"Le monde romanesque n'est que la correction de ce
monde-ci" nous dit Albert Camus dans L'homme révolté.
A explorer l'œuvre de Mario Vargas
Llosa, voilà une assertion que l'on peut mettre au crédit de l'œuvre de ce
dernier. de la même façon qu'avec cet ouvrage dans lequel le prix Nobel de
littérature convoque sa tribu, ceux-là même qui ont concouru à la genèse de sa
pensée politique, à l'instar d'un Albert Camus il sait revêtir le
costume du philosophe. Philosophie qu'il applique ici à la politique avec
cet ouvrage autobiographique dans lequel il nous décrit l'évolution de sa
pensée en la matière. Comme pour beaucoup, la maturité formant l'homme, elle a
évolué de l'utopique vers le pragmatisme libéral.
Libéralisme dont il nous détaille sa conception. Se défendant de le réduire à
une recette économique des marchés libres, l'orientant vers une « doctrine
fondée sur la tolérance et le respect devant la vie, d'amour de la culture, de
volonté de coexistence avec l'autre et sur une ferme défense de la liberté
comme valeur suprême. » Mais selon lui, le libéralisme ne fonctionnant qu'avec
des convictions morales solides l'intervention de l'Etat peut s'avérer
nécessaire selon un dosage subtil qui devra écarter toute tentative d'hégémonie
du collectif sur l'individu. L'écueil étant cet étirement vers les extrêmes que
le discours populiste tente de faire, à droite comme à gauche.
Evoquant au passage le paysage politique français, qu'il connaît bien pour
avoir séjourné en notre pays, Mario Vargas Llosa met en avant le fait
que les belles intentions affichées au fronton de nos édifices publics peuvent
comporter leur lot de contradiction. « Ainsi pour établir l'égalité, il n'y
aurait d'autre remède que de sacrifier la liberté, d'imposer la contrainte, la
surveillance et l'action toute puissante de l'Etat. Que l'injustice sociale
soit le prix de la liberté et la dictature celui de l'égalité – et que
fraternité ne puisse s'instaurer que de façon relative et transitoire, pour des
causes plus négatives que positives, comme celui d'une guerre ou d'un
cataclysme qui regrouperait la population en un mouvement solidaire – est
quelque chose de regrettable et difficile à accepter. » Mais selon lui, ignorer
ces contradictions serait plus grave que de les affronter et c'est sans doute
la raison de son engagement en politique, non seulement dans son œuvre mais
aussi dans ses actes. N'a-t-il pas été candidat, certes malheureux, à
l'élection suprême en son pays en 1990.
Dans l'appel de la tribu, Mario Vargas Llosa invite les penseurs
politiques qui ont concouru à forger sa conviction, depuis le précurseur de la
pensée libérale au 18ème siècle, Adam Smith, jusqu'à
des Raymond
Aron et Jean-François
Revel au 20ème siècle. Intellectuels qu'il situe parmi les derniers
célèbres pour l'originalité de leurs idées et leur indépendance, nos
contemporains du 21ème siècle étant quant à eux plus préoccupés de leur image
et du spectacle qu'ils donnent en apparaissant dans les médias.
Romancier philosophe ou philosophe romancier, quelle que soit l'étiquette que
l'on collera au personnage on ne peut être qu'emporté par l'érudition du
personnage et le talent qu'il met au service d'un humanisme lucide, vertu en
laquelle il voit la sauvegarde de toute société.
L'homme est un animal politique selon Aristote, Mario
Vargas Llosa l'a bien entendu et n'est pas resté spectateur des choses de
ce monde. Avec cet ouvrage il nous offre l'occasion de mieux comprendre
l'univers dans lequel évolue beaucoup de ses personnages romanesques. Sachant
qu'avec lui de chaque roman il faut tirer une philosophie.
L'ouvrage foisonnant de substantifs en « isme » demande un effort
d'implication. Il est révélateur de la puissance conceptionnelle du personnage,
de ses hauteurs de vue lui permettant dans ses romans de disserter sur la
complexité de l'animal social qu'est l'homme. Sa force étant de garder un
discours à la portée de son lecteur le plus humble, sans toutefois amoindrir la
force du message.
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Ouvrages par genre
jeudi 1 juin 2023
L'appel de la tribu ~~~~ Mario Vargas Llosa
lundi 23 novembre 2020
La guerre de la fin du monde ~~~~ Mario Vargas Llosa
La guerre de Canudos a ceci de particulier qu'une colonie autonome de civils, non formés à l'art de la guerre ni équipés pour et désignés sous le vocable de Jagunços (que google traduit par voyous), a mis en échec l'armée nationale au point de lui imposer pas moins de quatre expéditions pour venir à bout de cet îlot de refus d'une république jugée par elle trop laïque et toujours trop favorable aux grands propriétaires terriens. Elle avait en particulier décrété la séparation de l'Eglise et Etat et institué le mariage civil. La répression sera à la hauteur des efforts rendus nécessaires pour venir à bout de ce furoncle sur le dos de la république. Se compteront ainsi sur les doigts d'une main les hommes qui échapperont au coutelas vengeur des assaillants au cours d'un abominable massacre. Ce village premier de Canudos sera rayé de la carte et aujourd'hui englouti sous la retenue d'eau d'un barrage.
Antonio Conselheiro, le Bon Jésus, le Messie revenu sur terre, avait regroupé autour de lui les laissés-pour-compte du Nordeste. Anciens esclaves récemment affranchis, indiens dépossédés de leur territoire, nombre de pauvres déshérités, mais aussi d'autres toutefois moins recommandables aux yeux des autorités en place, anciens repris de justice et donc loin d'être des anges, tous avaient été séduits par le pouvoir de séduction de l'homme à l'allure christique prêchant le détachement des biens matériels de ce monde, le salut de l'âme, la justice. Ils avaient trouvé à Canudos le havre de leur subsistance acquise à la force de leurs bras, de rachat de leur passé ou tout simplement un peu de considération par le nivellement des inégalités.
J'imagine volontiers que l'intérêt de Mario Vargas Llosa s'est porté sur cet événement historique afin d'illustrer les conséquences d'une vie privée de liberté de pensée et d'opinion. Il a mis son talent d'écrivain au service de cette cause dont il connaît trop bien les effets pervers lorsqu'elle est bafouée. Difficile d'élaborer un discours impartial, sans que le moindre écrit ne vienne en confirmation du penchant, lorsque l'on prend parti pour les plus démunis. On comprend dans cet ouvrage que l'auteur détermine son camp par la seule relation de l'anéantissement de ceux qui voulaient vivre d'espoir d'un monde plus fraternel, plus égalitaire et plus juste. Il déploie dans cet ouvrage une formidable capacité à décrire les situations complexes, retraçant avec clarté et discernement les péripéties, analysant les états d'esprits de chacun des protagonistes et les motivations qui les animent.
La fin du monde n'est donc pas à ses yeux l'anéantissement de l'espèce humaine dans l'apocalypse mais bien, au-delà du bain de sang, celui de la liberté d'opinion par ceux qui asservissent la pensée. Savoir le mettre en mots dans un ouvrage dénué d'emportement, favorisé par une écriture accessible au plus grand nombre, même si cet ouvrage souffre de quelques longueur par la précision voulue par son auteur dans la description de l'horreur, cette seule capacité vaut à elle seule la consécration suprême octroyée à ce grand auteur en 2010.
jeudi 30 avril 2020
Tours et détours de la vilaine fille ~~~~ Mario Vargas Llosa
- Alors, il est bien ce bouquin ?
- han… han…
- En tous cas, il a l'air prenant, je vois que tu ne le lâches pas.
- Oui. C'est vrai qu'il est prenant.
- Ça raconte quoi ?
- C'est l'histoire d'un amour impossible. Ricardo, un jeune péruvien – c'est la nationalité de l'auteur – est tombé fou amoureux d'une jeune et jolie compatriote. Mais, même si elle ne le rejette pas clairement, elle ne lui retourne pas de sentiments à la hauteur de ses espoirs, bien qu'elle accepte quand même de temps à autre de coucher avec lui. Elle est issue d'une famille très modeste. Elle semble plus préoccupée d'assurer son avenir matériel que sentimental.
- Il y a donc du sexe.
- Juste ce qu'il faut. Ils finissent quand même par se marier, mais cela ne sera pas pour autant la fin des frasques de cette fille, devenue femme au fil du roman et à qui il a attribué le sobriquet de vilaine fille. Elle est énigmatique et complètement imprévisible. Et lui, béat d'un amour qui ne tarit pas au fil du temps, la retrouve après chaque escapade avec la même flamme.
- Et c'est bien écrit ?
- Superbement. L'auteur est quand même prix Nobel de littérature 2010. La traduction est aussi très réussie.
- Prix Nobel, cela peut rebuter les lecteurs moyens que nous sommes.
- Oui, mais dans le cas présent, c'est très lisible et pas du tout rébarbatif. C'est même passionnant. L'écriture est sobre, sans métaphore. Elle dépeint notre amoureux transi sous un jour plutôt pathétique. On se prend volontiers de sympathie pour lui, même si on a envie de le secouer un peu.
- À part ça, qu'est-ce qui te plaît en particulier dans ce livre ?
- C'est une histoire singulière menée à un bon rythme. Les années passent vite dans des pérégrinations sur la planète entière : Lima, Paris, Londres, Tokyo et j'en passe. C'est raccroché à l'histoire, la grande. Et surtout les personnages sont attachants, chacun avec ses défauts. Et cette idée d'exclusivité sentimentale chez cet homme a quelque chose de touchant. Puis il y a surtout cette force qu'a cette femme de commettre des incartades invraisemblables et d'en faire porter la responsabilité à autrui. C'est bluffant. J'aime bien aussi l'idée que ce soit la femme qui soit la vagabonde sentimentale.
- C'est cela, oui. Il est vrai que chez un homme, l'exclusivité ça cache quelque chose. Et, ça finit comment ?
- Alors là, ma chère, je te laisse le découvrir toi-même.
- Tu avais déjà lu cet auteur ?
- Non, je découvre.
- Ça t'engage à essayer un autre de ses ouvrages ?
- le prochain est déjà épinglé au pense-bête. Ce sera La fête au bouc. Mais à propos d'exclusivité, dis m'en un peu plus …
Aux cinq rue Lima ~~~~ Mario Vargas Llosa
Décidément, ce prix Nobel de littérature me plaît bien.
Après la fête
au bouc, le second ouvrage de Mario Vargas
Llosa que je lis de sa main, bien qu'un ton en dessous du premier,
m'est resté très accessible. Et disons-le tout de suite, il est assez chaud.
Euphémisme bien connu quand on veut signaler pudiquement quelques scènes pour
le moins lascives. Avis aux amateurs. Mais n'en tirez pas de conclusion trop
hâtive à mon égard, j'ai été le premier surpris de trouver sous la plume d'un
auteur ayant reçu la consécration suprême ce genre de scènes sans équivoque.
Mais soit, on n'en est pas moins homme, c'est la vie.
Pour le plus le reste, quand on lit par ailleurs que Mario Vargas
Llosa a été candidat malheureux à l'élection présidentielle en son
pays en 1990 contre Alberto Fujimori, on ne s'étonne plus de voir notre
nobélisé avoir la dent aussi dure envers son adversaire parvenu au pouvoir.
L'histoire lui donnera d'ailleurs mille fois raison. Alberto Fujimori a terminé
sa carrière politique en prison, condamné ni plus ni moins pour crime contre
l'humanité, corruption, etc… le carnet de chansons était chargé.
Pour avoir la dent dure, dans son ouvrage Aux
cinq rues, Lima, Mario Vargas
Llosa nous dresse le tableau qui, pour romancé qu'il soit, n'en décrit
pas moins les méthodes utilisées pas ce genre de régime autoritaire pour tenir
le pays sous une main de fer et mettre toute forme d'opposition dans
l'incapacité de nuire à ses ambitions. Menaces, chantage, assassinats sont au
menu des agissements des services de sécurité intérieure à la botte d'un
président qui pour avoir été élu ne s'en comporte pas moins comme un dictateur.
L'intrigue met en scène les agissements d'un patron de presse à scandale qui se
risque au chantage contre un magnat de l'industrie péruvienne, lequel s'est
fait piéger par un photographe lors d'une partie fine. Et curieusement, si
l'auteur dénonce avec acharnement, et à juste raison, les agissements détournés
des malfaisants au service du pouvoir, il traite avec une certaine complaisance
les millionnaires à la vie dorée qui s'offrent des ébats langoureux en Floride.
La morale n'y trouve pas forcément son compte dans ce pays d'Amérique latine où
comme dans beaucoup la juxtaposition des palais et bidonvilles est plus
évidente qu'ailleurs.
Il n'en reste pas moins que l'immersion dans l'ambiance de peur et de
résignation entretenue par ce genre de régime est très bien restituée et servie
par une écriture efficace et sans fioriture. On ne reprochera donc pas son
parti pris à notre prix Nobel quand il s'agit de dénoncer vice et injustice.
lundi 6 avril 2020
La fête au bouc ~~~~ Mario Vargas Llosa
A lire un roman historique traitant d'une dictature, il faut
s'attendre à y trouver son lot d'atrocités. La fête
au bouc ne dément pas le pressentiment. C'est une caractéristique de
ce mode de gouvernement. Il en est une autre également que celle du culte de la
personnalité. La capitale dominicaine portera le nom de son homme fort pendant
les décennies de sa mainmise sur le pays : Ciudad Trurillo. À la République
dominicaine ne siéra jamais aussi peu ce statut que sous la férule du tyran.
Cet ouvrage paru en 2000 est un parmi les écrits qui valurent à Mario Vargas
Llosa la consécration du Nobel de littérature dix ans plus tard. Avec
pareille oeuvre on a toujours la crainte de ne pas être à la hauteur de ce
qu'on lit. Pourtant dans le cas présent l'exercice dément l'inquiétude. A
croire que le fait de savoir se mettre au niveau de tous ceux qui porteront les
yeux sur ses lignes est un critère qui a compté pour attribuer le satisfecit
suprême à l'auteur populaire, devenu pour le coup prestigieux. Je me fais le
devoir quant à moi de confirmer le plaisir de lecture que m'a procuré cet
ouvrage avec un autre de sa main. J'attends avec impatience le conseil avisé
des adeptes de Babelio pour orienter mon choix vers le prochain livre de cet
auteur sur lequel il ne faut pas faire l'impasse.
Tout dans cet ouvrage est à mes yeux de la plus belle facture. Une construction
savante tout d'abord, propre a entretenir l'attention au gré des péripéties et
rebondissements. le lecteur averti sur cette époque difficile de la République
dominicaine, communément labellisée Ère Trujillo, saura d'emblée que celui qui
s'auto gratifiait du statut de Bienfaiteur du pays a été abattu en mai 1961.
Tout est affaire de contexte et d'opportunité, les exécuteurs furent d'abord
qualifiés de terroristes, de justiciers par la suite.
Belle facture aussi que celle d'une écriture accessible, sans fioriture, terriblement
efficace, au vocabulaire parfois cru, quand il s'imposait pour traduire le
mépris qu'avaient les tenants du pouvoir envers leurs détracteurs aussi bien
qu'envers celles dont ils volaient l'innocence, parfois la puberté à peine
venue.
Belle facture enfin que l'intrigue principale incorporée aux péripéties
cauchemardesques d'un régime perverti. Quelle raison ramène cette avocate,
newyorkaise d'adoption, en son pays natal après tant d'années de silence ? Sa
motivation sera distillée dans l'enchevêtrement des pages sombres d'un
quotidien fait de servilité, de peur, d'appropriation et tant d'autres travers
propres à ce genre de gouvernement, lequel se flatte d'oeuvrer pour le bien du
peuple et de la nation, confondant servir et sévir.
Dans pareil contexte, l'ouvrage de Mario Vargas
Llosa comporte les inévitables et insoutenables séances de tortures et
assassinats auxquelles furent soumis certains opposants au régime. Les omettre eut
été volonté d'occulter la réalité. Un dictateur cherchant toujours quelque part
une forme de légitimité du statut qu'il s'est octroyé par la force, Trujillo
n'a pas échappé à la règle. Lui qui se vantait de ne rien lire, se goinfrait
des flatteries des marionnettes qu'il plaçait aux postes clés du pouvoir
jusqu'à s'entendre dire par le président fantoche qu'il manipulait comme les
autres qu'il était "pour ce pays l'instrument de l'Être suprême."
La
fête au bouc est un ouvrage remarquable. Équilibré, sans longueur
superflue, fondé sur un subtil dosage des sentiments n'aspirant ni au
voyeurisme ni à la commisération. Il entretient son lecteur dans un crescendo
de l'attention que seule la dernière phrase libère, pour verser celui-ci dans
le contentement d'avoir lu un excellent ouvrage. Convaincu que la fiction est
encore en dessous de la réalité.