Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

samedi 24 novembre 2018

Le Meurtre du Commandeur, livre 2 : La Métaphore se déplace ~~~~ Haruki Murakami

 



Le meurtre du commandeur est un tableau qui ne voulait pas de contemplateur. Il a été conçu dans le secret de son créateur. En soulagement d'une blessure, comme la parole libère le cœur de celui que la vie a traumatisé.

Portraitiste de renom, le narrateur anonyme de cet ouvrage en deux tomes sera le profanateur involontaire du secret piégé sur la toile par le vieux peintre Tomohiko Amada. Les intentions du créateur prendront corps et ouvriront alors le peintre du figuratif à la vraie nature de ses modèles. Pas celle dont les traits du visage se figent sous son pinceau, mais bien l'intimité de tout un chacun, obscure à tout autre.

Un lien se crée alors entre la toile conçue pour rester dans l'ignorance du monde et la réalité. Les concepts se matérialisent quand les événements s'enchaînent. Idée, métaphore prennent corps, interpellent et guident le portraitiste dans la compréhension du monde qui l'entoure, des êtres qui y évoluent. En particulier ce voisin singulier, Wataru Menshiki, et la jeune fille secrète, Marié Akikawa, dont il a entrepris de faire les portraits. L'abstraction de leur personnalité sous le pinceau de l'artiste, en exploration de leur moi intérieur, pourrait-elle mettre à jour une filiation ?

Lorsque la jeune fille disparaît, le portraitiste est conduit sur ses traces par un environnement surnaturel dans lequel s'interpénètrent esprits, concepts et créatures de l'imaginaire. Les êtres humains quant à eux, prisonniers "de l'espace, du temps et de la probabilité", ressentent l'oppressante claustrophobie de leur propre condition. Les parois qui se resserrent sur eux sont celles de leurs souvenirs, préjugés et autres inhibitions.

À la fréquentation de l'irrationnel il faut s'attendre à être déstabilisé. Haruki Murakami est orfèvre en la matière. Avec un développement très maîtrisé de l'intrigue, il retient son lecteur dans un qui-vive permanent. Chaque personnage peut créer la surprise et être potentiellement celui qui détient la clé des énigmes, lesquelles s'additionnent, s'enchaînent, se superposent. Les rebondissements se glissent dans les banalités du quotidien. Il n'y a pas avec Haruki Murakami de mystère planté au début de l'ouvrage qui trouve sa solution en dernier chapitre. Il conçoit celui-ci comme un distillat de l'imaginaire, dans lequel logique n'a pas sa place. Une forme originale de traiter les questions qui nous obsèdent. Toujours les mêmes.

J'ai toutefois un regret dans cet ouvrage. Certaines de ces obsessions que j'aurais bien voulu voir reliées plus intimement à la trame générale, le rôle de l'homme à la Subaru blanche par exemple. Mais soit, Haruki Murakami nous dit-il pas page 352 qu'il y a "des choses que nous ne pouvons ni ne devons expliquer."

Le meurtre du commandeur ; du romanesque de haut vol, à recommander à qui ne craint pas l'irrationnel pour traiter de nos obsessions bien réelles.


mardi 13 novembre 2018

Le Meurtre du Commandeur, livre 1 : Une idée apparaît ~~~~ Haruki Murakami

 

"La vérité précipite parfois les hommes dans un solitude insondable." C'est sans doute la raison pour laquelle ils se réfugient volontiers dans l'imaginaire, le rêve, quand ce n'est pas l'irréel, le mystique voire l'irrationnel. L'univers de Murakami fluctue dans ces aires aux contours mal définis. Il s'y complait et y embarque son lecteur, lequel le suit volontiers, jusqu'à rester captif de ses errances créatives. Difficile pour ce dernier, que j'ai pu être, d'interrompre sa lecture et poser l'ouvrage. Il faut pour cela que les contingences du quotidien élèvent la voix : "T'es encore dans ce fichu bouquin ?".

Murakami est un geôlier de l'esprit. Il fait preuve d'une solide intelligence de l'intrigue. Avec un subtil dosage de rebondissements, où l'inattendu le dispute à l'étrange comme au convenu, d'artifices bien calibrés, de tournures de phrase lapidaires au vocabulaire pourtant usuel, avec cet arsenal que son talent met à sa disposition il accapare son lecteur et l'embarque sur ses pas aux confins du réel, sur les traces de sa référence favorite en matière d'irrationnel : Kafka. Dans une atmosphère parfois anxiogène toutefois moins cauchemardesque. Même si le lecteur reste sur le qui-vive.

En refermant le premier volume du Meurtre du commandeur, le lecteur est à cent lieues d'imaginer ce que l'esprit fécond du maître aura concocté pour le conserver dans sa dépendance. C'est l'intérêt de cette partition en deux tomes qui, au-delà de celui plus bassement mercantile, permet au lecteur de reprendre haleine. Il en est du désir de savoir comme de tout autre : il est plus ardent à vivre qu'à assouvir. Dans l'irrationnel les pourquoi n'ont plus cours. Ils impliqueraient des réponses par trop cartésiennes. Les comment s'y substituent et permettent de mesurer la puissance créatrice de l'auteur. À la fin de ce premier volume l'énigme reste entière. Même lorsqu'une idée apparaît.

Car c'est une idée qui obscurcit plus qu'elle n'éclaire. Une idée qui n'est pas esprit. Une idée qui a pris corps. Une idée qui ne juge pas. Drôle d'idée finalement que cette conscience déportée, en forme d'ange gardien. Cette idée qui sort d'un tableau funeste, le Meurtre du commandeur. Une idée qui semble pourtant amicale. Jusqu'à quand ?

Du narrateur au fil des pages, on connaît toute la vie, sauf le nom. On envie son talent à peindre des portraits. Activité dont il vit chichement, forcément. Jusqu'à ce jour où il prend conscience que ses tableaux, aussi fidèles soient-ils, ne représentent pas leur propriétaire. Enfin pas leur for intérieur, leur âme, donc pas eux-mêmes en fait. Ils ne sont que le paraître et non l'être. Ce n'est pas Dorian Gray qui le démentirait. Lui qui se torture à voir son âme vieillir sur la toile, quand ses traits juvéniles persistent sur son visage.

Nous voilà rendus à mi-chemin de cette connivence consentie. Car disons les choses comme elles sont, Murakami a le don d'associer, de compromettre même son lecteur à ses libertés. Alors tentons maintenant de suivre la métaphore qui se déplace. Jusqu'où ?

Certainement jusqu'à ce qu'un sentiment profond de la nature humaine se dévoile et nous exprime son mal-être. Il y a toujours un fonds d'humanité dans ces digressions savamment mises en scène qui nous réjouissent.


samedi 3 novembre 2018

Petite éloge de l'errance ~~~~ Akira Misubayashi

 




En voyant au travers des médias le comportement des Japonais en réaction à la catastrophe de Fukushima, ou encore lors de la dernière coupe du monde de football, quand leurs supporters ont été les seuls, en fin de match, à nettoyer les tribunes des reliefs de leur exubérance, je me suis dit que nous n'étions pas faits du même bois. C'est donc avec le plus vif intérêt que j'ai trouvé dans les pages de cet opuscule d'Akira Mizubayashi, Petit éloge de l'errance, l'éclairage propice à m'engager dans cette réflexion sur les différences de comportement des uns et des autres selon la formation mentale des cultures respectives.

Japonais de naissance, Akira MIzubayashi a fait ses études de lettres en France. Il en manie la langue avec un talent propre à déchoir nombre d'entre nous, pourtant nés dans le bain amniotique de la langue de Molière. Cet homme de lettre à la double culture était donc tout indiqué pour faire le distinguo des mentalités nippone et occidentale.

Avec ma propension à louer le sens collectif qui anime les Japonais, j'avais oublié que la nature humaine étant ce qu'elle est, d'un bout à l'autre de la planète, il n'est point de complexion parfaite quand on l'accommode à l'intelligence. Cela se saurait. Et Akira Mizubayashi de nous décrire les us et coutumes de ses compatriotes comme un "mode d'existence communautaire indestructible qui, foyer du conformisme rampant, entrave et empêche l'apparition d'êtres singuliers associatifs et leur avancée sur le chemin d'une véritable appropriation démocratique." le mot est lâché.

Il pousse ainsi ses craintes au point de voir le Japon en retourner à ses vieux démons, ceux-là mêmes qui ont conçu ce corps étatico-moral de l'ère Hirohito. Son pays natal s'inventerait alors une nouvelle incarnation spirituelle de morale collective, apte à "réinventer un être en commun dans une société que l'on pourrait qualifier de "tout à l'ego". Appréciez l'association d'idée qui connote une certaine répugnance pour l'agglomération des êtres singuliers en un cloaque englobant et dénaturant la personne pour la diluer dans une mouvance omnipotente et souveraine.

Vu sous cet angle, on trouve le nettoyage des tribunes moins séduisant. Où se trouve donc l'idéal humaniste ? Sans doute dans l'errance, nous convainc Akira Mizubayashi. Errance qu'il ne faut pas confondre avec itinérance, laquelle trace des chemins à suivre. Errance qui comporte ses parts de solitude et d'incertitude. Errance linguistique au final, et pourquoi pas, qui dans le choix d'une langue épousée en contre pouvoir d'une langue imposée, confère le bagage culturel, l'ouverture d'esprit indispensable à l'élévation. Sortir de l'enfermement.

Comme toujours, entre l'orient et l'occident, tous deux empesés de leurs culture et traditions, doit bien se trouver une aire de compromis, accessible à la seule errance. Il s'agit donc bien de faire l'éloge de cette dernière, puisque plus proche d'une lucidité, véritable source d'humanisme.