Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire
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lundi 23 janvier 2023

Croc-Blanc ~~~~ Jack London

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Il est des ouvrages qui autorisent plusieurs niveaux de lecture selon les époques de la vie de leur lecteur. Croc-Blanc est de ceux-là. Si l'adolescent y voit un roman naturaliste glorifiant l'animal exonéré des tares de l'humaine nature, l'adulte éclairé y décodera les messages sibyllins attestant de ces dernières. Comme par exemple l'ancrage dans les mentalités de cette toute fin du 19ème siècle d'une hiérarchisation entre les hommes identifiée par la couleur de la peau ou par la classe sociale.

On peut lire dans l'édition commentée de 2018 chez Folio à la page 221 cette classification clairement explicitée : « C'est à Fort Yukon que Croc-Blanc vit ses premiers hommes blancs. Comparés aux Indiens qu'il connaissait déjà, ils représentaient pour lui une autre race d'êtres humains, une race de dieux supérieurs. Ils lui firent l'impression de posséder une puissance plus grande encore, et c'est sur la puissance que repose la divinité. » Voilà qui ôte de la puérilité au conte pour enfant que d'aucuns ont pu attacher à cet ouvrage. Puérilité savamment cultivée par la Metro-Goldwing-Mayor et autres firmes cinématographiques dans la seconde moitié du 20ème siècle avec leurs fameux westerns faisant la part belle aux Tuniques-bleues dans leur lutte contre les méchants Peaux-Rouges. Messages que des auteurs courageux à l'instar des Jim Harrison et autre Jim Fergus se sont attachés à contredire en forme de mea culpa, le temps de la sagesse et de la lucidité revenu. Ouvrant à l'Américain moderne la porte vers la voie de la reconnaissance d'une histoire douloureuse.

A la page 317 de la même édition, « Croc-Blanc avait aussi très vite appris à faire la différence entre la famille et les domestiques. » Evitant l'écueil de donner la parole l'animal, Jack London ne le prive toutefois nullement de le voir faire la distinction entre les classes sociales. Autant d'étiquettes qui l'ont lui-même fait souffrir et que le côté autobiographique de ses ouvrages laisse transpirer selon la lecture que l'on veut en faire. Son ouvrage Martin Eden est encore plus mordant et évident dans cette intention satyrique.

Croc-Blanc est donc un roman moins bon-enfant et manichéen que ses aspects tranchés le laissent imaginer. Des subtilités qui échappent au jeune regard s'insinuent entre ses pages et font de cet ouvrage autant un conte pour enfant qu'une caricature d'une société dans laquelle Jack London nous détaille les difficultés qu'il a rencontrées pour y faire valoir les idées humanistes qu'il prônait dans ses engagement politiques. Et accessoirement son talent d'écrivain. Croc-Blanc pourrait donc bien avoir la dent dure contre les comportements humains suscités par l'orgueil et la cupidité et aussi contre une époque où le racisme avait pignon sur rue. Dent plus dure que contre ses congénères qu'il taillait en pièce jusqu'à ce qu'il trouve son « maître de l'amour » dans le monde domestique.


lundi 7 février 2022

Sous le soleil de Satan ~~~~ Georges Bernanos

 

 

Ce n'est pas une crise de conviction qui torture l'abbé Donissan, sa foi lui reste chevillée au corps, mais bien une crise de conscience. Il se sait comme tout un chacun la cible de Satan, lequel est aux aguets du moindre défaut de la cuirasse du croyant, laissant les athées et autres agnostiques au désespoir de la sainte église.

Alors que Dieu reste définitivement muet et inaccessible, faisant dire à Saint-Exupéry qu'un dieu qui se laisse toucher n'est plus un dieu, Satan quant à lui sait prendre figure humaine pour séduire celui dont la foi vacille. Ce sont les traits de Mouchette la jeune dévergondée qui séduit Pierre et Paul et les détourne du droit chemin tracé par les évangiles, ou encore les traits du maquignon qui se propose de remettre l'abbé sur le bon chemin alors qu'il est perdu dans la nuit. L'abbé Donissan doit compter sur la voix intérieure silencieuse que fait vibrer sa foi pour contrecarrer ces tentatives de séduction, elles bien audibles, du mal incarné.

Cette lecture est à l'image de l'abbé perdu dans la nuit. Elle tourne en rond et revient inexorablement à son point central d'obsession. Faisant de cet ouvrage un sempiternel combat spirituel du croyant dans toute la candeur de sa conviction. Un combat intérieur qui rend les événements, car il y en a quand même, marginaux au regard de cette claustrophobie spirituelle obsédante.

Une torture de l'abbé que Bernanos a bien communiqué au lecteur baptisé que je suis, me faisant de la lecture de cet ouvrage un véritable supplice chinois. Mais Satan ne m'a pas convaincu à l'autodafé auquel il m'exhortait dans le tuyau de l'oreille, je me suis fait le devoir d'aller au bout de ce chemin de croix. J'ai fait ma BA de l'année en matière de respect du travail de l'écrivain.


vendredi 8 janvier 2021

Les trésors de la mer rouge ~~~~ Romain Gary

 


En 1971, aux lendemains de la perte de l'Indochine et de l'Algérie, Romain Gary est le témoin avisé de la fin des empires occidentaux. Dans ce soleil qui descend sur l'horizon, il voit aussi la fin " de l'égoïsme, du mépris et de la rapine."

Pour trouver des raisons d'espérer en l'homme, il est capable d'aller au bout du monde, se confronter à l'un des climats le plus hostile de la planète : la corne de l'Afrique, Djibouti, l'Ethiopie, et de l'autre côté du golfe le Yémen. Cette région parmi plus chaudes du globe, qui a vu naître l'homme selon Yves Coppens, et où Romain Gary - en visionnaire ? - y voit "le lieu de la fin de l'histoire."

Il sait que les héros de l'humanité ne se trouvent pas dans la salons parisiens ni sous le feu des caméras. Ce sont ceux qui sont capables de faire "la révolution. La vraie. Pas celle des putes verbales à la Cohn-Bendit". On comprend avec cette virulence de l'écrit inhabituelle chez Romain Gary, dans ce recueil de reportages qu'il avait écrits pour le Journal le Monde, que la vraie révolution selon Gary est celle qui porte haut des valeurs humaines : abnégation, désintéressement, dévouement au profit de ceux qui ont la vie dure sur cette terre. Et Dieu sait si sur les rives de la mer rouge la vie est dure pour ceux qui n'ont pas l'eau au robinet, pour qui la terre est avare de ses bienfaits et les médecins loin d'un soleil accablant.

Les trésors de la mer rouge sont pour lui immatériels. Il nous le dit lui-même. Ils sont à trouver dans l'action de ceux qui ont cru naïvement au rôle généreux qu'aurait pu être celui d'une civilisation qui s'ouvre aux autres. Leur apportant ce qui a fait sa grandeur plutôt que la laideur de l'appropriation. Tel cet infirmier qui soulage les populations indigènes de la douleur et de la faim sans autre contrepartie que de les voir repartir sur leurs deux jambes, l'estomac amadoué pour un temps. Et de façon plus symbolique ces yeux d'enfant qui lui ont dit la richesse d'une culture ancestrale dans leur vérité sans fard.

Une écriture toujours aussi imaginative, haute en couleur, au service d'un idéal qui coure le monde pour croire encore en l'homme, quand tant de pérégrinations en société lui en ont montré le mauvais visage.


dimanche 7 juillet 2019

Le Petit Prince ~~~~~ Antoine de Saint-Exupéry

 



Aujourd'hui j'avais le moral dans les chaussettes. Je ne sais pas pourquoi, il y a des jours comme ça. Et tout à coup je me suis rappelé que je suis une grande personne. Et la caractéristique des grandes personnes, c'est qu'elles ne savent plus rêver.

Dans le grand sablier de la vie, la provision de rêves accumulée dans le bulbe du haut, devient souvenirs dans celui du bas. Alors l'espace d'un instant j'ai renversé le sablier : j'ai relu Le petit prince.

Et pendant une heure, j'ai rêvé. Comme un enfant. Depuis ça va mieux.

Si ça vous arrive à vous aussi, un conseil renversez le sablier. Relisez le petit prince, ou un autre de ceux que vous lisiez quand vous saviez encore rêver.


vendredi 17 mai 2019

Brûlant secret ~~~~ Stefan Zweig

 

Stefan Zweig n'a pas son pareil pour l'analyse des sentiments humains. Avec lui, la culpabilité est souvent au centre de la palette. Et la psychologie enfantine au coeur de Brûlant secret. J'ai toutefois bien peur que l'exercice n'ait été périlleux pour lui. Il a eu du mal à placer son personnage entre innocence et maturité.

Mais je me ravise à cette réflexion, en replaçant cette nouvelle dans le contexte de la première moitié du XXème siècle. Les enfants n'étaient pas en ce temps nourris dès le plus jeune âge des choses de la sexualité tel qu'ils le sont de nos jours avec tous les supports à portée de main. Leur raisonnement avait en revanche plus de consistance. Pour ceux en tout cas qui avaient les moyens de recevoir une éducation digne de ce nom, comme c'est le cas du jeune Edgard dans cet ouvrage. C'est un contexte que connaît bien Stefan Zweig. Il n'a pas été lésé par une naissance indigente de ce point de vue.

Il n'en reste pas moins que c'est du Stefan Zweig, avec son analyse méticuleuse du mécanisme mental de la personne, traduite dans une construction tout aussi perfectionniste de son ouvrage. Surtout lorsque celle-ci est articulée en chapitres titrés qui séquencent la démarche. Cela tient du diagnostic clinique.

Reste la profondeur de l'analyse de l'observateur indiscret de la nature humaine qu'il est. Et puis le style onctueux comme toujours.


samedi 27 avril 2019

Seuls les vivants créent le monde ~~~~ Stefan Zweig

 


Ce recueil de textes inédits couvrant la période de la première guerre mondiale est doublement intéressant pour faire plus ample connaissance avec Stefan Zweig. Appréhender l'évolution de son style et de ses opinions, l'évolution de l'homme et de l'écrivain.

Le style journalistique enflammé du témoin des premiers jours de la mobilisation devient très vite plus emphatique, grandiloquent puis dramatique – comment ne le serait-il pas ? - au constat des horreurs de la guerre, pour sombrer finalement dans l'exaspération face à l'impuissance générale à enrayer la machine infernale de la guerre, broyeuse d'humanité, à mettre un terme à l'inimaginable.

Pour ce qui est des opinions, la tentation patriotique de 1914 verse rapidement dans le pacifisme, bien avant la fin de la guerre, dès que Stefan Zweig se sera rendu compte par lui-même de quelle façon l'esprit fleur au fusil de 1914 s'est transformé en une boucherie épouvantable. Allant jusqu'à faire l'éloge du défaitisme, à renoncer à toute victoire tant que ce ne serait pas celle de la fraternité entre les peuples.

A la lecture des ouvrages que Stefan Zweig publie après la première guerre mondiale, on peut être parfois blasé de la grandiloquence redondante de son style. On ne s'émeut toutefois pas de cette emphase lorsqu'il rend hommage dans un chapitre de cet ouvrage à Henri Barbusse, lequel a publié le Feu - journal d'une escouade, avant même la fin de la guerre. Cet ouvrage a fait partie, avec Les croix de bois de Roland Dorgelès, de ceux qui ont forgé ma fascination d'horreur à l'égard de celle qu'on appelle la Grande guerre. Et Stefan Zweig de répéter en leitmotiv l'expression de Henri Barbusse qui coupe court à toute dissertation sur la description de l'horreur :" On ne peut pas se figurer!" Expression qui a imposé le silence à nombre de rescapés du massacre organisé, lesquels se sont très vite rendus compte qu'ils ne parviendrait jamais à faire comprendre ce qu'ils avaient vécu, à ceux de l'arrière, à ceux qui ne l'avaient pas vécu justement.

A l'occasion d'un séjour qu'il fait en Galicie, dans laquelle il avait été envoyé en mission en 1915 lorsque cette région avait été reprise aux Russes, Zweig s'était ému du sort réservé à ses coreligionnaires juifs. Sans imaginer que vingt ans plus tard il serait lui-même l'objet de persécution du fait de sa religion.

Autant d'événements qui ont forgé le pacifisme de l'homme et la volonté farouche de l'écrivain de le faire savoir et gagner ainsi à sa cause tous ceux qui auront de l'influence en ce monde.

Recueil de textes édifiant pour comprendre le personnage, l'auteur, l'argumentation de sa pensée d'humaniste fervent qu'il est devenu, et mesurer son désespoir quand il voit l'Allemagne se fourvoyer à nouveau dans la tragédie à partir de 1933. Désespoir qui le conduira au geste fatal que l'on sait en 1942.

jeudi 20 décembre 2018

Europa ~~~~ Romain gary

 


Toute l'œuvre de Romain Gary est centrée sur l'échec. Échec de l'Homme à se construire une destinée à la hauteur du mystère de la vie. Échec du même à vivre en harmonie avec ses congénères, son environnement. Échec de la civilisation qu'il a façonnée à canaliser les individualités en une communauté de prospérité. Et pour le thème de cet ouvrage, échec de l'utopie européenne. Nous sommes en 1971. A-t-on progressé en 2018 quand d'aucuns sont tentés de retrouver en notre époque le climat des années 30, avec la crainte que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets ?

Et Romain Gary de regretter que la vieille civilisation occidentale n'ait pas su concrétiser les espoirs fous qu'avait vu naître le siècle des lumières : le mythe d'une Europe de la culture, qui aurait fait ses humanités, stimulée par la langue française, laquelle brillait de tous ses feux dans les cours européennes.

le faussaire sublime mais sincère

Romain Gary, le faussaire sublime mais sincère, le rêveur qui n'a su dompter ses cauchemars nous étonne encore une fois avec sa verve inspirée et intarissable dans un roman labyrinthique. Une fois de plus il choisit la dérision pour leurrer son désespoir et contenir sa colère d'être le témoin d'une civilisation qui, si évoluée soit-elle, n'a su maîtriser ses démons.

Le Temps comme le Destin prennent la majuscule dans Europa, en signe de soumission de l'homme à ces deux concepts qui gouvernent sa vie. Il faut dire qu'ils en prennent à leur aise. le Temps à se jouer des chronologies, ne craignant ni les anachronismes ni les alternances de rythme, le Destin à se complaire dans le mépris de sa proie. Au diable la cohérence dans un monde qui perd la raison, même si l'ouvrage peut devenir quelque peu indigeste à force d'acculturation.

Pareilles circonvolutions font durer l'instant encore et encore. Telle une ascension vers le nirvana, la vieille Hispano-Suiza de 1927 qui transporte Malwina, Erika et le Baron vers l'ambassadeur Danthès n'en finit plus gravir le chemin qui mène à la villa Italia. Elle est tellement chargée d'histoire, la grande et la petite, de faux espoirs et de regrets, tellement chargée de l'imaginaire d'un auteur fécond que la faire parvenir à son but serait donner raison au Temps et n'avoir aucune prise sur le Destin. Voilà pour l'entame d'un roman qui tire quelque peu en longueurs.

Roman difficile qu'il faut aborder avec l'intention, à chaque phrase, de saluer le talent d'un auteur et ne pas chercher à suivre le fil d'une intrigue. Romain Gary est parvenu à un stade de sa carrière d'écrivain où il peut s'autoriser la mise à l'épreuve de son lecteur, tester la force de son adhésion aux valeurs que lui-même a voulu défendre toute sa vie, tout au long de son œuvre

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jeudi 13 décembre 2018

Tulipe ~~~~ Romain gary



L
e Larousse définit le terme de "civilisation" comme l'ensemble des acquis d'une société qui la fait s'éloigner de l'état sauvage, et devenir un modèle pour l'avenir. Lorsque Romain Gary publie Tulipe, en 1946, il sort tout juste de la seconde guerre mondiale à laquelle il a participé dans les rangs des combattants de la France libre. Il émerge de l'inimaginable de la part d'une société civilisée. Les horreurs de la guerre l'ont touché au plus profond de lui-même.

Il produit alors cet ouvrage débridé par lequel il exprime sa répugnance à l'égard de la barbarie dont il a pu être le témoin. Telle barbarie ne peut être le fruit d'une grande civilisation. Romain Gary emploiera son énergie à la dénoncer tout au long de sa carrière d'écrivain. A bout d'argument dans la colère et l'indignation, il choisira souvent de traiter le sujet par la dérision. Prendre le contre-pied de ses sentiments les plus immédiats lui semble évident pour exprimer son mépris contre tout ce qui dégrade la grandeur de l'Homme.

Tulipe, le "Blanc Mahatma de Harlem", ainsi nommé par les quelques amis qui le soutiennent dans son combat pour dénoncer l'absurdité du monde, est un rescapé de Buchenwald. Il jette en désordre à la sagacité du lecteur tous les thèmes qui peupleront les ouvrages futurs de Romain Gary. Il y a urgence, au sortir de l'apocalypse, à réconcilier ceux qui viennent de s'entre déchirer, à dénoncer les dérives de l'être doué d'intelligence. Tout y passe : la haine de l'autre, la maltraitance animale, les crimes contre la nature et tant d'autres manifestations du comportement humain qui n'ont de cesse de rabaisser l'homme à l'état sauvage. Sauvage au sens de barbare, car les animaux sauvages ne sont pas barbares, même quand ils sont carnivores. Ils ne sont pas responsables de leur condition.

Tulipe est un ouvrage turbulent, déroutant. Le propos en devient incohérent, le discours désorganisé. Mais il faut y décoder le cri de désespoir qu'il comporte, au point de sombrer dans une forme de folie douce. Le lecteur qui découvrirait l'auteur aux deux prix Goncourt avec cet ouvrage pourrait fort bien discréditer à ses yeux la noble académie pour ses choix futurs avec pareille première impression. A celui-là, je dis de persister, d'avancer dans la grande œuvre de Romain Gary. La dérision est chez lui une marque de fabrique, il faut y trouver le fond d'humanité qu'elle véhicule et qui habite Romain Gary jusqu'à l'obsession.


samedi 5 mai 2018

Érasme, Grandeur et décadence d'une idée ~~~~ Stefan Zweig

 



 "Ce grand désenchanté se sent de plus en plus étranger dans un monde qui ne veut de la paix à aucun prix, où chaque jour la passion égorge la raison et où la force assassine la justice". De qui parle Stefan Zweig en ces termes dans le portrait qu'il dresse d'Erasme, de son sujet ou bien de lui-même ? Cette assimilation en son personnage ne doit rien au hasard. Nous sommes en 1935, il s'est contraint à l'exil à Londres, fuyant la montée du nazisme en son pays depuis la prise de pouvoir d'Hitler deux ans plus tôt, horrifié qu'il est du sort réservé à ses coreligionnaires juifs.

Stefan Zweig a trouvé en Erasme un personnage taillé sur mesure pour endosser le costume du philosophe humaniste et pacifiste qu'il est lui-même. Il a trouvé chez l'auteur de L'éloge de la folie l'archétype, le support idéal pour développer le fond de sa pensée sur une nature humaine qu'il voit contaminée par le plus grand des maux : le fanatisme.

En ce début de 15ème siècle où la science, les découvertes des explorateurs commencent à battre en brèche les certitudes imposées par l'Eglise toute puissante, Erasme s'est trouvé, à son corps défendant, impliqué dans la lutte sans merci que se livrent les papistes et les réformés. Entre la curie de Rome vautrée dans le luxe et la luxure et la rigueur explosive d'un Luther qui déverse sur l'Europe le flot de sa verve intarissable contre le dévoyé d'une Eglise régnant en monopole sur les consciences.

Humaniste à l'habileté sans égale pour critiquer son époque sans se faire enfermer dans les carcans ou conduire au bûcher, Erasme s'était fait le porte-parole des pacifistes, précurseur de l'internationalisme à l'échelle de ce qu'était le monde d'alors, l'Europe. Son génie de l'accommodement cherchait dans le christianisme une haute et humaine morale propre à apaiser plutôt qu'à enflammer. Précurseur de la Réforme qu'il avait voulue moralisatrice et tolérante, il s'est laissé déborder par le bouillant Luther qui ne voyait en lui qu'un couard, un champion de l'esquive indéterminé à force de vouloir préserver.

Magellan, Balzac, Marie Stuart, fouché et d'autres, portraits plus que biographies sous la plume d'un Stefan Zweig qui s'attache plus à la psychologie des personnages qu'à la chronologie événementielle de leur vie. Mais avec Erasme on perçoit une intention supérieure, une nécessité, une urgence que lui inspire le contexte de l'époque au cours de laquelle il écrit cet ouvrage. "Erasme était la lumière de son siècle." Il a choisi ce personnage pour dire toute la souffrance qui l'accable de voir l'Europe sombrer dans la folie meurtrière sous la férule d'un tyran. Surement a-t-il fouillé l'histoire pour dénicher le personnage qui serait le plus à même de porter le message qu'il veut lancer à la face du monde. Il a déjà perçu en 1935 que la paix était compromise. Que la gangrène du fanatisme la rongeait très vite.

Il a sous-titré son ouvrage Grandeur et décadence d'une idée, démontrant tout au long de ce dernier que les hommes ne sont pas à la dimension de leurs idées quand elles prônent l'humanisation de l'humanité.


vendredi 13 avril 2018

Les clowns lyriques ~~~~ Romain gary

 


"Viens. Manquons de génie ensemble."

Cette invite que Jacques Rainier adresse à Ann Garantier, deux personnages des Clowns lyriques, est aussi celle que Romain Gary adresse à son lecteur. L'impliquant par là dans la responsabilité de l'échec de la quête d'absolu qui a été le credo de toute sa vie. Une vie dans laquelle il s'est attribué un rôle de filtre de la nature humaine, à extraire les qualités et piéger les défauts.

Parce que son lecteur, tout comme lui, est affublé de la même nature. Une nature qui avilit tout ce qu'elle touche : la politique, la religion, la planète, ses semblables, tout, absolument tout. Y compris l'art quand il veut y donner un sens. Et même et surtout l'amour. Amour que Romain Gary ne conçoit que sublimé. L'amour vrai qui ne doit rester "qu'aspiration à l'amour", quand l'amant n'est en réalité, du fait de sa nature charnelle, qu'un consommateur.

Thème central de cet ouvrage, l'amour. L'amour de son prochain. Surtout si ce prochain est une femme. Une femme idéalisée, au point de la vouloir inaccessible, divinisée. Plus haut que cela, un amour de la féminité qui ne sera assouvi que dans l'inassouvissement. Une féminité qu'il ne faut pas déflorer, au risque de la spolier avec ses pattes sales, trempées au bain glauque et nauséabond de la réalité.

Cet Ouvrage est une véritable mise à l'épreuve de son lecteur. Il teste son assiduité à accompagner l'auteur jusqu'à l'épilogue des déboires amoureux de Willie Bauché, célèbre réalisateur d'Hollywood dont on vante l'harmonie du couple, mais dont l'épouse, Ann, est finalement partie avec Jacques Rainier, un aventurier idéaliste, gagné à toutes les causes humanistes. Romain Gary embarque son lecteur avec lui pour le faire convenir de sa propre complicité au naufrage de l'amour. Une façon de briser sa solitude, "cette prière jamais exaucée." Un lecteur qu'il a pourtant décidé de malmener avec un festival de dérision, d'ironie, de cynisme, d'obscénité parfois, pour le mettre lui aussi face à cette responsabilité. Car il appartient à la même espèce. Un lecteur qu'il met cependant en garde en introduction - en page 10 édition Folio - une précaution oratoire qui donne le ton, en forme de défi d'affronter moqueries et agressions qui foisonnent dans cet ouvrage.

Un ouvrage construit comme la divagation d'une nuit d'ivresse, propre à faire défiler sous les yeux de son lecteur des tranches de vie abracadabrantesques, dans lesquelles il reconnaîtra ses propres turpitudes. Les plus insensées, les plus grotesques, auxquelles sa nature le condamne. Un ouvrage dans lequel il invoque à plusieurs reprises Albert Camus, et tant d'autres notoriétés de l'édition, avec qui il se ligue contre ceux qui, pétris de certitudes, sont persuadés d'avoir raison. Quand de raison il n'est point sur cette terre. L'absurde, fait aussi partie des accointances de ces deux confrères qui n'ont recours au Très-Haut que pour lui reprocher d'avoir conçu un être aussi bas.

Les élans de la plus grande sensualité dont est capable Romain Gary et qui abondent dans cet ouvrage peinent à maîtriser les égarements loufoques, voire lubriques, qui interviennent en leitmotiv et renvoient l'homme à sa bassesse. Il en est de même pour les tournures poétiques bien inspirées que l'on reconnaît chez Romain Gary, mais dont l'inclusion dans pareil texte tourne presque à l'incongruité. La liberté de ton se frotte en permanence à la dignité. Étrange dichotomie dans laquelle il faut chercher l'intention de ce roman : choquer autant que séduire pour crier autant suggérer un désarroi qui tourne à la névrose.

Plus encore que dans ses autres ouvrages, j'ai senti chez son auteur le désespoir suinter par tous les pores de la peau. Au point de percevoir cette fois l'exaspération face à l'impuissance à changer le monde. C'est bien dans l'intention qu'il faut chercher son sens à pareil ouvrage trop souvent déconcertant, mais qui appelle au ralliement pour sauver l'homme de sa propre nature. L'intention est louable. Impliquer le lecteur dans cette quête d'idéal lui est apparu comme un devoir.

"Les hommes manquent de génie. DantePétrarqueMichel-Ange… Épaves du rêve ! Qu'est-ce donc que le génie, si nul ne peut l'accomplir sans fin dans le cri de la femme aimée.


mardi 3 avril 2018

Lady L ~~~~ Romain Gary



Romain Gary explore la beauté sous tous ses aspects. Un idéal libertaire peut être beau s'il répond à des aspirations humanistes sincères. Et si vous rétorquez que les actions anarchistes comportent leur lot de victimes, il vous répondra avec l'humour caustique et provocateur qui fait partie du personnage qu'on ne fait d'omelette sans casser des œufs. Surtout si les œufs sont d'or, et pris dans le poulailler des puissants de ce monde.

l'humaniste désenchanté

Depuis que je fréquente le personnage au travers des ouvrages qu'il a laissés à notre sagacité de lecteur épris de son écriture, je reste sur le qui-vive en abordant la lecture de chaque nouvel ouvrage de Romain Gary. Le vertige est souvent au rendez-vous. On mesure avec Lady L. tout le prix que l'humaniste désenchanté peut accorder à une cause susceptible de servir son rêve d'extirper orgueil et cupidité de la nature humaine. Qualités de l'espèce auxquelles il attribue bien des maux dont elle souffre. Dût-il pour parvenir à ses fins y consentir des dommages collatéraux au point de désarçonner son lecteur. La fin justifie les moyens.

Mais quand l'idéal se confronte à l'amour, le combat prend une tournure inattendue dans lequel la femme n'est pas la plus démunie. Surtout s'il s'agit de Lady L.

Et qu'on ne s'y trompe pas, avec la richesse spirituelle inspirée et le verbe fécond qui caractérisent son écriture, il n'est point de légèreté dans l'humour corrosif qui enrobe tout cela. La légèreté sera chez celui qui ne décoderait pas les intentions profondes de l'écrivain aux deux prix Goncourt.

Ce talent, quel plaisir de lecture !

 



samedi 24 mars 2018

Les enchanteurs ~~~~ Romain Gary

 


"Je ne vieillirai jamais. C'est très facile, il suffit de l'encre, du papier, d'une plume et d'un cœur de saltimbanque"

Je confirme, Romain Gary, tu n'as pas vieilli. Tu n'es pas mort non plus. Je viens de lire Les enchanteurs. Tu es là tout entier réfugié dans ces pages. Je sens ton regard observer mon ravissement. Avec un sourire au coin des lèvres. Certes pas un sourire de mépris, ce n'est pas ton genre à l'adresse des humbles dont je suis, mais plutôt un sourire de commisération à l'égard de celui qui est encore empêtré dans la triste réalité du vivant. Celle gouvernée par le temps qui passe et enferme les hommes dans leur condition de mortels, engoncés qu'ils sont dans leur contingences matérielles, dominés par la quête du plaisir qui fait de chaque instant une course contre la mort. Triste réalité que tu n'as pas hésité à "maudire jusqu'au tréfonds de sa pourriture".

La réalité lorsqu'elle se rappelle à nous intervient toujours en profanation du rêve.

J'ai la conviction que si tu avais usé d'un ultime pseudonyme pour publier cet ouvrage en 1973, tu aurais une nouvelle fois berné les sages de l'académie Goncourt. Inspire-moi chaque jour une seule des bouffonneries qui foisonnent dans ton ouvrage et je m'afficherai en philosophe subtile. Car j'ai bien compris que ton humour si affûté, si pertinent, intervient toujours en paravent de l'amertume suscitée par ton impuissance à changer le monde, à l'extraire du temps qui passe, auquel tu attribues une majuscule pour en faire le Temps, ce gouverneur de nos vies qui, lorsqu'il "arrive auprès de Dieu, se couche à ses pieds et s'arrête complètement, ce qui donne l'éternité".

Que vous aimiez ou non Romain Gary, lisez Les enchanteurs. Comment mieux que lui dire la force du rêve et de l'imagination ? Comment mieux dire la toute puissance de l'amour ? Comment mieux utiliser l'esprit et en faire cette arme qui fait trembler les grands de ce monde ? Je suis resté médusé par le talent mis en ouvre dans cet ouvrage, écrit dans la pleine maturité de son auteur. C'est le genre d'ouvrage propre à lui en dérober le mérite, à ne le faire considérer que comme la main inconsciente de je ne sais quelle transcendance philosophique.

Lisez Les enchanteurs, vous y découvrirez les déclarations d'amour les plus inspirées, les plus poétiques qu'un esprit gagné au charme de la féminité puisse mettre en mots. Un amour sublimé, car inassouvi. Seul le songe est garant de beauté. "Qui donc a envie de se trouver au lit avec un être humain."

Tout Romain Gary est dans cet ouvrage. Fidèle à ses valeurs. Humaniste lucide, amoureux de la nature, dépité du sort qui lui est réservé, méfiant des "professionnels de l'au-delà qui, lorsqu'ils sont derrière une croix, sont capables de tout", promoteur du joyau de la féminité qui n'existe qu'en rêve. Les femmes n'aspirent-elles pas à être rêvées plutôt que conquises ?

"On ne peut aimer sans devenir millénaire. " Voilà à n'en pas douter la raison pour laquelle dans Les enchanteurs, Romain Gary, gagné par la maladie d'être devenu adulte, s'est octroyé une dimension temporelle à la hauteur de l'amour qu'il voue encore à la femme aimée deux siècles plus tôt. Une femme inaccessible, la jeune épouse de son propre père, dont la tendresse qu'elle lui témoignait était à la fois une torture et une aubaine, car "la seule, l'unique, la vraie femme, est celle qui n'existe pas. Elle a au moment le plus doux le génie de l'absence."

"Je n'existe ami lecteur que pour ta délectation et tout le reste n'est que tricherie, c'est-à-dire malheur des hommes." Objectif atteint Romain Gary. Tu m'as enchanté avec Les enchanteurs, terme générique de ton esprit fécond qui couvre la palette allant des caniches savants aux philosophes les plus éminents. Tout ce qui vit de l'art et de l'esprit. Me sachant pourtant bien le jouet d'une ouvre d'imagination, dont tu nous dis qu'elle ignore le mensonge, je me suis accroché à chacun de tes mots. Je sais qu'ils véhiculent une sensibilité à fleur de peau.

Cet ouvrage est absolument sublime. Il est parvenu à m'extraire un temps des griffes du "seul vrai monstre qui a pour nom réalité."


mercredi 27 septembre 2017

Conscience contre violence ~~~~ Stefan Zweig

 


Lorsque paraît cet essai, nous sommes en 1936 ; voilà trois ans qu'Hitler a pris le pouvoir en Allemagne. Stefan Zweig a recours à une page de l'histoire européenne qui ne trompera personne quant à son intention. Il s'agit bel et bien d'alerter le monde sur l'entreprise funeste qui se développe en Allemagne. Conscience contre violence est une brûlante diatribe contre le fanatisme. Une mise en garde dont il ressent l'urgence extrême.

Cette page de l'histoire qui lui servira de support pour développer sa thèse contre le fanatisme, c'est la main mise de Jean Calvin sur les consciences helvètes, utilisant la propagation de la religion réformée pour imposer une rigueur de vie extrémiste correspondant à ses propres vues. Main mise qui influencera le pouvoir politique et développera une forme de terreur au point d'imposer ses propres décisions à la société civile, jusqu'à lui faire envoyer un opposant au bûcher, tel Michel Servet.

Dans cet ouvrage, Stefan Zweig trouve avec le conflit qui opposa Jean Calvin et Sébastien Castellion, conflit né d'une divergence d'interprétation des textes bibliques, le modèle d'antagonisme le plus adéquat pour étayer sa thèse et prouver par ce moyen l'impuissance de la tolérance lorsqu'elle se heurte au fanatisme.

C'est avec la perfection qu'on lui connaît dans la construction de son argumentation, étayée par une solide érudition, que son développement prend tournure. L'histoire se répétant dans ce qu'elle a de plus néfaste, l'humaniste averti, pacifiste dans l'âme, décrit avec une précision d'horloger le mécanisme qui aboutira inéluctablement, il en est convaincu, au désastre.

Stefan Zweig perçoit le danger dès 1936. Il conserve cependant encore l'espoir du réveil des consciences. Six ans plus tard, il aura perdu cet espoir.


mardi 15 août 2017

Ode à l'homme qui fut la France et autres textes

 



"Permettez-moi, avec toute mon affection, de vous dire que vous pouvez quelques fois être assez peau de vache."

Qui fallait-il être pour envoyer cela au général De Gaulle ?

Il fallait être un homme issu de l'immigration qui avait démontré les intentions les plus pures à l'égard de sa patrie d'adoption. Il fallait avoir commencé sa carrière de nouveau français en risquant sa vie pour la France. Il fallait être un homme à l'intuition sûre pour avoir rejoint un parfait inconnu à Londres et mener avec lui le combat de la liberté. Il fallait être convaincu comme lui que la barbarie ne pouvait perdurer sur une Europe ensanglantée. Il fallait être Romain Gary.

Ode à l'homme qui fut la France est un recueil des textes les plus enflammés publiés par Romain Gary dans les presses américaine et française, à l'adresse de celui dont il tente de se consoler de la disparition en 1970 en ces termes : "Plus que jamais, il est à présent ce qu'il n'a cessé d'être pour nous depuis le début : une force morale, un courant spirituel, une foi dans l'homme, dans un ultime triomphe de l'homme, une lumière."

Cet ouvrage est un recueil des textes qui expriment le désarroi de son auteur devant le manque de compréhension, le manque d'élévation de citoyens à la mémoire courte qui n'ont pas perçu l'abnégation, le désintéressement de celui qui restera à jamais comme l'emblème de la France libre.


mercredi 19 juillet 2017

Clair de femme ~~~~ Romain Gary

 


Romain Gary ou la féminité fait homme. Le titre le laissait présager, Clair de femme est plus que tout autre une ode à la femme.

Lydia est cette femme dont Michel fait la connaissance et auprès de qui se réfugie sa toute nouvelle solitude. Sans même le connaître, elle a compris que sa propre personne ne pourrait être que le support d'un culte que ce dernier voue à la femme. Une sacralisation. Au point de rendre l'amour insupportable. Au point de faire disparaître la personne derrière celle qui ne serait autre chose que l'émanation de la féminité.

"Tout ce qui faisait de moi un homme était chez une femme." Plus que jamais, Romain Gary est présent dans ces pages. Perdre sa femme c'est perdre la femme. C'est perdre la raison d'exister. Perdre la raison tout court. Il y a urgence à se jeter dans les bras d'une autre. Il lui faut retrouver cette ivresse du caractère féminin. Vivre en couple c'est se fondre l'un dans l'autre. Dans un couple, "personne ne sait qui est terre, qui est soleil. C'est une autre espèce, un autre sexe, un autre pays."

Chez Romain Gary, la féminité n'est pas sexuelle, elle est génétique. Elle n'est pas sentimentale, elle est spirituelle. Ce n'est pas un fantasme, c'est un fondamental. Tout le reste est dérisoire, les convenances, la morale, les apparences.

Clair de femme. Lumière céleste, lumière de vie.


vendredi 30 juin 2017

Le monde d'hier : Souvenirs d'un européen ~~~~ Stefan Zweig





Le sol s'est dérobé sous les pieds de Stefan Zweig. Tout s'est écroulé autour de lui. Cet ouvrage dont il ne connaîtra pas la publication, le Monde d'hier, est le testament d'un "citoyen du monde" devenu apatride. Pas seulement chassé de son Autriche natale, mais chassé de la culture universelle puisque désormais privé de publier dans sa langue maternelle, l'allemand.

Nous sommes en 1941. Anéanti de voir le sort qui lui est réservé, ainsi qu'à ses coreligionnaires, Stefan Zweig décide de se lancer dans l'écriture d'un ouvrage d'une longueur inhabituelle chez lui. Un ouvrage dans lequel explose sa rancœur à l'encontre de celui qui a plongé la planète dans le chaos, la haine faite homme : Hitler. Peut-être aussi la rancœur de voir la conscience collective d'un peuple se laisser manipuler et entraîner dans une entreprise funeste.

Submergé par le désespoir, il perd l'objectivité qui caractérisait son humanisme forcené. Il dresse alors un tableau idyllique de sa jeunesse, période bénie qu'il qualifie de "monde de sécurité", oubliant ainsi qu'il avait été favorisé par le destin, le faisant naître au sein d'une famille riche, auréolé d'un talent qui lui valut très tôt le succès littéraire.

Son rêve d'une "Europe unie de l'esprit" avait déjà été malmené par l'abomination du premier conflit mondial. Il ne peut supporter l'idée d'être le témoin, encore moins la victime, d'une nouvelle catastrophe de pareille ampleur, du seul fait d'une idéologie assassine.

Stefan Zweig commence son ouvrage par un avant propos qui nous fait comprendre qu'une décision est prise : "Jamais je n'ai donné à ma personne une importance telle que me séduise la perspective de faire à d'autres, le récit de ma vie." Une vie dont il ne conçoit donc désormais plus qu'elle ait une suite. C'est le cancer de la haine qui le ronge.

Ce grand humaniste sans frontière se considère comme dépossédé, non seulement de sa patrie, mais du monde entier. Ce monde, il sait déjà qu'il va le quitter. Pour où, il ne sait pas. Il n'y a pas d'avenir pour les apatrides.

Ouvrage bouleversant, indispensable pour qui se passionne pour l'œuvre de Stefan Zweig. 

samedi 17 juin 2017

L'homme à la colombe ~~~~ Romain Gary

 


Ce qui devrait être le haut-lieu de la conscience mondiale, le siège des Nations Unies, est investi par un illuminé qui, à grand renfort de symboles foulés au pied, offre prétexte à Romain Gary pour crier son désespoir. Celui de voir son idéal d'enjoliver le monde sacrifié sur l'autel d'un matérialisme forcené.

Diplomate en poste auprès des Nations Unies au moment où il écrit cette satire féroce, il est à la fois bien placé pour déplorer ce que deviennent les grandes et belles idées qu'il pouvait nourrir en son for intérieur quant à cette haute instance humanitaire, et mal placé pour le dénoncer. Il publie donc son ouvrage sous ce pseudonyme de Folco Sinibaldi et se taille ainsi sur mesure un grand défouloir duquel suinte toute l'aigreur du désenchantement.

Avec ce monument d'ironie il est question de la douleur d'appartenir à une espèce qui cultive son autodestruction. Romain Gary, sans doute désespéré du "pourrissement d'un grand rêve humain", applique tout son talent à le tourner en ridicule. Les Nations Unies, d'où devrait jaillir "l'étincelle sacrée de la conscience mondiale", ne sont donc rien qu'une machine à dissoudre dans l'abstraction ce qu'elles ne peuvent maîtriser. Tel en sera symboliquement du derrière de ce pauvre cow boy qui ne pourra désormais plus chevaucher son fier étalon. C'était lui l'homme à la colombe. Il l'avait bien cherché à cultiver bêtement un idéal d'intelligence collective chez une espèce gangrenée par l'individualisme.

C'est à la fois savoureux, fort talentueux, et malgré tout l'oeuvre d'un cœur meurtri.


samedi 20 mai 2017

La nuit sera calme ~~~~ Romain Gary

 


En utilisant la hiérarchie des insignes de Babelio, je dirai que les chevronnés, inconditionnels de Romain Gary, auront lu La nuit sera calme. Les adeptes, surement aussi. Dans la négative, ils l'auront envisagé. Les amateurs quant à eux le découvriront peut-être après avoir lu cette humble intervention. Et là, je les presse de le faire. C'est un incontournable de la bibliographie de cet idéaliste sublime.

Sous la forme d'un entretien avec son vieil ami François Bondy, lequel lui pose les questions brulant les lèvres de ses admirateurs, comme de ses détracteurs, Romain Gary répond avec la virtuosité et la spontanéité qu'on lui connaît. Avec un humour corrosif aussi, qui vient en paravent d'une amertume toutefois assez mal dissimulée. Pour la vérité, c'est autre chose. Car le drôle n'en est pas à ses premières facéties éditoriales. Ce n'est pas au vieux singe, fût-il diplomate, que l'on va apprendre à faire des grimaces et interloquer son auditoire. Mais quand même, ça respire le vrai.

On apprend beaucoup de choses sur le personnage dans ce livre, dont il est inutile d'essayer de faire l'inventaire. Il faut plutôt chercher à convaincre l'amateur de se plonger dans cette lecture au combien révélatrice tant des idées de l'auteur que des stratagèmes qu'il mettra en oeuvre pour les faire valoir ou convoiter. Aussi, si je devais extraire de cet ouvrage quelques impressions émergeantes, ce serait d'abord la perception de cette hantise qu'a Romain Gary de l'enferment en soi-même, une forme de "claustrophobie", tel qu'il le dit lui-même, qui le fera à la fois se livrer dans tant d'ouvrages et sous divers pseudonymes, dont un n'est d'ailleurs pas encore révélé au moment de l'entretien avec son ami. Ce pseudonyme qui vaudra à son auteur son deuxième prix Goncourt, Emile Ajar.

Je retiendrais aussi les préoccupations qui lui feront reprocher ses déviances à la nature humaine et nous dire que ce qu'il préfère dans l'Homme, c'est … la femme, plus exactement la féminité. Seul trait de caractère selon lui capable de sauver l'humanité du machisme dévastateur qui gouverne les esprits depuis que l'homme s'est octroyé la gouvernance de la gente animale.

Et enfin lorsque François Bondy demande à Romain Gary quel a été l'apport dominant de la mosaïque de sa vie, ce dernier répond sans hésiter : "la France libre. C'est la seule communauté humaine physique à laquelle j'ai appartenu à part entière". Sans doute parce qu'elle était l'émanation d'un élan commun, d'un rêve, celui de la liberté et que "l'homme sans le rêve ne serait que de la barbaque."

La nuit sera calme est un éclairage indispensable sur l'homme et son oeuvre à qui veut progresser dans la compréhension de la complexité du personnage. Une complexité qui se dévoile toutefois d'autant plus qu'on l'assimile à la notion d'humanisme. Mais pas l'humanisme mercantile en vogue. Un humanisme sincère, un humanisme qui croit encore en l'homme en dépit de ce que la richesse de sa vie lui a fait découvrir, et déplorer. Une forme de définition de l'humanisme au sens des qualités humaines qui peuvent habiter un esprit prédisposé à la fraternité.

Sans le rêve, l'homme ne serait que de la barbaque. Il s'empresse d'y adjoindre, sans la poésie aussi. Car rêve et poésie vous élèvent et vous détachent d'une réalité qui porte plus à la déprime. On comprend que lorsqu'un homme est habité par ce degré d'humanisme idéalisé, il ait alors du mal à vivre parmi ses semblables.

Le 2 décembre 1980, son acte funeste nous a privé de ce prospecteur de la part de féminité qu'il y a en chacun de nous. L'inconvénient qu'il y a à connaître pareille échéance est qu'on en scrute les prémices dans tous les écrits et paroles de celui qui restera à jamais un virtuose de la vie.


lundi 8 mai 2017

Paul Verlaine ~~~~ Stefan Zweig

 



Après Fouché, Marie Stuart et Magellan, toutes trois biographies de ce peintre des tempéraments qu'est Stefan Zweig, je viens de refermer celle de Paul Verlaine. Ce ne sera pas la dernière que je lirai de cet auteur, tant il sait faire oublier la chronologie des dates pour instruire son lecteur du patrimoine intellectuel et émotionnel de ceux qui l'ont séduit, au point de le faire se pencher sur leur vécu. Et lorsque le sujet est un poète, le biographe fait sienne cette douleur de vivre qui habite celui-ci, propice à faire exploser son génie.

Choisissant Paul Verlaine, Stefan Zweig n'est pas tendre avec l'homme. "Laid comme un singe", faible de caractère, versatile, alcoolique, il n'a rien pour séduire. Il a pourtant trouvé faveur auprès de la gracieuse Mathilde avec laquelle il aura un fils. Amour qu'il foulera au pied peu après pour suivre Rimbaud, l'homme aux semelles de vent, autre instable s'il en est. Tous deux génies de la poésie, chacun à sa façon. Zweig refuse de se prononcer sur la nature de leur relation.

Autant Rimbaud est le trublion la poésie, qu'il violente à souhait en bousculant toutes les règles, autant la puissance lyrique Verlaine n'est jamais aussi forte que lorsqu'elle est contrainte : en prison, sur un lit d'hôpital, sous la férule de son nouvel ami l'écrasant de son énergie débridée, ou encore obligée par la passion fugace. Cet élan salvateur lui inspirera l'un de ses plus beaux chefs-d’œuvre, le recueil La Bonne chanson, dédié à celle qui, ne connaissant pas encore l'ivrogne colérique, avait été séduite par le poète.

Le sentiment est une émotion qui dure. Verlaine est homme de l'instant, de l'impulsion. le sentiment ne l'habitera donc pas plus longtemps à l'égard de Mathilde que de sa mère qui l'a pourtant recueilli au plus bas de sa déchéance, abandonné de tous, même du talent.

Fabuleux explorateur de subconscient, Stefan Zweig, a été contemporain de Verlaine pendant les quinze dernières années de la vie du poète déclinant. Il nous dresse avec le brio qu'on lui connaît, mais sans complaisance, le portrait du poète qu'il qualifie de primitif, dans le cœur de l'homme qu'il décrit compliqué et imprévisible, mélange de pureté et de dépravation.

L'organisation de l'ouvrage est originale. Un chapitre est consacré à Rimbaud. C'est dire l'importance que ce "Shakespeare enfant", tel que le baptisait Victor Hugo, a eu sur Verlaine en traversant sa vie comme une comète.

Le poète était sublime. Il est resté poète. L'homme était peu reluisant. Il est passé. Bel ouvrage de Stefan Zweig.


jeudi 20 avril 2017

La confusion des sentiments ~~~~ Stefan Zweig



 


Autant que le style admirable de Stefan Zweig, la subtile construction de ses intrigues participe à la qualité de ses ouvrages. Celle de la confusion des sentiments, reposant comme souvent chez cet auteur sur une insoupçonnable confession, impose une méticuleuse organisation des émotions et une montée en puissance très graduelle de l'intensité dramatique.

Stefan Zweig a bien compris qu'entretenir le lecteur dans l'attente d'une révélation dans des ouvrages longs imposerait des artifices à rebondissement et créerait des longueurs préjudiciables à la crédibilité. C'est la raison pour laquelle il affectionne le format de la nouvelle dont certains détracteurs s'empareront pour qualifier péjorativement ses œuvres de romans de gare. Cette attitude est la plus pure négation d'un incontestable talent pour la traduction des sentiments humains.

Chacun de ses ouvrages est l'exploration du mécanisme psychique qui accommode la complexité d'un être dans son environnement socio culturel. Il n'y a pas de jugement dans sa démarche. C'est une analyse très méthodique de la sensibilité, de compréhension de la nature humaine. Elle le placera en décalage avec son époque, avec une société aveugle qui cultive le jugement à l'emporte-pièce. On connaît la suite : Petropolis 1942.

La confusion des sentiments est le plus pur produit d'un talent humaniste. Au sens de celui qui sait compatir à la douleur de vivre de chacun tel qu'il est au fond de lui-même, confronté au monde tel qu'il est. Pas au sens de ces faussaires en quête d'audience qui ont investi nos médias.