Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mardi 31 janvier 2017

Le royaume ~~~~ Emmanuel Carrère

 



Avec des "si" on ne met pas seulement Paris en bouteille, on peut donner dans l'uchronie. Cette pratique consiste à refaire l'histoire sur la base de variantes hypothétiques. Elle est aussi appelée, moins pompeusement, histoire alternative.
Aussi, sur ce registre et dans le sujet qui fonde son ouvrage, le Royaume, Emmanuel Carrère peut-il extrapoler : si Jésus n'avait été mis en croix dans sa trente-troisième année, mais était parti de sa belle mort, le grand âge venu, le christianisme aurait-il vu le jour ? Hypothèse pour une histoire alternative du christianisme qui celle-ci tournerait court.

Si le christianisme est devenu ce qu'il est aujourd'hui, vingt siècles plus tard, c'est bien aux apôtres et disciples de Jésus qu'on le doit, parmi lesquels Paul et Luc qu'Emmanuel Carrère à choisis pour centrer le sujet de ce qu'il qualifie d'enquête sur la naissance du christianisme.

Cet ouvrage était fait pour moi. Il l'a été et le sera pour d'autres encore à n'en pas douter, mais pour ce qui me concerne, je me le suis approprié avec le plus vif intérêt. Même s'il est tellement fouillé et documenté que le souci du détail finit par provoquer quelques longueurs et redites. Mais peut-on reprocher à un auteur de vouloir aller au fond des choses dans son argumentation ?
Dans la formulation d'hypothèses aussi. Car, comme le dit Emmanuel Carrère, les certitudes que l'on a de cette époque sont, par la force du temps mais pas seulement, nécessairement clairsemées. De grands blancs ont ainsi laissé le champ libre à l'imagination de qui aura voulu faire valoir sa propre conviction. Conviction qui sera le plus souvent travestie en vérité. Mais vérité n'est pas exactitude. Ce n'est pas Marguerite Yourcenar qui le démentira.

Une religion, fût-elle l'une des trois qualifiée, sans doute abusivement, de religion du Livre, n'est jamais qu'une secte qui a réussi. L'audience de l'une ou l'autre, reposant sur la croyance qu'elle parvient à ancrer dans l'esprit de ses adeptes, est à mettre au crédit de ses prêcheurs, de leur charisme, de leur force de persuasion. L'enquête d'Emmanuel Carrère cherche à décortiquer ce mécanisme qui a fait le succès du christianisme. Ce processus qui fait qu'un gourou devient Dieu sur terre.

La démarche est d'autant plus intéressante, nous confie-t-il dans la première partie de son ouvrage, qu'agnostique au moment où il l'écrit, il avait été gagné par la foi quinze ans plus tôt. Elle avait envahi son esprit comme la maladie le corps, par contagion. Devenu sceptique depuis, il a pu s'autoriser une confrontation de la vision des choses. L'approche métaphysique versus l'approche historique, réputée plus objective, quoi que... Il avoue même, dans quelques entretiens de promotion de son ouvrage, avoir pris dans sa posture rationaliste des positions de nature à choquer le croyant qu'il avait été. Et donc ceux qui le sont aujourd'hui. Ces derniers pourront l'être d'ailleurs à la seule vulgarité des styles et vocabulaires de certains passages. Et plus surement encore à la relation des prédilections sexuelles de leur auteur. L'effet était recherché. Pour être du domaine du mystique, la religion n'en est pas moins affaire d'hommes. Pour preuve, les glorieux temps, sans doute bénis, de l'apogée du christianisme, au cours desquels, fort de leur monopole, les plus hauts dignitaires de l'Eglise qu'il faut alors écrire avec une majuscule, n'ont pas été les derniers à amasser de grandes richesses bien terrestres celles-là et se vautrer dans d'autres voluptés tout aussi dénuées de spiritualité, tout en prêchant pauvreté et abstinence. Les Cathares en leur temps qui avaient bien perçu l'écueil ont très vite été disqualifiés, affublés d'hérésie et éradiqués. Dans la paix du Seigneur bien entendu.

Emmanuel Carrère a réalisé un travail énorme pour venir à bout de son ouvrage. En partant d'ailleurs d'une vingtaine de cahiers de notes qu'il avait remplis du temps de sa phase mystique. Le célèbre historien Paul Veyne, plusieurs fois cités dans l'ouvrage, a été le premier à le reconnaître. L'auteur du Royaume essaie de faire la part des choses entre le reconnu historiquement par tous et les interprétations des mêmes, comblant ainsi les vides chacun à sa façon, selon sa conviction. Le résultat étant que ce que "l'un affirme, certains le trouvent lumineux, et lorsque d'autres affirment le contraire, certains autres le trouvent tout aussi lumineux."

L'ouvrage s'organise en trois parties. La première autobiographique, la seconde consacrée à l'apôtre Paul, dont les lettres révèlent une fulgurance, un vrai talent d'écrivain, la troisième centrée sur Luc, médecin grec, non juif, compagnon de Paul et l'un des quatre évangélistes. En rédigeant Les Actes, il est devenu chroniqueur de ce temps. Ses écrits nous content l'histoire de ce groupe de fidèles de la première heure. Mais, les témoins directs disparus, l'histoire de la vie de Jésus s'est aussi et surtout colportée de bouche à oreille, en prenant au fil des siècles cette distance avec la réalité qui a renforcé son aura mystique et fait certitude de ce qui avait pu être inventé par les prêcheurs de tout acabit. Pas toujours au bénéfice de la vérité vraie, loin s'en faut.

Dans notre culture chrétienne, ce terme de secte affecte une connotation de marginalisation. Pourtant, nous dit Emmanuel Carrère, adopter le dogme d'une secte est plus noble que de persister dans celui de la religion qui nous accueilli le jour de notre naissance. Choisir est toujours plus noble que se laisser dicter sa conduite.

L'essentiel est de croire. C'est à partir de là que tout commence, ou selon, tourne court.

Très bel ouvrage qui nous est soumis dans un style moderne dénué des béatitudes et précautions qui auréolent habituellement les thèmes religieux. C'est ouvrage était vraiment fait pour moi.


mardi 17 janvier 2017

L'étranger ~~~~ Albert Camus


Justice est rendue. On n'abat pas un arabe de cinq coups de feu en invoquant la légitime défense, encore moins un coup de soleil, sans en outre en exprimer le moindre remord. Même au temps de l'Algérie française.

Meursault, narrateur-acteur de ce récit nous relate la tranche de sa vie, de sa fin de vie, qui l'a conduit au pied de celle que l'homme rejoint "comme on marche à la rencontre d'une personne" : la guillotine. Quand a contrario la personne qui réside en tout être humain le laisse de marbre.

Les juges ont estimé que la froideur de son tempérament était propice à la préméditation du crime qu'il a commis. Meursault fait preuve de la même insensibilité à l'énoncé du verdict qui le condamne que celle qui l'a engourdi dans ses relations avec son entourage, les femmes de sa vie en particulier : sa mère, qu'il a placée à l'asile puis enterrée sans verser la moindre larme, la douce Marie qui s'est éprise de lui et ne deviendra son épouse que si elle insiste. Côté sentiment, c'est un peu chiche.

Point de révolte chez ce "coeur aveugle". Il ne remet pas en cause la justice des hommes. Il ne peut toutefois se résoudre à la "certitude Insolente" d'une fin décidée. Il s'interroge sur l'utilité d'abréger une vie qui, de toute façon, est promise à s'éteindre d'elle-même. Pourquoi interférer dans le cours des choses ?

Raisonner en pareille circonstance est encore faire preuve de distance avec le cours des choses. C'est être étranger à soi-même. Etranger au monde, étranger à la vie.

Voilà un ouvrage dans lequel le verbe est dépouillé, comme le décor dans lequel se noue le drame, comme la palette sentimentale de ce héros qui n'inspire pas l'empathie. Les phrases sont courtes et sèches. Il en est ainsi de tout le roman. le style est direct et froid comme l'austère mécanique qui enchaîne les événements de la vie. Comme la justice qui condamne.

Meursault n'aura pas su se réchauffer au coeur des hommes, il n'attend rien non plus du secours de l'ambassadeur d'un dieu qu'il ne veut pas connaître. Plus que le drame qui se déroule sous les yeux du lecteur, c'est la part d'inhumain qui habite tout homme, lorsqu'elle le domine, qui surprend. Certains l'évacuent dans la sauvagerie, lui, c'est dans l'indifférence.

Encore Meursault se dit-il à lui-même, puisque personne ne recueille ses confidences, que l'essentiel est de donner une chance au condamné. C'est le peu que l'on percevra de son ressenti. Encore répond-t'il plus à une logique qu'à un trait d'humanité. Aussi, plus qu'un ultime sursaut d'intérêt pour la vie, ne s'agit-il pas de la crainte de l'inconnu ? Au-delà de l'oeuvre du couperet.

Albert Camus lui en a t'il donné une de chance pour qu'il nous relate son histoire, ou le fait-il intervenir d'outre-tombe, pour nous parler de la vie ?


jeudi 12 janvier 2017

Confessions d'un masque ~~~~ Yukio Mishima


 

Aussi loin que remontent ses souvenirs, Kochan, jeune japonais des années 40 et narrateur de Confession d'un masque, tente de comprendre quel germe implanté au fond de lui-même, quelle force maligne a pu inverser la polarité de ses affinités émotionnelles, au point de faire basculer son être intime dans "l'anormalité".

Avec la conscience adulte de celui qui écrit, et s'adresse parfois directement à son lecteur, Kochan tente de décoder les non-dits. Ce qu'il croyait imposé par une éducation traditionnaliste et puritaine étouffait en réalité une vérité inavouable. Dans ce roman, dont on ne doute pas qu'il puisse être autobiographique, Mishima décortique le lent processus de la prise de conscience d'une différence. Son innocence originelle pressent, puis identifie pour finalement se mortifier de son penchant homosexuel. La révélation s'est insinuée en lui selon un long processus de maturation émotionnelle. Il lui a fait négliger la silhouette bien prise et le soyeux de la peau des filles pour s'émouvoir à la vue du corps masculin.

Les muscles saillant sous une peau glabre, un "physique d'esclave et les traits d'un prince", la représentation du martyr de Saint-Sébastien, sera pour lui un symbole à plus d'un titre. Celui de la beauté du corps de l'éphèbe en premier lieu, le symbole du supplicié pour sa seule différence ensuite. Celui enfin d'un visage tendre et impassible qui a la volonté de ne pas mépriser ses bourreaux et reçoit la mort comme une délivrance.

Une fois avéré et admis, ce mauvais penchant n'inspirera finalement que le dégoût à Kochan. Il se prend alors à attendre alors la mort "avec une sorte d'impatience", convaincu d'avoir découvert "le véritable but de sa vie". Ce désespoir est vécu à la japonaise. Tout en pudeur et discrétion, sans épanchement, encore moins de lamentation. Les traits figés. Comme ceux d'un masque impassible plaqué sur un visage torturé.

Marguerite Yourcenar avait été intriguée par cette quête de l'issue libératrice. Avec Mishima ou La Vision du vide, elle scrutait dans l'oeuvre de cet auteur froid et talentueux les prémices de la mort planifiée de longue date. Mishima a mis un terme à sa vie vingt ans plus tard de la manière la plus violente qui soit. La fascination de Kochan pour le sang, la mort, le suicide sont évoqués à maintes reprises dans cet ouvrage. Sauf peut-être le décorum morbide et spectaculaire avec lequel Mishima passera à l'acte dans la plus pure tradition samouraï, le lecteur ne pourra envisager d'autre épilogue à telle vie de tourments.

Dans un style dépouillé, austère, Mishima décrypte cette sombre alchimie qui l'a rendu incapable de conjuguer sensualité et sexualité, attirance et convenance. Pourtant, de la capacité d'aimer son coeur ne manquait pas. Mais son penchant abhorré, imposé par une volonté supérieure, lui a dérobé la plénitude nécessaire à toute harmonie dans la vie affective.

Ce récit est d'autant plus touchant lorsque l'on sait que l'auteur est allé au bout de ses tendances suicidaires. Il a choisi pour mettre fin à ses jours de s'infliger la sentence traditionnelle de ceux dont l'honneur a été bafoué.

Le texte pourrait souffrir de quelques longueurs si le lecteur ne les percevait pas comme nécessaires à l'imprégnation du malaise vécu par son narrateur. Tout en retenue, cet ouvrage trouve sa beauté dans la pudeur qui l'inspire, même quand son héros y évoque ses "mauvaises habitudes".

vendredi 6 janvier 2017

Les yeux ouverts ~~~~ Marguerite Yourcenar


En refermant cet ouvrage, j'ai l'impression d'en avoir ingurgité d'innombrables. Les yeux ouverts, c'est une bourrasque de culture. C'est surtout une formidable leçon de sagesse.

Encore faut-il, en écrivant cela, bien prendre garde au choix des mots. Car le terme de leçon comporte une notion de contrainte dont Marguerite Yourcenar se serait, à n'en pas douter, défendue avec force de faire usage. Recommandations de sagesse serait plus approprié. Mais il est vrai que si je crains la réprobation quant à la sélection de mes tournures sémantiques, c'est que je me sais observé depuis le "système sympathique" de l'au-delà dont Marguerite Yourcenar fait désormais partie. M'encouragerait-elle à poursuivre cette contribution sur Babelio ? A n'en pas douter puisqu'il s'agit de parler des livres.

Marguerite Yourcenar nous a laissé au travers de cet ouvrage un recueil de confidences étonnamment copieux pour quelqu'un qui rechigne à parler de soi. J'ai pu y découvrir des facettes de sa personnalité insoupçonnées de ma part. Une lecture plus attentive de ses œuvres aurait pu me les faire détecter, en particulier par l'entremise de ces deux héros les plus évoqués dans cet ouvrage, je veux parler de Zénon et Hadrien. L'érudition de l'académicienne m'avait certes un peu étourdi, aussi n'y avais-je pas décelé la militante écologiste, amoureuse de la nature, avocate de la cause animale et dénonciatrice de bien d'autres phénomènes et comportements blâmables de notre société moderne que le bon sens récuse. Mais tout cela ne participe-t-il pas finalement de la même sagesse : celle de préserver un monde qui nous a ouvert les bras en même que nous ouvrions les yeux. La lecture de cet ouvrage est un grand bénéfice quant à la connaissance de la personnalité, de la vie et de l'œuvre de cette auteure sublime.

Mon grand ressenti d'un tel ouvrage, c'est une impression de grande solitude de son auteure. Une solitude certes entourée, mais solitude quand même. Comme celle que notre vie moderne peut engendrer en nous faisant méconnaître notre voisin de palier. Solitude de l'érudite dans un océan d'ignorance. Ne l'a-t-elle pas éprouvée lorsqu'elle enseignait aux étudiants américains, captifs de leur présent, d'un immédiat resserré sur des préoccupations matérielles, quand tout aspire à dépasser le temps. C'est aussi la solitude de la femme désintéressée, face à tant de cupidité. de celle-là même qui fait de l'homme un pourfendeur de son environnement. La solitude encore de celle qui embrasse toutes les religions sans discrimination, reprochant l'imposture de ceux qui se réclament "de ligne directe de Dieu". La solitude toujours de celle qui a conservé son âme d'enfant, se dit sans âge, quand trop d'esprits plaintifs inféodés à leur narcissisme ne font que déplorer la dégradation d'un corps qui subit les outrages du temps.

Mais la solitude est aussi une aubaine. Elle est propice à la contemplation, à la création. Elle permet à Marguerite Yourcenar de s'extraire de l'actualité, "cette couche superficielle des choses", et d'aimer "le passé comme un présent qui a survécu dans sa mémoire". Elle lui permet d'écouter les voix que le tumulte pourrait dissoudre dans la cacophonie ambiante. Les voix de ses propres héros, Zénon et Hadrien, et tous les autres qui ont trouvé au travers de ses ouvrages l'espace et le temps de faire entendre leur vibration. Ce sont ces voix qui lui dictent ce qu'elle couchera sur le papier. La solitude enfin autorise la communion avec ces écrivains innombrables qu'elle a étudiés plus qu'elle ne les aurait seulement lus.

Marguerite Yourcenar ne donne aucun droit à ses semblables. Ils ne savent que trop le mettre en avant. Elle ne leur parle que de devoirs. Au premier rang desquels le devoir d'amour, mais dans l'acception orientale de ce sentiment. Elle seule élève ce transport sensuel au niveau du sacré quand l'éducation chrétienne culpabilise et juge la sensualité grossière. Sa hauteur inspirée lui permet de désigner les calamités dont souffrent ceux de son temps et s'autorise à les mettre en garde : "On n'a pas le droit de combiner les maux de l'âge atomique avec la sauvagerie de l'âge de la pierre."

Avec son humilité légendaire et pour s'exonérer de tout mérite dont d'aucun pourrait la gratifier, Marguerite Yourcenar prend les devants. Elle s'affiche dans son rôle d'écrivain comme un "instrument à travers lequel des courants, des vibrations sont passés…Tout vient de plus loin et va plus loin que nous… tout nous dépasse et on se sent humble d'avoir été ainsi traversé et dépassé."

Et puis comme toute fin qui n'est pas la mort n'est que provisoire, Marguerite Yourcenar voudra clore ces entretiens retranscrits en évoquant cette échéance ultime et inéluctable. Elle seule restitue l'égalité que la naissance a désaccordée. L'état de vie n'étant qu'une parenthèse accidentelle, elle affirme vouloir disposer de sa pleine conscience au moment où la parenthèse se refermera pour ne rien rater de sa sortie. Fût-ce dans la douleur. Elle évoque alors ces mots qu'elle a mis dans la bouche de Zénon et fait en sorte qu'ils soient inscrits en épitaphe sur sa tombe : " Plaise à celui qui est peut-être de dilater le cœur de l'homme à la mesure de toute la vie."

Avec les ouvrages qu'elle nous a légués son esprit sublime plane ainsi encore au-dessus des nôtres, ses lecteurs, grandement moins inspirés, grandement moins instruits de l'héritage des penseurs et philosophes de tous temps. Mais n'est-ce pas le rôle des écrivains que « d'exprimer ce que d'autres ressentent sans pouvoir lui donner forme. »