Cet ouvrage est celui de
"l'universelle douleur de vivre", que Fernando Pessoa a
su décrypter mieux que quiconque. Pour ce qui est de la forme, il se présente
comme le collationnement de méditations recueillies sur plusieurs années et
publiées à titre posthume, tardivement en France. En faire le résumé serait une
gageure et ne pourrait être que mauvais plagiat. La prudence et l'humilité
commandent de s'en prémunir. Aussi me suis-je concentré sur l'intention de son
auteur à m'interpeler, moi lecteur d'un autre temps.
Littérature, "mariage de l'art et de la pensée". Le livre de l'intranquillité en est la plus évidente démonstration. Il
m'a fait découvrir un auteur, un poète, un homme capable de mettre en mots et
en images les pensées qui, à un moment ou un autre, ont aussi occupé et
occupent encore mon esprit et que je ne saurais quant à moi traduire. Il
m'implique de cette manière. Je sens bien que le présent qu'il ne vivait qu'en
rêve était tourné vers un avenir dont je fais partie, et d'autres après moi. Un
livre pour la postérité habitée par d'autres "moi", tant que le monde
sera. Il réalise sous mes yeux son vœu le plus cher : "Être plus vivant
une fois mort que de son vivant."
"Le seul lien de
communication tolérable est la parole écrite, parce que ce n'est pas une pierre
d'un pont jetée entre les âmes, mais un rayon de lumière entre les
astres."
Voilà donc le lien qui nous unit,
lui et moi, par delà les âges, les langues, les condition et notoriété, ce
rayon de lumière méprisant le temps qui borne nos vies aussi bien que notre
enveloppe charnelle le fait de l'espace qu'elle englobe par tous ses sens. Lui
et moi, victimes du même processus qui de la substance périssable d'un organe
fait surgir des pensées. Lui et moi, respirant du même souffle dans
l'atmosphère spirituelle des vivants et des morts.
"Je voudrais que la lecture
de ce livre vous laisse l'impression d'avoir traversé un cauchemar
voluptueux."
Les réflexions de Fernando Pessoa,
je les ai entendues plus que je ne les ai lues. Comme dictées d'en-haut. Elles
m'ont fait découvrir un auteur fabuleux dont la traduction française de son nom
est Personne. Clin d'œil du destin, car voilà un homme qui s'est étourdi à nier
la Personne qu'il était pour ne devenir plus personne. À la fois rentré en
lui-même et dissout dans les autres. Clin d'œil de la langue française qui au
même substantif associe la personne et son absence.
"Parfois je songe, avec une
volupté triste, que si un jour, dans un avenir auquel je n'appartiendrai plus,
des louanges viennent prolonger la vie de ces pages, j'aurai enfin quelqu'un
qui me "comprenne", une vraie famille où je puisse naître et être
aimé."
Est-ce comprendre Fernando Pessoa que
de s'associer à ses interrogations ? Cela me confère-t-il la prérogative de
faire partie de cette famille dans laquelle il voulait naître ? Une chose est
certaine, les louanges qu'il appelle de ses vœux, je ne peux que m'y adonner
tant je reste subjugué par son génie de la métaphore à dresser les tableaux
impressionnistes de ses explorations intimes. Tout en se défendant de faire de
la poésie, car il est "de la prose qui danse, qui chante, qui se déclame
elle-même."
Sauf à vivre comme les animaux, guidés par leurs instincts, sans pensée ni
réflexion, voilà un ouvrage auquel nul ne peut rester insensible. Un ouvrage
exigeant, tant il condense dans ses surprenantes divagations le désarroi du
vivant devant l'absurde de sa condition, à ne savoir répondre qu'à la seule
question : pourquoi la vie ? Point de réponse de la part des religions. Elles
ne font "qu'emplir les âmes du vide du monde". Point de recours en
Dieu qui n'est qu'un "créateur d'impossibilités".
Ouvrage essentiel et inutile à la fois. Essentiel parce qu'il brise la solitude
des hommes en les associant aux mêmes interrogations. Inutile parce que ces
dernières restent et resteront sans réponse. Mais ouvrage indispensable quand
même, car le savoir-dire, en chœur, est un immense soulagement du cœur pour
tous ceux qui comme moi restent silencieux à ne savoir dire la souffrance du
vivant.
"Mais tout est absurde, et
c'est encore rêver qui l'est le moins."
L'homme dans l'absurde de sa
condition. A l'instar d'un Albert Camus vingt
ans plus tard. Un cri à l'écho du monde, contre le mutisme de la résignation.
Rêver, rêver encore et toujours. Nous ne sommes que ce que nous rêvons. Pessoa n'a
fait que simuler sa vie, son esprit était ailleurs, à fouiller son âme comme le
télescope scrute les trous noirs de l'univers, à écouter dans l'ennui la
"sourde poésie de l'âme". Allégories sublimes qui font de lui un
porte-parole de choix pour l'espèce affublée de la douleur de penser.
"Le Moi lui-même, celui qui
appartient à chacun de nous, est peut-être une dimension divine."
Ouvrage d'un homme qui a pour patrie sa langue et s'épuise à ne savoir se
situer entre l'être et le non-être, entre le moi et les autres, entre le tout
et le néant. Entre tout et son contraire. Concept globalisant jusqu'à faire du
Moi une composante de Dieu. La majuscule sied alors aux deux. Et pourquoi pas décréter
la mort de Dieu, Nietzsche a
bien osé.
Ouvrage de référence, intemporel, d'une mélancolie lumineuse et envoutante, qui
nous fait souffrir par sympathie, au fond de cet "asile de fous"
qu'est notre âme.