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samedi 20 mars 2021

La mer de la fertilité, tome 4 : L'ange en décomposition ~~~~ Yukio Mishima

 

Quatrième et dernier (?) opus de la mer de la fertilité. Il n'est que d'extraire certains passages de cet ouvrage pour comprendre que nous sommes parvenus au bout du chemin. Ce chemin n'est pas seulement celui d'une oeuvre littéraire. C'est aussi celui d'une vie. La vie de son auteur.
45 ans ! C'est l'âge de Yukio Mishima lorsqu'il met le point final à son œuvre testament. Sa jeunesse lui a filé entre les doigts. Il est plus que temps.

"Il n'y a jamais eu pour moi ce qu'on aurait pu appeler l'apogée de ma jeunesse, et par conséquent aucun moment pour l'arrêter. C'est à l'apogée qu'il faudrait s'arrêter. Je n'en ai discerné aucune. Chose étrange je n'en ai nul regret.

Mais non, il est encore temps après que la jeunesse est un peu passée. Survient l'apogée, c'est alors le moment." 25 novembre 1970, c'est alors le moment de quoi ? le regard s'est-il suffisamment appesanti sur le paysage ? le verbe l'a-t-il suffisamment célébré ?

La beauté du corps s'est dissoute dans les traits de ceux qui narguent leurs aînés de leur vigueur toute fraîche. C'est donc le moment de ne plus se compromettre dans le naufrage de la vieillesse, dans la décomposition de l'ange.

"Beauté physique infinie. Voilà le privilège particulier de ceux qui abrègent le temps. Juste avant l'apogée où il faut abréger le temps, se trouve l'apogée de la beauté physique."
Le bout du chemin est là. L'ascension est terminée. Après, c'est la déchéance. "Quelle puissance, quelle poésie, quelle félicité ! Pouvoir abréger le temps, au moment même où l'on aperçoit la blancheur étincelante de l'apogée. On en a la préscience dans la fièvre délicieuse de la montée, le décor changeant de la flore alpine, l'approche de la ligne de crête. « C’est avec lucidité et la pleine possession de ses facultés qu'il faut décider de basculer dans la lumière de l'autre monde. Le monde blanc.

"Je n'aime pas le genre de personnes, faibles ou malades, qui se suicident. Il n'y en a qu'une catégorie que je conçoive. Ce sont ceux qui se suicident pour démontrer leur personnalité."
L'oeuvre littéraire est la perpétuation de son auteur. Sa vie n'est que le segment d'une continuité. Il se retrouvera sous les traits d'une nouvelle jeunesse quelque part dans le monde.
"Même si l'on arrête le temps, la vie se réincarne. Cela aussi, je le sais."

Il n'est pas de point final pour qui croit en la transmigration des âmes. Tout au long de sa vie, Honda s'est convaincu de voir son ami Kiyoaki, pris au piège d'un amour imprévisible, se réincarner sous les traits d'Isao Iinuma d'abord, de la princesse Ying Chan ensuite, du jeune Toru enfin. Chacun porteur de la flamme fragile de la vie.

Mais le doute pernicieux s'est insinué en l'esprit de Honda. le grand âge l'a peut-être leurré. Toru a brûlé le livre des rêves laissé par Kiyoaki.

"La mémoire est comme un miroir fantôme. Il arrive qu'elle montre des choses trop lointaines pour qu'on les voie, et elle les montre parfois comme si elles étaient présentes".
Est-ce donc avec le poison du doute insinué en son esprit quant à la réincarnation que Mishima a décidé de basculer dans le monde blanc le 25 novembre 1970 ? le point final de L'Ange en décomposition était-il celui de la Mer de la fertilité, ou bien quelque part en ce monde pourrait-il s'écrire un cinquième opus ?


jeudi 25 février 2021

La mer de la fertilité, tome 3 : Le temple de l'aube ~~~~ Yukio Mishima


Comme tout un chacun, et plus que tout autre peut-être eu égard à ses intentions – n'oublions pas qu'il est avec cet ouvrage sur le troisième opus de son œuvre testament laquelle en comporte quatre – l'auteur de la Mer de la fertilité est confronté à la perpétuation de la vie. Avec lui point de quête d'éternité dans l'au-delà, de place auprès de Dieu ainsi que peuvent nous le promettre quelques religions monothéistes en perte de vitesse en ce troisième millénaire, il ne peut donc être question que de transmigration de l'âme, de réincarnation. le seul point qui accorderait peut être les différentes croyances quant au sort réservé après la mort est la vertu du comportement de la personne de son vivant. Cette vertu s'exprimant parfois non pas en dévotion ou actions charitables, mais en pureté d'intention laquelle peut fort bien comporter l'élimination d'autrui, s'il est convaincu de corruption par les vices inhérents à la nature humaine.

Nul doute que Mishima décèle dans la perpétuation qu'il applique à ses héros, une voie pour son propre avenir dont il semble avoir décrété l'échéance. Marguerite Yourcenar qui s'est intéressée à cet écrivain dans Mishima ou la vision du vide trace dans son œuvre les indices qui témoigneraient de son intention. Elle y voit un artisan en préméditation de son chef-d'œuvre : sa fin spectaculaire selon le rituel samouraï.

Isao le fervent nationaliste du tome deux de la tétralogie, Chevaux échappés, était la réincarnation de Kiyoaki, l'amoureux éperdu de Neige de printemps, le premier tome. Les dernières lignes de chacun de ces ouvrages faisant disparaître leur héros, Honda leur survivant est le témoin attesteur de leur réincarnation. Dans ce troisième opus, la transmigration des âmes ne connaissant ni frontière ni race, c'est la princesse siamoise Ying Chan qui se dit elle-même réincarnation d'Isao. Honda s'en convainc et cherche sur son corps par ses indiscrétions équivoques le signe qui confirmera le fait.

Le temple de l'aube est un ouvrage quelque peu déroutant. Autant une première partie voit son héros en quête de la réalité de la réincarnation, allant là en chercher les preuves jusqu'à Bénarès en Inde, le sanctuaire de l'hindouisme, autant la seconde plonge son héros, Honda, dans la déviance comportementale du notable respecté qu'il est, faisant de lui un voyeur des ébats sexuels de quelques couples occasionnels dont il a lui-même favorisé le rapprochement. Il s'en expliquera auprès de son épouse, Rié, qui le surprendra dans cette posture condamnable.

Il y a toujours dans le texte de Mishima cette communion avec la nature qui s'exprime par de longues tirades contemplatives, lesquelles trouvent leurs prolongements dans la poésie mise dans la bouche de l'une ou de l'autre de ses personnages. Tirades qui peuvent distraire le lecteur du fil directeur de l'ouvrage d'autant que certaines allégories sont assez poussives et terre à terre. Mais le chemin est tracé et Mishima y ramène ce dernier avec l'obsession du but à atteindre que le quatrième opus au titre annonciateur, l'Ange en décomposition, ne devrait pas manquer pas à mon sens de nous révéler.


Dans ma perception de lecteur peu averti des croyances religieuses qui ont cours en extrême orient, je situe ce troisième opus au creux de la vague de la tétralogie. Je l'ai trouvé déséquilibré, pénalisé par cette dichotomie comportementale chez Honda en ces deux parties de l'ouvrage. Une première tout orientée vers une quête de spiritualité, parfois absconse à mon entendement, l'autre vers la recherche de preuve physique sur le corps de la princesse qui rabaisse son protagoniste en une trivialité coupable en complète rupture avec la qualité du personnage. Mais cette perception est affaire de culture personnelle et ne me retiens pas de m'engager sur le quatrième volet de la tétralogie. Je garde à l'esprit le cheminement intellectuel mortifère que fomente son auteur. Il se donnera la mort au bout de ce chemin. Et comme Marguerite Yourcenar, je tente de comprendre cette démarche sacrificielle dans ces textes, de déceler les traces de ce poison qui lentement fait son œuvre.

mercredi 16 décembre 2020

La Mer de la fertilité, tome 2 : Chevaux échappés ~~~~ Yukio Mishima

 


Dans le code samouraï le courage n'est pas une vertu aveugle, ni la passion bonne conseillère de l'action. Selon les principes fondant l'éthique, la culture du zen tempère la spontanéité de ces ardeurs. Mais cette pratique martiale est aussi la plus à même d'être enfreinte par la fougue de la jeunesse.

Dans les années 30, au sortir de l'adolescence et à la lecture de la Société du Vent Divin, une brochure relatant la révolte d'une élite traditionnaliste se réclamant de l'esprit samouraï sous l'ère Meiji, Isao Iinuma a fait sienne l'éthique de la noble caste. Cette élite d'ardents patriotes condamnait l'ouverture du Japon à la culture occidentale jugée néfaste au pays. Leur mouvement fut un échec. Ils le lavèrent dans leur propre sang en se donnant la mort par le suicide rituel.

Son intention est de fonder la Société du Vent Divin de l'ère Shōwa

Depuis que Hirohito a été intronisé empereur du Japon en 1926, ouvrant l'ère Shōwa, Isao Iinuma voue un véritable culte et une loyauté indéfectible à son souverain. En son esprit, il incarne Dieu sur terre. S'inspirant du code éthique samouraï qui respecte les sept principes de droiture et sens du devoir, courage héroïque, bienveillance et compassion, politesse et respect, sincérité et vérité, honneur, devoir et loyauté, Isao jure de consacrer sa vie à la haute autorité gardienne des traditions ancestrales. Dans l'inconséquence de la jeunesse, il se donne pour mission de parachever l'intention de purification du pays qu'avaient nourrie ses anciens. le but étant d'éliminer ceux qui par adoption du système capitaliste piétinent les valeurs morales ayant prévalu dans la culture japonaise jusqu'à son ouverture à l'occident en 1854. Isao recrute à la cause quelques jeunes de sa génération, dont certains mineurs, non sans avoir évalué la sincérité de leur engagement. Son intention est de fonder la Société du Vent Divin de l'ère Shōwa. Ensemble ils échafaudent un plan de purification comportant l'élimination des sommités corrompues.

Dans l'esprit samouraï l'exaltation d'un idéal, fut-il une cause perdue, ne se conçoit pas sans le sacrifice suprême, la purification par la lame immaculée : "Être un homme, c'est ne point cesser de s'élever à force vers le sommet de la condition humaine, pour y mourir dans la blancheur neigeuse de ce sommet." Tous ceux qui resteront fidèles à la cause font ainsi vœu de se donner la mort par le suicide rituel en glorification de leur action.

élévation spirituelle qui magnifie la personne au rang de héros

Shigekuni Honda, devenu une sommité dans la magistrature japonaise, veut voir en Isao Iinuma la réincarnation de son ami Kiyoaki mort 19 ans plus tôt de son amour refoulé pour la belle Sakoto*. Outre quelques traits physiques il retrouve dans le journal de ses rêves, que lui avait confié Kiyoaki à sa mort, des présages qui lui donnent la certitude de la survivance de son âme sous les traits d'Isao. Il y retrouve aussi cette élévation spirituelle qui magnifie la personne au rang de héros. Héros de l'amour pour Kiyoaki. Héros de la pureté du sentiment national pour Isao. Un idéal promu moteur de conduite et catalysant un nationalisme qui, faisant des émules à la veille de la seconde guerre mondiale, conduira le Japon à sa perte en le livrant à l'impérialisme débridé, allant jusqu'à défier le pays devenu la plus grande puissance mondiale le 7 décembre 1941 à Pearl Harbour. Shigekuni Honda, en respect pour l'attachement qu'il vouait à son ami disparu, et selon lui réapparu sous les traits de Isao, abandonne son poste afin d'avoir les mains libres et sauver Isao de sa folle entreprise.

Les chevaux échappés : sous ce titre énigmatique qui peut figurer l'emballement de la race noble, Mishima retrace l'ascension spirituelle d'une jeunesse utopiste laquelle s'auto investit de la mission de faire rempart autour de son empereur face aux tenants de la modernité spéculative. Elle fait serment de protéger le pays de l'ingérence d'une culture occidentale jugée impure et incompatible avec les mœurs de la société japonaise.

A l'instar du théâtre Nô...

Si l'on n'est pas averti du lien sacré qui unit l'homme à la nature dans la culture japonaise, on peut souffrir des longueurs et des digressions contemplatives qui jalonnent pareil texte quand Mishima porte ses héros à s'inspirer des éléments naturels pour y puiser force et beauté. Les symboles foisonnent dans des allégories sophistiquées et les litanies évocatrices qui peuvent rebuter le lecteur réfractaire à la méditation. Cette culture peut paraître hermétique à la nôtre, laquelle a fait table de rase de ses valeurs et traditions pour se fondre dans le grand malstrom de la société de consommation, abandonnant aux poètes romantiques la célébration de la nature. A l'instar du théâtre Nô, l'écriture de Mishima peut paraître manquer de rythme à qui ne s'intéresse qu'au factuel au détriment du décorum et de l'exhortation des sentiments portés par la seule gestuelle. Mais la démarche spirituelle qui pousse un homme à se sacrifier par le suicide rituel, le seppuku, justifie ce long processus de maturation de l'esprit afin d'imprégner le lecteur de la psychologie, des rites et traditions des idolâtres du faste impérial japonais.

Deuxième opus de la Mer de la fertilité, n'oublions pas que Mishima est dans son œuvre-testament en chemin vers la blancheur neigeuse du sommet de la vie.

(*) Voir Neige de printemps, premier opus de la tétralogie La mer de la fertilité.


mardi 3 novembre 2020

La Mer de la fertilité, tome 1 : Neige de printemps ~~~~~Yukio Mishima


J'en suis averti, la tétralogie dans laquelle je m'engage en lisant Neige de printemps de Mishima est une oeuvre testament. le testament d'un homme qui n'est pourtant ni condamné par la maladie ni en âge suffisamment avancé pour envisager l'échéance ultime prochaine. Mais pourtant, ainsi que l'écrit Marguerite Yourcenar dans l'essai qu'elle a consacré à cet auteur fascinant – Mishima ou la vision du vide – c'est le testament d'un homme qui prépare son "chef-œuvre" : son suicide rituel.

Cette connaissance de l'acte irréparable est à la fois nuisible et profitable à pareille lecture. En refermant Neige de printemps, le premier tome de la mer de la fertilité, je sais déjà que j'irai au terme de cette splendide œuvre romanesque en me procurant les trois autres opus d'une tétralogie qui prend des allures de monument. Un monument érigé par celui-là même qu'il rappelle à notre souvenir.

Nuisible la connaissance de ce parcours testamentaire, parce que je sais déjà que mon esprit va inconsciemment chercher au fil des pages les indices du cheminement intellectuel vers une fin décidée. Cette quête inconsciente peut me faire reprocher un voyeurisme morbide. Mais profitable plus encore, je veux m'en défendre, sera cette lecture. D'abord parce que les deux autres ouvrages que j'ai lus de cet auteur – le Pavillon d'or, Confession d'un masque – me donnent la certitude de me confronter au talent pur, ensuite parce que ce chemin sur lequel je m'engage est celui qu'il veut faire parcourir à son lecteur dans une démarche initiatique consciente du but fixé.

Kiyoaki est jeune et beau. Satoko est jeune et belle. Ils sont les héros de Neige de printemps. Ils se savent attirés l'un vers l'autre. Mais ne savent pas encore à quel point l'un est devenu indispensable à l'autre. Ils pensent encore pouvoir jouer de leur libre arbitre et mettre leur amour à l'épreuve des codes moraux de la société aristocratique dans laquelle ils sont nés. Ils ne se rendront pas compte qu'un jour ils auront dépassé le point de non-retour.

Neige de printemps est d'une esthétique rare

Il est des fictions tellement bien apprêtées qu'on ne doute plus qu'elles aient été vécues par leur créateur. Des fictions qui mettent tous les sens du lecteur à contribution au point de lui faire vivre les événements, les personnages, au point de le gagner aux émotions de ces derniers. Neige de printemps est d'une esthétique rare. Beauté de la nature, beauté des sentiments, tout est porté par un style épuré, une écriture solennelle, débarrassée des impuretés accumulées par l'usage. Une performance d'auteur qui nous livre un distillat, un absolu de pensée.

D'aucuns pourraient éprouver certaines longueurs dans des épanchements descriptifs. Mais il n'est que de se souvenir que l'auteur est engagé sur un chemin funeste, que chaque regard est un regard d'adieu et qu'il vaut la peine de s'appesantir sur quelques merveilles de la nature quand elle est écrin d'un cœur qui souffre.

J'ai décidé de continuer le chemin avec Mishima, ce marcheur obstiné. Je vais donc me procurer les trois tomes qui pavent la fin de son parcours. Mais j'attendrai que covid veuille bien nous rendre notre liberté pour aller me procurer ces ouvrages dans ma librairie préférée. Je ne veux pas qu'elle baisse le rideau parce que j'aurais été pressé d'accompagner un auteur vers le bout de son chemin. Je ne veux pas qu'un clic de souris éteigne à jamais la vitrine d'un libraire. La vitrine de mon libraire c'est la vie dans la rue, c'est mon ouverture au monde.

mercredi 19 septembre 2018

Le pavillon d'or ~~~~ Yukio Mishima

 


La préméditation semble être une démarche assumée chez Yukio Mishima.

Dans Mishima, ou la vision du vide, Marguerite Yourcenar étudiait au travers de ses œuvres la longue maturation qui avait conduit Mishima au geste fatal, se donnant la mort par seppuku, plus connu par notre approximation occidentale sous le terme hara-kiri. Elle y faisait la démonstration que cette mise en scène macabre et spectaculaire de son suicide représentait, au terme d'une préparation intellectuelle très processionnelle, le point culminant de son œuvre : son "chef-d’œuvre".

Avec le Pavillon d'or on assiste typiquement à cette montée en puissance de l'intensité dramatique qui conduit son narrateur, Mizoguchi, au geste fatal, non contre lui-même cette fois-ci, mais contre la figuration symbolique de la Beauté sur terre que représente à ses yeux le Pavillon d'or. Le lecteur extrapolera sans peine à la perte de l'auteur lui-même de ce crime contre la culture religieuse japonaise.

Le Pavillon d'or dans lequel il est moine novice perd sa symbolique de pureté éternelle
Il y a un fait déclencheur à la folle résolution de Mizoguchi à commettre son acte irréparable. Tsurukawa, son seul ami, disparaît dans un accident. Une "merveilleuse convenance" pour qui veut masquer un suicide. L'ami perdu était la liaison avec le monde, la lumière sur le monde. Toute beauté lui devient obstacle à la vie, vénéneuse. Le Pavillon d'or dans lequel il est moine novice perd sa symbolique de pureté éternelle. Il doit devenir ce qu'est la musique : une beauté éphémère. Une beauté qui n'a de persistance que dans la mémoire.

Le Pavillon d'or s'est accaparé l'exclusivité des attentions. Il est devenu un personnage aux yeux de Mizoguchi. Un personnage auquel il attribue la même force de séduction qu'une femme hautement désirable mais dédaigneuse des appétits qu'elle provoque. Le Pavillon d'or devient le responsable de ce que Mizoguchi reproche à la vie, à sa vie : sa disgrâce physique, son bégaiement, sa solitude.

Sous les traits de Mizoguchi, Mishima s'expose contre les codes de la société humaine. Le normal n'est que convention, que décret humain. Mizoguchi bégaie, il n'est pas normal. Il ne peut s'allier qu'avec des êtres qui souffrent eux aussi d'anormalité. Kashiwagi, le garçon aux pieds-bots. L'anormalité est exclusion. Elle est meurtrière. "Les infirmes, comme les jolies femmes sont las d'être regardés." Mishima qui révèle son homosexualité dans Confession d'un masque connaît bien la torture de celui qui n'appartient pas à ce que la convention générale a institué en normalité. Mizoguchi en arrive à la conclusion qu'il n'existera aux yeux des autres que lorsqu'il aura commis un acte tel qu'il ne pourra plus être ignoré. Fût-ce au prix de sa propre perte. Il préfère l'insulte et la condamnation à la solitude dans laquelle l'a enfermé son handicap. En brulant le Pavillon d'or, il devient le Pavillon d'or. Celui que l'on regardera quand la Beauté ne sera plus que souvenir dans l'esprit de ceux qui l'auront trop admirée.

Le Pavillon d'or, insolent de beauté

Il n'est point de sensualité ni de secours dans la fréquentation des autres. Il n'est de sensualité que dans la nature, les matières, les sons, la lumière qui seuls portent les humeurs, la volupté, l'envie, le désir, la Beauté. Le Pavillon d'or, insolent de beauté. Une beauté profane à laquelle ne se rattache aucune inspiration divine. Cette beauté est un aveuglement qui forme écran à la vie. Il n'est rien entre la Pavillon d'or et néant.

Incroyable roman dont le style poétique, tout en délicatesse, sert la structuration d'une conviction, d'une intention folle : le crime contre la paix des sages, le crime contre la Beauté. "Vivre et détruire sont synonymes."

A l'instar de Marguerite Yourcenar dans l'ouvrage qu'elle a consacré à cet auteur énigmatique, je n'ai pu m'empêcher de détecter tout au long de ma lecture les indices qui témoigneraient de l'intention néfaste de Mishima contre sa propre personne. Le thème de la mort par suicide est certes omniprésent et l'acte fatal contre le Pavillon d'or est une forme de suicide social. Mais que dire de ce passage qui n'a pas pu ne pas attirer l'attention de la célèbre académicienne : "Qui y a-t-il de si affreux dans des entrailles exposées à l'air ? Pourquoi le spectacle du dedans d'un être humain fait-il reculer d'horreur et boucher les yeux ? Pourquoi la vue du sang qui coule donne-t-elle un choc ? Pourquoi les viscères seraient-ils laids ?" Troublant quand on connaît la façon dont Mishima s'est donné la mort.

Bel ouvrage qui bat en brèche toutes les philosophies, tous les dogmes, quand ceux-ci ne parviennent pas à contrer la démarche intellectuelle d'un être froid et calculateur qui s'est assigné un but. Il est plus facile d'aimer les morts que les vivants. Celui qui déplorait ne compter pour rien dans la multitude sans nom n'aura pas accumulé la somme de connaissance qui selon lui peut seule rendre la vie supportable, dans un univers où il n'y a d'intérêt que pour la Beauté. Après c'est et le Néant.

Le Pavillon d'or doit disparaître.


jeudi 12 janvier 2017

Confessions d'un masque ~~~~ Yukio Mishima


 

Aussi loin que remontent ses souvenirs, Kochan, jeune japonais des années 40 et narrateur de Confession d'un masque, tente de comprendre quel germe implanté au fond de lui-même, quelle force maligne a pu inverser la polarité de ses affinités émotionnelles, au point de faire basculer son être intime dans "l'anormalité".

Avec la conscience adulte de celui qui écrit, et s'adresse parfois directement à son lecteur, Kochan tente de décoder les non-dits. Ce qu'il croyait imposé par une éducation traditionnaliste et puritaine étouffait en réalité une vérité inavouable. Dans ce roman, dont on ne doute pas qu'il puisse être autobiographique, Mishima décortique le lent processus de la prise de conscience d'une différence. Son innocence originelle pressent, puis identifie pour finalement se mortifier de son penchant homosexuel. La révélation s'est insinuée en lui selon un long processus de maturation émotionnelle. Il lui a fait négliger la silhouette bien prise et le soyeux de la peau des filles pour s'émouvoir à la vue du corps masculin.

Les muscles saillant sous une peau glabre, un "physique d'esclave et les traits d'un prince", la représentation du martyr de Saint-Sébastien, sera pour lui un symbole à plus d'un titre. Celui de la beauté du corps de l'éphèbe en premier lieu, le symbole du supplicié pour sa seule différence ensuite. Celui enfin d'un visage tendre et impassible qui a la volonté de ne pas mépriser ses bourreaux et reçoit la mort comme une délivrance.

Une fois avéré et admis, ce mauvais penchant n'inspirera finalement que le dégoût à Kochan. Il se prend alors à attendre alors la mort "avec une sorte d'impatience", convaincu d'avoir découvert "le véritable but de sa vie". Ce désespoir est vécu à la japonaise. Tout en pudeur et discrétion, sans épanchement, encore moins de lamentation. Les traits figés. Comme ceux d'un masque impassible plaqué sur un visage torturé.

Marguerite Yourcenar avait été intriguée par cette quête de l'issue libératrice. Avec Mishima ou La Vision du vide, elle scrutait dans l'oeuvre de cet auteur froid et talentueux les prémices de la mort planifiée de longue date. Mishima a mis un terme à sa vie vingt ans plus tard de la manière la plus violente qui soit. La fascination de Kochan pour le sang, la mort, le suicide sont évoqués à maintes reprises dans cet ouvrage. Sauf peut-être le décorum morbide et spectaculaire avec lequel Mishima passera à l'acte dans la plus pure tradition samouraï, le lecteur ne pourra envisager d'autre épilogue à telle vie de tourments.

Dans un style dépouillé, austère, Mishima décrypte cette sombre alchimie qui l'a rendu incapable de conjuguer sensualité et sexualité, attirance et convenance. Pourtant, de la capacité d'aimer son coeur ne manquait pas. Mais son penchant abhorré, imposé par une volonté supérieure, lui a dérobé la plénitude nécessaire à toute harmonie dans la vie affective.

Ce récit est d'autant plus touchant lorsque l'on sait que l'auteur est allé au bout de ses tendances suicidaires. Il a choisi pour mettre fin à ses jours de s'infliger la sentence traditionnelle de ceux dont l'honneur a été bafoué.

Le texte pourrait souffrir de quelques longueurs si le lecteur ne les percevait pas comme nécessaires à l'imprégnation du malaise vécu par son narrateur. Tout en retenue, cet ouvrage trouve sa beauté dans la pudeur qui l'inspire, même quand son héros y évoque ses "mauvaises habitudes".