Imagine-t-on de nos jours ce que pouvait être la traversée
des Alpes pour une caravane à dos de mulets au 17ème siècle quand routes et
pistes n'existaient pas, qu'en outre les dangers de la montagne pourtant
redoutables étaient loin d'être les seuls à mettre l'entreprise en péril ?
Certes non. Hélène
Bonafous-Murat nous le fait entrevoir dans ce roman historique aux
allures d'épopée.
Rien ne lui sera épargné à cette caravane : intempéries,
incendie, trahison, vol, attaques de pillards, rivalités confessionnelles,
disette, enlèvement des femmes du convoi à fin de servilité sexuelle, autant
d'infortunes qui émailleront son périple conduit par la volonté d'un seul homme
: Leone Allacci. Animé d'une foi à toute épreuve, d'une autorité inflexible et
opiniâtre, il était tout désigné pour mener à bien la mission divine reçue de
la bouche du pape Grégoire XV: extraire du Palatinat du Rhin, contrée autrefois
gagnée à l'hérésie et reconquise par la Ligue catholique, et ramener en lieu
sûr, à Rome, une bibliothèque connue pour être une des plus riches d'Europe.
Elle comportait aux yeux de la papauté des ouvrages d'une valeur inestimable,
tant civile que religieuse, dont l'évangéliaire de Lorsch écrit vers 810 à la
cour de Charlemagne.
Leone Allacci n'était résolument pas un homme comme les
autres. Galvanisé par une foi dévote chevillée à l'âme, un dévouement sans
faille à l'Église de Rome, il n'avait de passion que pour les livres. Pourtant
lorsque la jeune Lotte, au charme discret mais entêtant, témoigne de l'intérêt
pour la lecture et devient son élève, point en son for intérieur une douleur jusque-là
ignorée de lui. Une douleur qui embrase son corps et obsède son esprit.
Tiraillé entre l'appel des sens et la chasteté qu'il s'était imposée en règle
de vie, il perçoit ce combat comme une mise à l'épreuve supplémentaire que lui
inflige ce dieu qu'il avait choisi en optant pour la foi catholique. L'épreuve
tourne à la torture lorsqu'il voit sa protégée s'éprendre du beau capitaine
lequel assure la sécurité de leur expédition. La jalousie est un sentiment
nouveau dont il peine à s'émanciper.
Gagné à la panique de voir son élève lui échapper et à la
crainte de la voir faire de l'ombre au maître qu'il avait été pour elle, Leone
Allacci se reprochera cet engouement pour celle qu'il perçoit alors comme
l'instrument du démon : "N'avais-je pas cependant commis une erreur,
oubliant qu'elle n'était qu'une femme, en conséquence gouvernée, non par la
raison, mais par ses sens ?" Et l'auteure d'ouvrir à juste raison l'esprit
de son lecteur, en thème corollaire à celui de la sauvegarde de la fameuse
bibliothèque, sur le sort trop longtemps réservé à ses congénères du beau sexe
en ces temps d'obscurantisme tant religieux que discriminatoire sexiste.
La gageure avec ce genre littéraire est de ne pas faire de
l'intrigue prétexte à se glorifier d'une érudition poudre aux yeux. Hélène
Bonafous-Murat évite l'écueil. Quand elle fait du narrateur de ce
récit un contemporain des faits qu'il rapporte, elle sait lui faire tenir le
vocabulaire, les idiomes et les tournures syntaxiques de l'époque et éviter les
anachronismes de langage. le style devient alors garant de crédibilité. Les références
historiques en tous domaines, dont mythologiques et bibliques dans pareil
ouvrage, témoignent aussi de l'imprégnation et de l'érudition de son auteure.
Elle nous livre un très bel ouvrage qui établit son éclectisme d'écriture.
N'est-elle pas l'auteure de polars contemporains - Avancez
masqués, Morsures entre
autres, qui m'ont fait faire connaissance avec son écriture - même si ces
derniers ne sont pas dénués de références historiques.
Aux portes de la mort, Leone Allacci évoque cet épisode de
sa jeunesse qu'il avait gardé en mémoire, en étalon de la souffrance quand
d'autres épreuves étaient venues mettre sa vie en difficulté et sa foi à
l'épreuve. Avec le souvenir de Lotte en repoussoir des appels du corps qu'il savait
dans la main du Malin.
Cette aventure tirée de faits réels, nous dit l'auteure en
note finale, assura la postérité d'ouvrages exceptionnels qui existent encore
de nos jours. Elle s'inscrit à la gloire de l'érudition quand cette dernière
est perspective pour changer la face du monde. Même si l'obscurantisme
religieux de l'église catholique de l'époque imaginait en arrière-pensée ce
changement à son profit, soutenu par un prosélytisme outrancier que lui
commandait son monopole sur la direction des consciences, qui plus est lorsque
ce monopole était mis à mal par la montée de fois concurrentes.
Superbe ouvrage qui vaut tant par le récit de l'aventure
humaine, surhumaine serait-on tenter d'enchérir, que pour l'insertion de
celle-ci dans un contexte historico religieux savamment documenté.