J'ai avec les Essais de Montaigne une histoire personnelle qui me laisse le souvenir d'un supplice. J'avais seize ou dix-sept ans, l'exercice nous était imposé par un professeur de français féru de XVIème siècle qui ne s'était pas satisfait des extraits du réputé Lagarde et Michard. Cet idéaliste obstiné tentait de détourner les ados que nous étions de leurs dissipations triviales, quand, pour ce qui me concerne, l'objet de mes préoccupations était assise quelques rang devant moi. Délicieuse, radieuse, mais studieuse. Les Essais de Montaigne sont restés dans ma mémoire comme une double frustration. Une langue indéchiffrable qui m'avait valu des notes calamiteuses et un dos tourné capable d'en déclamer quelques citations par cœur.
Je n'avais donc jamais envisagé de raviver cette déconvenue jusqu'à ce que sur
l'étal de mon libraire, s'expose en gros caractère le nom associé à celle-ci :
Montaigne par Arlette Jouanna.
Exorcisme ? Masochisme ? Je l'ai acheté. Je l'ai lu.
J'ai aimé. J'ai depuis quelques temps déjà l'esprit mieux disposé.
"Viresque acquirit Eundo", Il acquiert des forces au fur et à mesure
qu'il avance.
La vie de Montaigne, c'est la vie d'une œuvre. Cent fois sur le métier remet
ton ouvrage. Les Essais, livre I, livre II, édition dite de Bordeaux. La vie
d'une œuvre. L'œuvre d'une vie. La crainte de l'oubli. Première édition
posthume de 1595; puis huit rééditions jusqu'en 1635, peut-être moins intègres
celles-là. L'aventure se prolonge jusqu'au XXème siècle au cours duquel un lycéen
en arrive à haïr le penseur à la langue obscure qui lui a dérobé ses
préoccupations frivoles, ses espoirs d'envol.
La langue de Montaigne, que même certains de ses contemporains avaient trouvé
ardue, m'avait fermé au contenu de sa pensée. Je n'avais donc pas entrevu que
Montaigne était un homme comme les autres, avec ses interrogations, ses peurs,
ses contradictions, ses espoirs, ses joies aussi mais si peu. Je n'avais pas
entrevu que Montaigne parlait tout simplement de la vie des hommes, confrontés
à leurs congénères et à eux-mêmes surtout, que ce qu'il disait en ces temps où
ses contemporains s'entre déchiraient sur des questions de dogme serait encore
d'actualité aujourd'hui. Avec la même acuité.
Arlette Jouanna a su m'ouvrir à tout cela. Elle a produit une biographie qui
évite l'écueil de la simple chronologie des dates auxquelles se raccrochent des
événements. On n'y échappe certes pas, s'agissant du genre de cet ouvrage, mais
elle a eu à cœur d'aborder la vie du philosophe avec un canevas plus thématique,
de faire le décryptage qui avait rebuté les ardeurs de l'homme en devenir que
j'étais. Qui n'est pas devenu si on se réfère à l'idéal de Kipling.
Montaigne rêvait de survivre par ses écrits, sans y croire vraiment. Philosophe
pessimiste mais opiniâtre, pragmatique mais influençable, ambivalent mais
consensuel, entreprenant mais prudent, humaniste mais individualiste, subjectif
mais ouvert à la contradiction, pacifiste sans illusions. Penseur pétri de
modération bien inspirée, de modestie mal inspirée, puisque devenu référence
parmi les humanistes.
L'utopiste-réaliste avait un grand talent pour la dérobade. Philosophe, il
rêvait de voir ses pairs prendre en main la destinée des hommes en lieu et
place de politiques ambitieux. Avec une prudence avisée en ces temps de guerre
de religion il a laissé planer le doute sur ses convictions, et à son lecteur,
qu'il interpelle en préambule de son ouvrage, le soin de décrypter ses raisons
et convictions qu'il distillait avec le souci de ne pas heurter, l'obsession
d'être aimé : "C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit, dès
l'entrée, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je
n'y ai nulle considération de ton service, ni de ma gloire."
Tout est suggestion chez Montaigne, car "toute certitude révélerait une
violence prête à se déchaîner". Nous sommes nés pour butter sur des
questions sans réponse. Le doute doit rester le propre de l'homme.
Arlette Jouanna a construit la biographie de la genèse d'un esprit plus que de
la vie de l'homme, celui qui "prenait plaisir de déplaire
plaisamment". Un ouvrage très riche qui fait la part entre l'avéré, le
supposé, le caché. Sous sa plume, j'ai aimé faire connaissance avec le
tourmenteur de mes années lycéennes.
Quant à l'autre, le dos tourné, si j'en crois Montaigne, je trouverai
consolation à mon insuccès :
"Toutes passions qui se laissent goûter et digérer ne sont que
médiocres".
"La plus sûre garde de la chasteté à une fille, c'est la sévérité."