet ouvrage de Joyce Carol Oates. Ce qui est rare pour le genre auto biographique. On perçoit bien avec cet ouvrage que l'auteure à l'inspiration intarissable n'est plus dans la fiction. Elle est tout entière rentrée en sa mémoire. Elle cherche à recoller des souvenirs qui sont comme elle le déclare "un patchwork dont la majorité des pièces sont blanches" tant la mémoire est faillible.
Mais si le souvenir est infidèle, l'amour la possède toujours cœur et âme. Amour pour ses parents et grands-parents, pour son mari disparu, pour sa sœur atteinte d'autisme invalidant, incapable de communiquer avec son environnement. Et tant d'autres êtres adulés, comme cette amie d'adolescence qui a choisi de ne pas aller plus loin sur le chemin de la vie.
Chez les Oates, on ne parlait pas sentiments. On s'aimait sans le dire. Joyce Carol avoue à qui lui pose la question que c'est un livre qu'elle n'aurait pu écrire du vivant de ses parents. C'est un ouvrage dont le caractère intimiste est strictement contrôlé par la pudeur la plus intransigeante. Mais pas seulement, sa façon d'éluder certains sujets est pour elle une façon d'échapper à l'émotion qui ne manquerait pas de la submerger. Autre forme de pudeur chez une femme qui peut paraître plus intellectuelle que sentimentale.
Joyce Carol et son mari n'ont pas eu d'enfant. Cette analyste froide de la société a-t-elle trop exploré le mystère de l'expérience humaine pour ne pas vouloir l'infliger à une descendance. C'est là aussi un sujet qu'elle n'aborde pas dans son ouvrage. A trop écrire sur le mal, peut-être a-t-elle eu peur d'y livrer quelque innocence. La perception du monde des adultes par les enfants, une obsession chez elle ? Voilà un secret qu'elle gardera au fond d'elle.
Écrire pour Joyce Carol Oates, c'est sa respiration. Son œuvre est impressionnante. On identifie dans le récit de sa vie les sources d'inspiration qui ont été autant de points de départ de ses romans: la lutte des classes dans une société livrée au capitalisme intraitable, la pauvreté, la délinquance, le conflit des générations, le suicide des jeunes. Autant de fléaux dont elle avoue avoir été épargnée par l'amour qu'elle a reçu de la part des siens.
Sensibilité à fleur de peau dans cet ouvrage dont Heureux, le poulet de sa prime enfance, donne le la. Formidable éclairage sur l'œuvre gigantesque de Joyce Carol Oates, même si, bien qu'elle s'en défende, sa mémoire est plus sélective que faillible. La grande dame de la littérature américaine se livre, en gardant toutefois au fond de son cœur nombre de confidences attendues qui partiront avec elle. A moins qu'il faille les rechercher chez les personnages qu'elle a engendrés dans ses romans. Cet ouvrage est émouvant par le ton qu'elle lui donne dans un style parfaitement maîtrisé. C'est tout sauf un ouvrage à sensation.
jeudi 25 avril 2019
Carthage ~~~~ Joyce Carol Oates
Cressida est intelligente et douée pour les arts. Mais elle
n'appartient pas au canon de la beauté de notre monde moderne sur médiatisé.
Son complexe esthétique l'isole dans un mal-être silencieux qui ne s'exprime
que par son engouement pour M.C. Escher, le dessinateur illusionniste aux
perspectives hallucinantes.
En expert du trompe-l'œil, M.C. Escher enferme le spectateur de ses œuvres
dans un labyrinthe spatial. Lui donnant à la fois l'impression d'apesanteur et
de claustration dans un infini sans issue.
Cressida, l'intelligente, se convainc de désamour quand sa sœur Juliet, la
belle Juliet, goûte au bonheur dans les bras du beau Brett Kincaid. Convaincue
de demeurer incomprise, Cressida souffre et gâche ses talents.
"Il nous est nécessaire d'être farouchement aimé pour exister."
Traumatisme de la guerre, univers carcéral, peine de mort, mal-être d'une
jeunesse harcelée par des images virtuelles mensongères, Joyce Carol Oates
explore les aspects pervers de la société moderne. Elle a fort habilement
construit ce magnifique roman comme un dessin de MC Escher. Un roman à tiroirs
aux perspectives bouchées, digressions et confusion des époques pour gagner son
lecteur au poison de l'enfermement.
Une souffrance sans remède, à moins de provoquer un électrochoc. Cressida
disparaît. Un électrochoc qui pourra toutefois être plus autodestructeur que
salvateur. Sauf à faire appel à la puissance du pardon.
Fabuleux roman à l'étonnant réalisme qui prouve l'immense talent de son
auteure.
jeudi 13 décembre 2018
Tulipe ~~~~ Romain gary
Le Larousse définit le terme de "civilisation" comme l'ensemble des acquis d'une société qui la fait s'éloigner de l'état sauvage, et devenir un modèle pour l'avenir. Lorsque Romain Gary publie Tulipe, en 1946, il sort tout juste de la seconde guerre mondiale à laquelle il a participé dans les rangs des combattants de la France libre. Il émerge de l'inimaginable de la part d'une société civilisée. Les horreurs de la guerre l'ont touché au plus profond de lui-même.
Il produit alors cet ouvrage
débridé par lequel il exprime sa répugnance à l'égard de la barbarie dont il a
pu être le témoin. Telle barbarie ne peut être le fruit d'une grande
civilisation. Romain Gary emploiera son énergie à la dénoncer tout au long de
sa carrière d'écrivain. A bout d'argument dans la colère et l'indignation, il
choisira souvent de traiter le sujet par la dérision. Prendre le contre-pied de
ses sentiments les plus immédiats lui semble évident pour exprimer son mépris
contre tout ce qui dégrade la grandeur de l'Homme.
Tulipe, le "Blanc Mahatma de
Harlem", ainsi nommé par les quelques amis qui le soutiennent dans son
combat pour dénoncer l'absurdité du monde, est un rescapé de Buchenwald. Il
jette en désordre à la sagacité du lecteur tous les thèmes qui peupleront les
ouvrages futurs de Romain Gary. Il y a urgence, au sortir de l'apocalypse, à
réconcilier ceux qui viennent de s'entre déchirer, à dénoncer les dérives de
l'être doué d'intelligence. Tout y passe : la haine de l'autre, la maltraitance
animale, les crimes contre la nature et tant d'autres manifestations du
comportement humain qui n'ont de cesse de rabaisser l'homme à l'état sauvage.
Sauvage au sens de barbare, car les animaux sauvages ne sont pas barbares, même
quand ils sont carnivores. Ils ne sont pas responsables de leur condition.
Tulipe est un ouvrage turbulent, déroutant. Le propos en devient incohérent, le
discours désorganisé. Mais il faut y décoder le cri de désespoir qu'il
comporte, au point de sombrer dans une forme de folie douce. Le lecteur qui
découvrirait l'auteur aux deux prix Goncourt avec cet ouvrage pourrait fort
bien discréditer à ses yeux la noble académie pour ses choix futurs avec
pareille première impression. A celui-là, je dis de persister, d'avancer dans
la grande œuvre de Romain Gary. La dérision est chez lui une marque de
fabrique, il faut y trouver le fond d'humanité qu'elle véhicule et qui habite
Romain Gary jusqu'à l'obsession.