Quatrième et dernier (?) opus de
la mer de la fertilité. Il n'est que d'extraire certains passages de cet
ouvrage pour comprendre que nous sommes parvenus au bout du chemin. Ce chemin
n'est pas seulement celui d'une oeuvre littéraire. C'est aussi celui d'une vie.
La vie de son auteur.
45 ans ! C'est l'âge de Yukio Mishima lorsqu'il
met le point final à son œuvre testament. Sa jeunesse lui a filé entre les
doigts. Il est plus que temps.
"Il n'y a jamais eu pour moi
ce qu'on aurait pu appeler l'apogée de ma jeunesse, et par conséquent aucun
moment pour l'arrêter. C'est à l'apogée qu'il faudrait s'arrêter. Je n'en ai
discerné aucune. Chose étrange je n'en ai nul regret.
Mais non, il est encore temps
après que la jeunesse est un peu passée. Survient l'apogée, c'est alors le
moment." 25 novembre 1970, c'est alors le moment de quoi ? le regard
s'est-il suffisamment appesanti sur le paysage ? le verbe l'a-t-il suffisamment
célébré ?
La beauté du corps s'est dissoute
dans les traits de ceux qui narguent leurs aînés de leur vigueur toute fraîche.
C'est donc le moment de ne plus se compromettre dans le naufrage de la
vieillesse, dans la décomposition de l'ange.
"Beauté physique infinie.
Voilà le privilège particulier de ceux qui abrègent le temps. Juste avant
l'apogée où il faut abréger le temps, se trouve l'apogée de la beauté
physique."
Le bout du chemin est là. L'ascension est terminée. Après, c'est la déchéance. "Quelle
puissance, quelle poésie, quelle félicité ! Pouvoir abréger le temps, au moment
même où l'on aperçoit la blancheur étincelante de l'apogée. On en a la
préscience dans la fièvre délicieuse de la montée, le décor changeant de la flore
alpine, l'approche de la ligne de crête. « C’est avec lucidité et la pleine
possession de ses facultés qu'il faut décider de basculer dans la lumière de
l'autre monde. Le monde blanc.
"Je n'aime pas le genre de
personnes, faibles ou malades, qui se suicident. Il n'y en a qu'une catégorie
que je conçoive. Ce sont ceux qui se suicident pour démontrer leur
personnalité."
L'oeuvre littéraire est la perpétuation de son auteur. Sa vie n'est que le
segment d'une continuité. Il se retrouvera sous les traits d'une nouvelle
jeunesse quelque part dans le monde.
"Même si l'on arrête le temps, la vie se réincarne. Cela aussi, je le
sais."
Il n'est pas de point final pour
qui croit en la transmigration des âmes. Tout au long de sa vie, Honda s'est
convaincu de voir son ami Kiyoaki, pris au piège d'un amour imprévisible, se
réincarner sous les traits d'Isao Iinuma d'abord, de la princesse Ying Chan
ensuite, du jeune Toru enfin. Chacun porteur de la flamme fragile de la vie.
Mais le doute pernicieux s'est
insinué en l'esprit de Honda. le grand âge l'a peut-être leurré. Toru a brûlé
le livre des rêves laissé par Kiyoaki.
"La mémoire est comme un
miroir fantôme. Il arrive qu'elle montre des choses trop lointaines pour qu'on
les voie, et elle les montre parfois comme si elles étaient présentes".
Est-ce donc avec le poison du doute insinué en son esprit quant à la
réincarnation que Mishima a décidé de basculer dans le monde blanc le 25
novembre 1970 ? le point final de L'Ange en décomposition était-il celui de la
Mer de la fertilité, ou bien quelque part en ce monde pourrait-il s'écrire un
cinquième opus ?