Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mercredi 19 septembre 2018

Le pavillon d'or ~~~~ Yukio Mishima

 


La préméditation semble être une démarche assumée chez Yukio Mishima.

Dans Mishima, ou la vision du vide, Marguerite Yourcenar étudiait au travers de ses œuvres la longue maturation qui avait conduit Mishima au geste fatal, se donnant la mort par seppuku, plus connu par notre approximation occidentale sous le terme hara-kiri. Elle y faisait la démonstration que cette mise en scène macabre et spectaculaire de son suicide représentait, au terme d'une préparation intellectuelle très processionnelle, le point culminant de son œuvre : son "chef-d’œuvre".

Avec le Pavillon d'or on assiste typiquement à cette montée en puissance de l'intensité dramatique qui conduit son narrateur, Mizoguchi, au geste fatal, non contre lui-même cette fois-ci, mais contre la figuration symbolique de la Beauté sur terre que représente à ses yeux le Pavillon d'or. Le lecteur extrapolera sans peine à la perte de l'auteur lui-même de ce crime contre la culture religieuse japonaise.

Le Pavillon d'or dans lequel il est moine novice perd sa symbolique de pureté éternelle
Il y a un fait déclencheur à la folle résolution de Mizoguchi à commettre son acte irréparable. Tsurukawa, son seul ami, disparaît dans un accident. Une "merveilleuse convenance" pour qui veut masquer un suicide. L'ami perdu était la liaison avec le monde, la lumière sur le monde. Toute beauté lui devient obstacle à la vie, vénéneuse. Le Pavillon d'or dans lequel il est moine novice perd sa symbolique de pureté éternelle. Il doit devenir ce qu'est la musique : une beauté éphémère. Une beauté qui n'a de persistance que dans la mémoire.

Le Pavillon d'or s'est accaparé l'exclusivité des attentions. Il est devenu un personnage aux yeux de Mizoguchi. Un personnage auquel il attribue la même force de séduction qu'une femme hautement désirable mais dédaigneuse des appétits qu'elle provoque. Le Pavillon d'or devient le responsable de ce que Mizoguchi reproche à la vie, à sa vie : sa disgrâce physique, son bégaiement, sa solitude.

Sous les traits de Mizoguchi, Mishima s'expose contre les codes de la société humaine. Le normal n'est que convention, que décret humain. Mizoguchi bégaie, il n'est pas normal. Il ne peut s'allier qu'avec des êtres qui souffrent eux aussi d'anormalité. Kashiwagi, le garçon aux pieds-bots. L'anormalité est exclusion. Elle est meurtrière. "Les infirmes, comme les jolies femmes sont las d'être regardés." Mishima qui révèle son homosexualité dans Confession d'un masque connaît bien la torture de celui qui n'appartient pas à ce que la convention générale a institué en normalité. Mizoguchi en arrive à la conclusion qu'il n'existera aux yeux des autres que lorsqu'il aura commis un acte tel qu'il ne pourra plus être ignoré. Fût-ce au prix de sa propre perte. Il préfère l'insulte et la condamnation à la solitude dans laquelle l'a enfermé son handicap. En brulant le Pavillon d'or, il devient le Pavillon d'or. Celui que l'on regardera quand la Beauté ne sera plus que souvenir dans l'esprit de ceux qui l'auront trop admirée.

Le Pavillon d'or, insolent de beauté

Il n'est point de sensualité ni de secours dans la fréquentation des autres. Il n'est de sensualité que dans la nature, les matières, les sons, la lumière qui seuls portent les humeurs, la volupté, l'envie, le désir, la Beauté. Le Pavillon d'or, insolent de beauté. Une beauté profane à laquelle ne se rattache aucune inspiration divine. Cette beauté est un aveuglement qui forme écran à la vie. Il n'est rien entre la Pavillon d'or et néant.

Incroyable roman dont le style poétique, tout en délicatesse, sert la structuration d'une conviction, d'une intention folle : le crime contre la paix des sages, le crime contre la Beauté. "Vivre et détruire sont synonymes."

A l'instar de Marguerite Yourcenar dans l'ouvrage qu'elle a consacré à cet auteur énigmatique, je n'ai pu m'empêcher de détecter tout au long de ma lecture les indices qui témoigneraient de l'intention néfaste de Mishima contre sa propre personne. Le thème de la mort par suicide est certes omniprésent et l'acte fatal contre le Pavillon d'or est une forme de suicide social. Mais que dire de ce passage qui n'a pas pu ne pas attirer l'attention de la célèbre académicienne : "Qui y a-t-il de si affreux dans des entrailles exposées à l'air ? Pourquoi le spectacle du dedans d'un être humain fait-il reculer d'horreur et boucher les yeux ? Pourquoi la vue du sang qui coule donne-t-elle un choc ? Pourquoi les viscères seraient-ils laids ?" Troublant quand on connaît la façon dont Mishima s'est donné la mort.

Bel ouvrage qui bat en brèche toutes les philosophies, tous les dogmes, quand ceux-ci ne parviennent pas à contrer la démarche intellectuelle d'un être froid et calculateur qui s'est assigné un but. Il est plus facile d'aimer les morts que les vivants. Celui qui déplorait ne compter pour rien dans la multitude sans nom n'aura pas accumulé la somme de connaissance qui selon lui peut seule rendre la vie supportable, dans un univers où il n'y a d'intérêt que pour la Beauté. Après c'est et le Néant.

Le Pavillon d'or doit disparaître.


samedi 1 septembre 2018

L'embaumeur ~~~~ Isabelle Duquesnoy

 



Les vacances sont pour certains l'occasion de lire plus. Ces dernières ont été pour moi l'occasion de lire moins. Je ne regrette cependant pas les soirées entre amis qui m'ont volé quelques heures de lecture. Ce que je regrette en revanche c'est d'avoir par trop fragmenté la lecture de L'embaumeur d'Isabelle Duquesnoy. Le découpage en épisodes trop nombreux fait perdre en substance de son contenu à un ouvrage. Et quand on parle de substance, pour ce qui concerne L'embaumeur on ne s'attend à rien de bien ragoutant. Heureusement qu'Isabelle Duquesnoy a su redonner de la truculence et de l'humanité à ce récit qui aurait pu sombrer dans le nauséabond.

Ce n'est en effet pas impunément que l'on participe à l'éviscération de cadavres. Les remugles de décomposition exhalent tout au long des chapitres qui le relatent. Mais avec son verbe fleuri, Isabelle Duquesnoy nous aide à supporter ce qui a fait la fortune de Victor Renard. Il est devenu embaumeur. Cette activité fera toutefois aussi son infortune. Cet ouvrage est en fait sa propre plaidoirie devant des juges qui quant à eux resteront muets. Son crime ? On l'apprendra dans les dernières pages de l'ouvrage selon la subtile construction de son auteure.

Fiction raccrochée à l'histoire, la grande. Isabelle Duquesnoy y fait référence dans des notes de bas de page. On y découvre les pratiques de la profession en apprenant que cette dernière n'avait pas pour seule vocation de rendre les corps présentables au jugement dernier, mais aussi et tout autant de calmer les craintes de ceux qui avaient la hantise d'être déclaré mort un peu trop vite et enterré tout de go. Victor Renard a fait fortune à exploiter cette crainte, pour ceux qui en avaient les moyens en tout cas en cette fin de XVIIIème siècle.

Découverte surprenante à faire à la lecture de cet ouvrage, pour ceux qui comme moi sont vierges non seulement de signe astrologique mais aussi de toute étude de l'histoire de la peinture, cette étonnante technique qui consistait à utiliser les viscères desséchés et mis en poudre pour fabriquer des pigments de peinture. Pigments d'autant plus précieux que leur pourvoyeur tenait un rang élevé dans la société. Quelques bruns soutenus, fixés sur certaines toiles de maîtres, furent ainsi obtenus du broyat de viscères de personnages de famille royale. Il y a plus exaltant en matière d'art.

Mais l'aspect technique du métier ne sert que de toile de fond à la vie de Victor Renard. La vraie substance de l'ouvrage est plus incommodante encore. C'est dans ses déboires en amour que Victor Renard trouve grâce à nos yeux. Au premier rang desquels l'amour maternel dont il n'a pas été gratifié. La détestation que sa mère lui voua valut à cette dernière, en juste retour, le désir de la voir un jour sous son scalpel à lui extraire les tripes du corps. Quelque peu déroutant comme sentiment filial.

Victor Renard n'en est pas moins un humaniste malchanceux. Il sait très bien à qui attribuer les déboires de sa triste destinée. Aussi a-t-il préféré embellir la mort plutôt que de croire en l'impossible amour, y compris avec celle qu'il a épousée. Encore moins en l'amour d'un dieu qu'il ne connaît pas. Philanthrope à l'égard de qui le mérite, il n'a pas craint de s'adjoindre en son commerce les services d'un esclave affranchi dont ses contemporains affirmaient qu'il avait l'âme plus noire que sa peau.

Magnifique roman de par son style, sa subtile construction qui nous laisse mijoter entre les mains de l'embaumeur avant de nous faire entrevoir la raison de la plaidoirie. Roman duquel on peut accessoirement extraire quelques fragments pour consolider sa culture historique. Mais surtout roman du désamour. La froideur cadavérique et ses exhalaisons fétides sont la manière la plus efficace pour imager une vie sans amour maternel.

Roman que je garde sur mes étagères pour me promettre une relecture, plus avertie et assidue celle-là.