On a beau s'investir en lecture de témoignages de guerre, on est toujours à des années lumière du ressenti de ceux qui les ont vécus. Celui de cet auteur allemand me semble pourtant faire exception à cette impression à cause de la distance qu'il insère entre la relation des faits, tirés du journal qu'il a tenu tout au long du conflit, et ses propres sentiments. C'est avec une froideur quasi journalistique qu'Ernst Jünger relate ses années d'une guerre qu'il a vécues de bout en bout, avec l'inestimable chance de s'en sortir après pas moins de quatorze blessures.
Est-ce une forme de mea culpa de
son appartenance aux armées de l'envahisseur ou bien son éducation personnelle
qui lui impose une certaine retenue dans le langage à l'égard de l'adversaire,
une hauteur de vue dénuée d'attendrissement. Penchons pour cette seconde
hypothèse, car ce respect du combattant tous camps confondus est assorti
d'élans lyriques dans la description des paysages et circonstances de la
guerre, y compris les plus dramatiques lorsque : « L'homme au coup dans le
ventre, un tout jeune garçon, était couché parmi nous et s'étirait presque
voluptueusement comme un chat aux rayons tièdes du couchant. Il passa du
sommeil à la mort avec un sourire d'enfant. »
Car pour le reste, ce point de vue allemand évoquant cette boucherie organisée
comporte les mêmes scènes d'horreur que ce qu'on peut lire chez nos auteurs
nationaux lesquels ont également vécu ces années de cauchemar : des Henri Barbusse, Roland Dorgelès,
Balise Cendras, Maurice Genevoix, Louis-Ferdinand
Céline pour ne citer que les plus souvent évoqués dans ce genre de
littérature écrite en lettres de
sang. Tous autant qui ont tenté de faire savoir aux générations suivantes ce
qu'ils ont vécu dans leur chair et leur âme. Leur âme qu'il savait à chaque
instant prête à prendre son envol vers des cieux qu'ils avaient la candeur
d'espérer plus cléments que le cloaque des tranchées d'Artois ou de Champagne.
On a peine à s'imaginer que des hommes aient pu faire à ce point leur quotidien
de la fréquentation de la mort, voyant autour d'eux se déchirer les chairs,
s'éteindre des regards. le ton de cet ouvrage amoindri de la sensibilité
humaine qu'on peut trouver dans le feu d'Henri Barbusse ou les
croix de bois de Dorgelès renforce
cette impression d'une forme d'accoutumance à l'épouvante. Faisant des vies
humaines une sombre comptabilité au même rang que celle des armes et
équipements de la logistique du champ de bataille.
Cet ouvrage reste un récit de ces terribles combats de 14 vécus dans
l'environnement restreint d'une unité ballotée par les événements meurtriers.
J'allais dire dans l'intimité d'une unité. Mais pour qu'il y ait intimité il
faut qu'il y ait durabilité de coexistence. Ce qui n'était pas le cas puisque
les unités se reconstituaient aussi quotidiennement que les pertes en
réduisaient les effectifs. du sang neuf venait abreuver les tranchées au fur et
à mesure que les familles confiaient leur progéniture, de plus en plus jeune, à
la voracité de la grande faucheuse. Funeste industrie infanticide commandée par
des intérêts très supérieurs dont les traités effaceront la responsabilité à la
satisfaction de voir la paix retrouvée.
C'est une forme de fascination d'horreur qui me fait revenir vers ce genre de
littérature. La vaine tentative de comprendre ce qui peut jeter les hommes les
uns contre les autres dans des boucheries de cette ampleur. Ce qui peut faire
qu'il n'y ait pas de conscience supérieure capable d'empêcher une tragédie
collective à pareille échelle. Mais non, la « der des der » n'attendait
finalement que la suivante pour contredire ceux qui pensaient avoir atteint les
sommets de l'horreur. Ainsi est la nature de celui qui tient tant à la vie et
se complaît à la mettre en danger.
Orages
d'acier d'Ernst
Jünger dont le lyrisme qui plut à André Gide au
point de lui faire dire qu'il était le plus beau livre de guerre qu'il ait lu
m'a quant à moi paru aussi froid que le regard de son auteur en couverture.
L'homme au coup dans le ventre, un tout jeune garçon, était couché parmi nous et s'étirait presque voluptueusement comme un chat aux rayons tièdes du couchant. Il passa du sommeil à la mort avec un sourire d'enfant. Ce fut un spectacle devant lequel nulle impression triste ou désagréable ne me troubla, et je ne fus ému que d'un sentiment fraternel de sympathie envers le mourant.