Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mercredi 5 décembre 2018

Le livre de l'intranquillité ~~~~ Fernando Pessoa

 



Cet ouvrage est celui de "l'universelle douleur de vivre", que Fernando Pessoa a su décrypter mieux que quiconque. Pour ce qui est de la forme, il se présente comme le collationnement de méditations recueillies sur plusieurs années et publiées à titre posthume, tardivement en France. En faire le résumé serait une gageure et ne pourrait être que mauvais plagiat. La prudence et l'humilité commandent de s'en prémunir. Aussi me suis-je concentré sur l'intention de son auteur à m'interpeler, moi lecteur d'un autre temps.

Littérature, "mariage de l'art et de la pensée". Le livre de l'intranquillité en est la plus évidente démonstration. Il m'a fait découvrir un auteur, un poète, un homme capable de mettre en mots et en images les pensées qui, à un moment ou un autre, ont aussi occupé et occupent encore mon esprit et que je ne saurais quant à moi traduire. Il m'implique de cette manière. Je sens bien que le présent qu'il ne vivait qu'en rêve était tourné vers un avenir dont je fais partie, et d'autres après moi. Un livre pour la postérité habitée par d'autres "moi", tant que le monde sera. Il réalise sous mes yeux son vœu le plus cher : "Être plus vivant une fois mort que de son vivant."

"Le seul lien de communication tolérable est la parole écrite, parce que ce n'est pas une pierre d'un pont jetée entre les âmes, mais un rayon de lumière entre les astres."

Voilà donc le lien qui nous unit, lui et moi, par delà les âges, les langues, les condition et notoriété, ce rayon de lumière méprisant le temps qui borne nos vies aussi bien que notre enveloppe charnelle le fait de l'espace qu'elle englobe par tous ses sens. Lui et moi, victimes du même processus qui de la substance périssable d'un organe fait surgir des pensées. Lui et moi, respirant du même souffle dans l'atmosphère spirituelle des vivants et des morts.

"Je voudrais que la lecture de ce livre vous laisse l'impression d'avoir traversé un cauchemar voluptueux."

Les réflexions de Fernando Pessoa, je les ai entendues plus que je ne les ai lues. Comme dictées d'en-haut. Elles m'ont fait découvrir un auteur fabuleux dont la traduction française de son nom est Personne. Clin d'œil du destin, car voilà un homme qui s'est étourdi à nier la Personne qu'il était pour ne devenir plus personne. À la fois rentré en lui-même et dissout dans les autres. Clin d'œil de la langue française qui au même substantif associe la personne et son absence.

"Parfois je songe, avec une volupté triste, que si un jour, dans un avenir auquel je n'appartiendrai plus, des louanges viennent prolonger la vie de ces pages, j'aurai enfin quelqu'un qui me "comprenne", une vraie famille où je puisse naître et être aimé."

Est-ce comprendre Fernando Pessoa que de s'associer à ses interrogations ? Cela me confère-t-il la prérogative de faire partie de cette famille dans laquelle il voulait naître ? Une chose est certaine, les louanges qu'il appelle de ses vœux, je ne peux que m'y adonner tant je reste subjugué par son génie de la métaphore à dresser les tableaux impressionnistes de ses explorations intimes. Tout en se défendant de faire de la poésie, car il est "de la prose qui danse, qui chante, qui se déclame elle-même."

Sauf à vivre comme les animaux, guidés par leurs instincts, sans pensée ni réflexion, voilà un ouvrage auquel nul ne peut rester insensible. Un ouvrage exigeant, tant il condense dans ses surprenantes divagations le désarroi du vivant devant l'absurde de sa condition, à ne savoir répondre qu'à la seule question : pourquoi la vie ? Point de réponse de la part des religions. Elles ne font "qu'emplir les âmes du vide du monde". Point de recours en Dieu qui n'est qu'un "créateur d'impossibilités".


Ouvrage essentiel et inutile à la fois. Essentiel parce qu'il brise la solitude des hommes en les associant aux mêmes interrogations. Inutile parce que ces dernières restent et resteront sans réponse. Mais ouvrage indispensable quand même, car le savoir-dire, en chœur, est un immense soulagement du cœur pour tous ceux qui comme moi restent silencieux à ne savoir dire la souffrance du vivant.

"Mais tout est absurde, et c'est encore rêver qui l'est le moins."

L'homme dans l'absurde de sa condition. A l'instar d'un Albert Camus vingt ans plus tard. Un cri à l'écho du monde, contre le mutisme de la résignation. Rêver, rêver encore et toujours. Nous ne sommes que ce que nous rêvons. Pessoa n'a fait que simuler sa vie, son esprit était ailleurs, à fouiller son âme comme le télescope scrute les trous noirs de l'univers, à écouter dans l'ennui la "sourde poésie de l'âme". Allégories sublimes qui font de lui un porte-parole de choix pour l'espèce affublée de la douleur de penser.

"Le Moi lui-même, celui qui appartient à chacun de nous, est peut-être une dimension divine."

Ouvrage d'un homme qui a pour patrie sa langue et s'épuise à ne savoir se situer entre l'être et le non-être, entre le moi et les autres, entre le tout et le néant. Entre tout et son contraire. Concept globalisant jusqu'à faire du Moi une composante de Dieu. La majuscule sied alors aux deux. Et pourquoi pas décréter la mort de Dieu, Nietzsche a bien osé.

Ouvrage de référence, intemporel, d'une mélancolie lumineuse et envoutante, qui nous fait souffrir par sympathie, au fond de cet "asile de fous" qu'est notre âme.