Le Larousse définit le terme de "civilisation" comme l'ensemble des acquis d'une société qui la fait s'éloigner de l'état sauvage, et devenir un modèle pour l'avenir. Lorsque Romain Gary publie Tulipe, en 1946, il sort tout juste de la seconde guerre mondiale à laquelle il a participé dans les rangs des combattants de la France libre. Il émerge de l'inimaginable de la part d'une société civilisée. Les horreurs de la guerre l'ont touché au plus profond de lui-même.
Il produit alors cet ouvrage
débridé par lequel il exprime sa répugnance à l'égard de la barbarie dont il a
pu être le témoin. Telle barbarie ne peut être le fruit d'une grande
civilisation. Romain Gary emploiera son énergie à la dénoncer tout au long de
sa carrière d'écrivain. A bout d'argument dans la colère et l'indignation, il
choisira souvent de traiter le sujet par la dérision. Prendre le contre-pied de
ses sentiments les plus immédiats lui semble évident pour exprimer son mépris
contre tout ce qui dégrade la grandeur de l'Homme.
Tulipe, le "Blanc Mahatma de
Harlem", ainsi nommé par les quelques amis qui le soutiennent dans son
combat pour dénoncer l'absurdité du monde, est un rescapé de Buchenwald. Il
jette en désordre à la sagacité du lecteur tous les thèmes qui peupleront les
ouvrages futurs de Romain Gary. Il y a urgence, au sortir de l'apocalypse, à
réconcilier ceux qui viennent de s'entre déchirer, à dénoncer les dérives de
l'être doué d'intelligence. Tout y passe : la haine de l'autre, la maltraitance
animale, les crimes contre la nature et tant d'autres manifestations du
comportement humain qui n'ont de cesse de rabaisser l'homme à l'état sauvage.
Sauvage au sens de barbare, car les animaux sauvages ne sont pas barbares, même
quand ils sont carnivores. Ils ne sont pas responsables de leur condition.
Tulipe est un ouvrage turbulent, déroutant. Le propos en devient incohérent, le
discours désorganisé. Mais il faut y décoder le cri de désespoir qu'il
comporte, au point de sombrer dans une forme de folie douce. Le lecteur qui
découvrirait l'auteur aux deux prix Goncourt avec cet ouvrage pourrait fort
bien discréditer à ses yeux la noble académie pour ses choix futurs avec
pareille première impression. A celui-là, je dis de persister, d'avancer dans
la grande œuvre de Romain Gary. La dérision est chez lui une marque de
fabrique, il faut y trouver le fond d'humanité qu'elle véhicule et qui habite
Romain Gary jusqu'à l'obsession.