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vendredi 14 janvier 2022

Les choses humaines ~~~~ Carine Tuil



De consentement il est encore question dans cet ouvrage de Karine Tuil. Je dis encore parce que je venais de terminer celui de Vanessa Springora qui porte ce titre. Sans le présager je suis resté dans le même registre. Où l’on se rend compte que la notion de consentement peut aussi porter à caution.

Mais de manipulation point dans Les choses humaines, puisque le crime, que d’aucun voudrait bien requalifier en délit, se produit lors de la rencontre fortuite de deux parcours de vie. Une soirée entre convives dérape. Un bizutage imbécile, comme souvent, et deux vies qui basculent. Ce que le père de l’accusé appellera fort maladroitement « vingt minutes d’action ». Ce que l’avocat de la plaignante requalifiera en « vingt minutes pour saccager une vie ». Y’a-t-il eu viol ou relation consentie ?

Notre société moderne a tendance à niveler la gravité des actes. L’inconséquence prévaut désormais. Les violences physique et sexuelle sont en libre-service sur tous les supports médiatiques, officiels ou sous le manteau. Dans le monde virtuel qui s’impose désormais les esprits s’accoutument à ce que violenter soit anodin. Le danger est dans le franchissement de cette frontière immatérielle qui ouvre sur la réalité, en particulier lorsqu’il est favorisé par le recours aux psychotropes. Aussi lorsque dans une soirée où alcool et drogues prennent possession des esprits, se « taper une nana » et rapporter sa culotte en forme de trophée, ce n’est jamais qu’une forfanterie. De toute façon elles savent où elles mettent les pieds.

Pour l’agresseur, elle n’a pas dit non, ne s’est pas enfuie. Elle a donc consenti. Pour la victime c’est l’envers du décor. Le choc psychologique a étouffé ses cris et paralysé ses membres.

Dans un système qui privilégie trop souvent la recherche du solvable au détriment du coupable, faudra-t-il désormais se retrouver sur le banc des accusés dans une salle d’audience pour réaliser la portée des actes ?

Je me suis retrouvé dans la salle d’audience pris dans les joutes oratoires superbement transcrites entre partie civile et défense. La restitution est étonnante de réalisme immersif.  Karine Tuil veut que la dimension humaine en matière de justice conserve ses prérogatives et ne rien céder ni à la mécanique judiciaire aveugle d’une société sur codifiée, ni au lynchage orchestré par les lâches qui déversent leur fiel sous couvert d’anonymat sur les réseaux sociaux. Elle veut rendre à la conscience humaine son droit régalien de peser le bien et le mal. Pour la victime comme pour l’accusé. Il s’agit de réattribuer des conséquences aux actes en un juste équilibre des responsabilités et ne pas se plier à la loi des intérêts.

Cet ouvrage m’a passionné de bout en bout. Il est remarquablement bien construit, documenté, et écrit. Résolument moderne. L’exposition médiatique conditionnent les comportements. La justice se rend sur les réseaux sociaux où la présomption d’innocence n’existe pas. L’épilogue est logique sans être prévisible. L’épilogue de l’épilogue est plus surprenant. Moins engageant. Mais surement inéluctable.

Je découvre cette autrice qui vient de publier son nouvel opus : La décision. Je sais déjà que je m’y intéresserai. Il y est encore question de la justice des hommes. Une justice que Karine Tuil ne veut décidément pas voir mise en algorithmes. La justice doit rester affaire de conscience humaine et penser à la vie après le jugement.

 

lundi 10 janvier 2022

Rose ~~~~ Tatiana de Rosnay


 

Paris est une fête écrit Hemingway. Un ouvrage qui déborde d'amour pour celle qui est qualifiée de ville lumière. Même si ce noble sentiment pour cette ville n'est pas dépourvu de la nostalgie de sa jeunesse, de sa première épouse avec laquelle il avait emménagé en notre capitale au lendemain de la première guerre mondiale.

Paris a-t-elle été sauvée de l'obscurité par le plus grand chantier qu'elle ait connu à l'initiative de Napoléon III ? Ayant vécu à Londres, ce dernier regrettait de voir notre capitale distancée dans la modernisation par celle de la perfide Albion. Un leitmotiv scandé en forme de justification : tout doit circuler : l'air, les gens, l'argent. Un programme : aérer, unifier, embellir.

Il lui fallait un homme fort, un roc que n'ébranleraient ni les plaintes ni les récriminations pour transformer la capitale, la moderniser. La rehausser au rang des capitales européennes. Haussmann a été celui-là. Une brute insensible diront ses détracteurs. Un visionnaire, certes inaccessible à la nostalgie puisque la propre maison de son enfance a été sacrifiée à la cure de rajeunissement, diront les autres.

Expropriation. La lettre qui tue le souvenir. La lettre qui efface de la surface de la terre des lieux de vie. La lettre qu'ont reçue tous les propriétaires des bâtiments situés sur le tracé des grands boulevards dessinés par les urbanistes missionnés par le préfet Haussmann. Condamnés qu'ils étaient à voir disparaître les lieux qui avaient abrité leur enfance, leurs amours, la mémoire de leurs ascendants. Ils étaient nés, avaient grandi et étaient morts entre ces murs. Tués une deuxième fois par la folie d'un être déterminé à remplir la mission que lui avait confiée Napoléon III. Avec peut-être quand même l'intention de faire une grande chose pour la postérité de la capitale et pourquoi pas pour la sienne par la même occasion. En faire ce qui fait l'admiration de tous ceux qui se ruent sur les grands boulevards dits désormais haussmannien et la première destination touristique au monde dépassant Londres. Pari gagné.

Expropriation, c'est le mot qui meurtrit Rose. Dans son cœur, dans sa chair, dans sa mémoire. Au point de refuser de quitter ces murs qui ont connu son mari, défunt au jour de la réception de la terrible missive, son fils, mort aussi dans ces murs qu'on veut lui prendre, à coups de pioche. Autant de coups de pioche dans son cœur. Rose s'entête. Elle résistera à l'ogre qu'elle abhorre. Elle ira lui clamer sa peine, réclamer sa clémence au cours d'un entretien en l'Hôtel de Ville. Peine perdue.

Elle écrit à son mari défunt tout son ressentiment de l'assassinat que l'ogre veut perpétrer contre sa mémoire. Elle ne supportera pas de voir disparaître ce coin de cheminée contre lequel lui, son Armand chéri, s'asseyait pour lire son journal. de voir disparaître la chambre dans laquelle son fils s'est éteint, victime du choléra dans sa dixième année. le choléra justement. Rose ne veut pas admettre que l'insalubrité de Paris lui a pris son enfant.

Tatiana de Rosnay a pris de le parti d'exploiter un fait divers paru dans le Petit Journal du 28 janvier 1869 pour évoquer le drame qu'ont vécu les propriétaires des vieux bâtiments situés sur le tracé des nouveaux grands boulevards. Pour sortir Paris du moyen-âge. Un roman que l'on pourrait qualifier d'épistolaire puisque le procédé choisi par l'autrice est de lui faire rédiger une lettre destinée à son cher Armand. Sachant très bien qu'elle restera lettre morte. Mais qui peut être dira à la postérité son amertume et sa rancœur, la souffrance de ces petites gens lorsqu'ils ont reçu la fameuse lettre engageant le grand chantier décrété d'utilité public et d'hygiène pour la renommée de la capitale. Décrété assassin de ses souvenirs par Rose.

Le procédé est quelque peu artificiel, mais il a le mérite de rappeler à celui qui s'ébahirait devant les perspectives de la capitale, qui ouvrent toutes sur des monuments prestigieux en les dégageant à leur vue des badauds, ces grandes façades agrémentées de riches modénatures, que leur admiration a comporté son lot de larmes.


samedi 6 novembre 2021

Les dieux ont soif ~~~~ Anatole France


Le peuple vient de passer du joug de l'autocratie au leurre de la liberté

Les dieux ont soif. Est-il besoin de compléter la phrase pour préciser que c'est de sang dont les dieux veulent s'abreuver. le peuple transférant au mystique sa propre soif de voir tomber les têtes. Nous sommes sous la Terreur, ultime soubresaut du séisme qui vient de mettre à bas la monarchie. Et lorsque la terreur prend la majuscule elle s'attache à cette période qui a marqué l'histoire en lettres de sang, plus qu'en espoir de justice. Les comptes sont loin d'être soldés. Le peuple vient de passer du joug de l'autocratie au leurre de la liberté. Ce fol espoir a été dérobé par les appétits de pouvoir que fait naître la place laissée vacante.

La veuve rouge a son compte de suppliciés

Anatole France destine à son lecteur une fresque de cette année noire peinte au travers du vécu des petites gens. Ils viennent de tirer un trait sur ce qui s'appellera dorénavant l'Ancien Régime. Louis XVI est passé sous le rasoir national. Marie-Antoinette le suivra de peu. C'est dans ce tumulte qu'Évariste Gamelin, jeune peintre désargenté, est devenu pour satisfaire son idéal républicain juré au tribunal révolutionnaire. En cette période de décomposition de la société il siège tous les jours. Peu de peines intermédiaires résultent de ces débats expéditifs. La veuve rouge a son compte de suppliciés. Les badauds apprennent le patriotisme, prennent conscience de frontières menacées et sont assoiffés de voir tomber les ennemis de la révolution. Ils étaient peu regardant quant à la culpabilité de qui on livrait à leur vindicte.

Évariste Gamelin en arrive à se détester lui-même

Pris dans l'engrenage funeste de la politique, dont il faut bien avouer que les prises de position étaient éminemment versatiles et donc risquées, Évariste Gamelin en arrive à se détester lui-même et s'imagine ne plus être digne de l'amour des siens : sa mère sa fiancée qui lui vouent pourtant une admiration sans faille. Il est gagné au drame cornélien qui oppose son idéal républicain épris de rigueur, même s'il faut qu'elle soit sanglante, à sa sensibilité sentimentale et artistique.

nul ne savait plus dès lors à quel saint se vouer

Anatole France fait preuve d'une connaissance détaillée fort documentée - si l'on en juge par les dossier, chronologie et notes en fin d'ouvrage - de cette période dérèglée pour nous livrer un ouvrage dont l'intensité dramatique est à la hauteur du trouble qui régnait. On perçoit fort bien dans ces pages le doute qui avait envahi les esprits des petites gens au point que nul ne savait plus dès lors à quel saint se vouer pour assouvir cet appétit d'égalité et de justice qui les tenaillait, petites gens d'un peuple devenu souverain à son corps défendant. Pas plus les saints de l'église devenus parias en leur compétence que ceux à l'hystérie vengeresse nouvellement promus sur l'autel de la République ne parvenaient à apaiser les cœurs. Belle écriture aux élans épiques que celle d'Anatole France dans ce roman qui a aussi valeur de livre d'histoire tant les références sont nombreuses et authentiques.


mercredi 20 octobre 2021

Luca~~~~Franck Thilliez


Sharko et son équipe ont migré vers le nouveau 36. Le numéro a été conservé, l’adresse a changé. Le mythique quai des orfèvres a vécu. La Crim est désormais installée au 36 rue du Bastion, aux Batignolles.

La mutation pèse lourd dans les esprits. Les flics de la Crim ont aussi leur nostalgie. Le 36, l’ancien, le vrai, c’était quelque chose. Les glorieux anciens hantaient les murs. Les truands célèbres aussi. Au Bastion ni les premiers ni les seconds n’auront le code d’accès pour franchir les sas et se rappeler à la connaissance des petits nouveaux. Tout est hyper sécurisé : caméras, badges, portiques, lecteur d’empreintes, le Bastion est un concentré de technologies modernes. Fini la cavalcade dans le célèbre grand escalier de PJ, cinq étages que flics et truands ont arpentés pendant des décennies, il faut désormais prendre l’ascenseur. Seulement voilà, Sharko, les nouvelles technologies c’est pas son truc !

Et pourtant avec la nouvelle affaire qui lui tombe sur le dos, il va falloir qu’il s’y colle aux nouvelles technologies. Un fou furieux, un fortiche en ce domaine justement va leur en faire baver. Sharko n’aime pas ça. Les gens qui trafiquent les corps pour en faire des êtres numériques encore moins, mi-homme mi-robot, ça assombrit l’horizon déjà gris du paysage en chantier qu’il a sous les fenêtres de son nouveau bureau. Lui ce qu’il sait faire c’est se confronter à la part humaine de la nature du même nom. L’homme augmenté, l’homme 2.0, ça lui file le bourdon.

Luca, c’est une affaire dont les prolongements et les rebondissements n’en finissent pas. Les cadavres n’ont pas dit leur dernier mot. Les machines les font parler même quand ils sont morts. Les biohackers jouent les apprentis sorciers : intelligence artificielle, accroissement des capacités humaines, manipulations de la vie en éprouvette, conquête de l’immortalité. Sharko est précipité dans le monde des transhumanistes. Des fêlés qui lui volent ses nuits. Qui lui font regarder ses enfants avec la crainte de les voir happés par le monde de violence qu’il côtoie tous les jours, de leur voler l’espoir de nature qui a déjà disparu du paysage des Batignolles, de les priver de sa présence quand des fous lui font arpenter la ville jour et nuit. Déformation professionnelle qu’il partage désormais avec la mère des jumeaux, Lucie Hennebelle sa compagne et collègue dans le travail.

Frank Thilliez m’a encore volé une part de liberté. Son polar m’est resté collé aux mains. Difficile de m’en défaire. Je reste admiratif de cette capacité à bâtir une intrigue complexe sans perdre le fil dans l’écheveau et la mettre en page. J’allais dire admiratif de l’imagination, mais peut être tout cela n’est-il pas totalement imaginaire. Peut-être sommes-nous déjà phagocytés par la grande bulle de données, que quelques labos dans le monde travaillent déjà à faire de l’homme, corps et esprit, un matériau ductile, façonnable à volonté pour devenir ce que l’on attend de lui : un consommateur docile. Dormez en paix bonnes gens les GAFA veillent sur vous. Vous leur êtes très chers. Ils travaillent à prolonger la vie du consommateur que vous êtes. Et peut-être même mieux. Ils travaillent à faire de vous un être virtuel qui consommera même lorsque votre corps sera réduit en poussière. Le rêve, non ?


jeudi 30 septembre 2021

Le jeune homme au bras fantôme~~~~Hélène Bonafous-Murat

 




Dans le roman historique l'imagination est un liant qui agglomère les faits que l'histoire a laissés à notre connaissance. Au gré de l'auteur de donner à son intrigue la tournure que ne contrediront pas ces derniers. Hélène Bonafous-Murat se livre à cet exercice avec bonheur dans ce second roman historique de son cru. J'avais particulièrement apprécié La Caravane du Pape de sa main, le jeune homme au bras fantôme confirme le succès à mes yeux, tenant cette fois son intrigue entre deuxième république et second empire.

Dans ce roman au titre bien inspiré si le point de départ de l'intrigue est fidèle à un fait avéré, ainsi que l'autrice le précise en note de fin, il prend une tournure résolument plus optimiste que celle de la vie réelle de son héros. Après l'abattement qui n'a pas manqué de réduire le jeune homme amputé d'un bras lors d'une répression aveugle des troupes du Préfet, la chance aidant, ce dernier parvient à se construire vies professionnelle et affective porteuses d'espoir. L'espoir en ces temps de classes très cloisonnées étant surtout fruits du labeur et de volonté, voire aussi de malice. La chance étant dûment contingentée par les codes sociaux et moraux en vigueur.

La force de pareille œuvre est sa capacité à transporter son lecteur en des temps et lieux qu'il n'a pu qu'effleurer selon son assiduité en classe d'histoire. La mise en ambiance et situation est réussie avec cet ouvrage. Il dresse une fresque fidèle d'une Europe en pleine révolution industrielle avec ses acteurs de progrès mais aussi ses profiteurs et laissés pour compte. Un roman qui sent le cuir, l'encre d'imprimerie, les petites boutiques au comptoir en bois et fonds d'ateliers obscurs où l'on ne comptait pas ses heures pour boucler les fins de mois.

Au jeune homme au bras fantôme - jolie formule pour éluder le triste sort du manchot - il fallait une bonne dose d'intuition et de volonté pour espérer survivre et se construire un avenir. Hélène Bonafous-Murat a fait ce pari, cela donne une belle dynamique au roman sur fond de lutte des classes et espoir en le progrès industriel dans notre France du XIXème siècle. Un roman historique intéressant et crédible dont l'écriture n'est en rien empesée par les us et coutumes de l'époque. Une belle réussite.


mardi 13 juillet 2021

1991~~~~Franck Thilliez


"Il allait enfin retrouver un rythme de vie normal, profiter de ses week-ends avec Suzanne avant qu'elle ne s'installe définitivement avec lui, essayer de lui faire aimer cette ville qui lui réserverait vraisemblablement de nombreuses autres affaires compliquées et sordides. Combien de temps tiendrait-il la route ?"

Combien de temps Suzanne tiendra-t-elle peut-on aussi se demander dans une vie de femme de flic du 36 quai des Orfèvres à laquelle Franck Sharko la destine ?

Alors que nombre de lecteurs fidèles de Franck Thilliez, si l'on en juge par sa popularité, ont sans doute déjà les réponses à ces questions, j'avoue quant à moi n'être pas mécontent de débarquer dans les couloirs du 36 sur les traces de Sharko avec ce premier roman de Thilliez pour moi. S'il remonte le temps pour les fidèles, il me fait quant à moi prendre l'histoire à sa source. Je sais d'ores et déjà que je suivrai le cours des aventures, promises "compliquées et sordides", de celui qui est devenu commissaire sous la plume de Franck Thilliez. Cette mise en bouche m'a ouvert l'appétit pour le reste du menu qui s'affiche depuis longtemps déjà sur les étals des libraires, et que j'avais méprisé jusqu'alors.

C'est donc un bleu qui débarque dans le sanctuaire de la Crim en 1991, au 36. Ce seul numéro sur un quai suffisait à évoquer le lieu mythique. Il y est accueilli avec circonspection par les anciens. On ne s'en étonne pas. Intégrer la Crim du 36 n'est pas y être admis. Sharko va devoir faire ses preuves, à commencer par sortir de cette forme de placard dans lequel on l'affecte d'emblée, à compulser les archives pour une affaire restée non résolue sans être encore classée : le meurtre de trois femmes quelques années avant son arrivée. Cadeau de bienvenue au petit nouveau pour qu'il se fasse les dents et montre de quoi il est capable par la même occasion.

Mais s'il est jeune, cet inspecteur qui postule au nec plus ultra de la Crim, il n'est pas dénué de personnalité pour autant. Et plus que de personnalité, de psychologie. Il a compris qu'il ne fallait pas jouer les gros bras avec les anciens, sans toutefois se laisser marcher sur les pieds. Il saura faire sa place en leur montrant qu'il a de l'intuition et de la persévérance. Les fervents de Sharko le savent bien, eux qui attendaient de Franck Thillier qu'il leur parle de ses débuts. C'est chose faite avec 1991. Ce dernier nous dresse la caricature de son héros fétiche plus par ses qualités morales et intellectuelles que physiques. Au lecteur de se faire le portrait d'un homme qui ne manque ni de disponibilité, c'est le moins qu'on attende d'un jeune à la Crim, ni de courage. Mais pas le courage de l'inconscience, le courage lucide de celui qui veut réussir sa carrière autant que sa vie amoureuse. Une gageure ? Dans le métier ce n'est pas gagné d'avance. Les exemples ne manquent pas de ceux qui n'ont pas été au bout de leur contrat de mariage quand ce n'est pas au bout de leur carrière.

Ce personnage me paraît d'emblée engageant, voire sympathique. Il n'a rien du super héros qui bouscule tout sur son passage, monopolise le regard des femmes et terrorise les truands. C'est ce qu'on peut appeler un mec normal - le langage populaire n'est pas déplacé dans le contexte. Un homme de la vraie vie, un authentique. On peut même dire que dans 1991, il ne focalise pas particulièrement l'attention. Il est celui qui débarque, mais à qui on promet quand même un bel avenir en épilogue, parce qu'on sait que les malfrats travaillent pour lui, pour lui construire un avenir. Aussi parce que c'est Sharko, et que son personnage peuple déjà les étals des libraires. Une dizaine de romans témoigne des "affaires compliquées et sordides" desquelles il s'est sorti, pour la plus grande popularité de son auteur.

1991 est un ouvrage réaliste à plus d'un titre. Outre les timides débuts du novice qui doit s'intégrer dans la prestigieuse brigade, il s'agissait de restituer le contexte d'une époque où pour téléphoner il fallait trouver une cabine, où l'ADN n'avait pas encore déployé toutes ses possibilités et l'informatique balbutiait. Il fallait aussi concevoir une intrigue dans laquelle dédoublement de la personnalité et les troubles psychiques liés à l'orientation sexuelle se concevaient dans l'environnement d'une société encore empesée par les non-dits dans ce domaine.

Cet ouvrage à l'écriture agréable et fluide qui implique avec bonheur l'univers de la magie et les pratiques vaudous clandestines. Ces milieux occultes s'entrelacent à merveille dans cette première affaire qui donne l'occasion au petit nouveau de la Crim de montrer qu'il n'a ni les deux pieds dans le même sabot ni le cerveau comprimé par la pression du métier. Et disons-le tout net, sans ne rien dévoiler de l'intrigue, Sharko aura gagné son ticket d'admission à la célèbre brigade. Mais ces premières enquêtes lui auront donné quelques sueurs froides et un joli cas de conscience quand un collègue, un ancien, pourrait bien avoir fait quelque entorse à la déontologie. Des enquêtes qui, accessoirement, auront fait passé un drôle de réveillon à notre jeune inspecteur, mais il n'est pas nécessaire de le dire à Suzanne. Elle pourrait bien remettre en question ses projets d'alliance et de vie parisienne.

lundi 7 septembre 2020

Morsures ~~~~ Hélène Bonafous-Murat

 


Morsures est un ouvrage dans lequel Hélène Bonafous-Murat a à n'en pas douter mis beaucoup d'elle-même. Cet ouvrage place en effet son intrigue dans le monde des images, des estampes en particulier. Sujet qu'elle connaît mieux que quiconque pour en être une experte reconnue. Et s'il est une certitude qui me tenaille au sortir de cette lecture, c'est tout d'abord que ce sujet est pour elle au-delà d'un métier une passion et qu'en second lieu sa compétence y éclate aux yeux du néophyte que je suis. le néophyte a certes tôt fait d'être ébloui par le maître me direz-vous, mais il conserve quand même sa capacité de jugement quant à l'écart des compétences. A moins bien entendu que je ne sois l'objet d'une mystification, ce qui n'aurait rien de surprenant tant l'auteure a l'art d'entraîner son lecteur dans une spirale de confusion, à savoir qui est qui, à quelle époque, en chair et en os ou bien en impression sur vélin.

Ce fut pour moi de la part de l'auteure et selon sa dédicace une invitation à me plonger dans l'image et à m'y perdre. Mission accomplie. Ce n'est qu'à l'épilogue, ô combien surprenant, que j'ai pu recouvrir mon libre arbitre et applaudir à l'artifice de construction, lequel m'avait emberlificoté dans une intrigue qui en masque une autre. J'avoue avoir été déstabilisé par la confusion des narratrices. Et pour cause. J'ai même failli décrocher, mais quelque chose me chuchotait d'aller au bout. Bien m'en a pris.

Enquête il y a, puisque crime il y a, et aussi vol d'œuvre rare. Mais curieusement le corps de l'intrigue se déporte et entraîne le lecteur profane sur une terra incognita. L'enquête verse dans le cercle fermé des amateurs éclairés du monde de l'image. L'auteur de l'œuvre rare qui a refait surface avant de disparaître à nouveau est certes vite identifié. L'experte ne l'est pas pour rien. Mais qui sont les personnages représentés sur cette estampe du XVIIème siècle, qui est le commanditaire de cette œuvre et quel est son message à la postérité ?

L'image sollicite l'imaginaire, force la convoitise, interpelle l'experte et la transporte dans le temps du geste de l'artiste. Cette représentation est comme un trait d'union entre deux sensibilités écartelées par des siècles d'une présence silencieuse et anonyme, oubliée des regards. L'experte s'en imprègne, se fond dans le personnage représenté au point de verser dans le dédoublement de la personnalité. Elle devient le sujet représenté jusqu'à ressentir le contact de la main de l'autre personnage de l'image sur son épaule et s'interroger sur ses intentions.

L'image affole le marché. Les spécialistes fourbissent leurs armes à coups de milliers de dollars pour faire de cette œuvre, hier inconnue et déjà célèbre, la cible de leur convoitise. Alors que le lecteur est resté sur son interrogation : qui a tué le commissaire priseur, pourquoi, et qu'est devenue la vedette du catalogue soustraite à la vente organisée en l'hôtel Drouot ?

Morsure est un ouvrage d'une richesse culturelle avérée. L'image ne sollicite pas seulement la sensibilité artistique, mais renvoie à l'histoire, la grande, en un temps où, du fait de sa rareté la représentation graphique prenait son sens, son intérêt et donc sa valeur. Une tout autre envergure et signification que le flot des banalités sur colorées qui inonde notre monde d'aujourd'hui au point d'en devenir polluant. de témoignage de la réalité qu'elle était autrefois, l'image est devenue aujourd'hui représentation d'un monde virtuel, fugitif, déposée sur un support volatile et donc tôt promise à l'oubli.

Quant au titre, un tantinet aguicheur pour l'ouverture sur une forme de polar, me voilà désormais armé pour faire œuvre de connaissance technique et vous dire qu'il est un terme de vocabulaire des aquafortistes. Mais je vous laisse découvrir ce que ce genre de morsure peut laisser de traces durables dans le monde de l'image. Morsures est une lecture exigeante, quelque peu déroutante qui peut blaser l'amateur d'émotions fortes. Mais qu'il se méfie de l'irrationnel, il pourrait bien l'inciter à faire des retours sur images.

 

samedi 22 août 2020

Avancez masqués ~~~~ Hélène Bonafous-Murat

 



Pourrait-on un jour voir le poste de ministre de la culture, poste éminemment symbolique lorsqu'on évoque l'identité culturelle d'une nation, tenu par une personne issue de l'immigration ? Hélène Bonafous-Murat a franchi le pas. Elle l'a fait dans cet ouvrage, un polar qui impacte les instances politiques au plus haut niveau.

La ministre a été assassinée. Crime politique, xénophobe ou crapuleux, affaire de mœurs touchant les hautes sphères de la République, le terrain est miné, l'enquête piétine. Alors que les médias font du rentre dedans et brodent en désespoir de scoop, Olivia Lespert journaliste spécialisée pour le magazine Art Globe est entraînée hors de son domaine de prédilection lorsqu'elle se trouve mise en présence d'indices qui pourraient bien faire dévoiler l'assassin. Un mystérieux correspondant prolonge sur internet une rencontre faite avec elle dans des circonstances d'autant plus singulières et excitantes qu'elle s'est faite sous le couvert de l'anonymat.

Hélène Bonafous-Murat nous destine un polar qui s'intéresse aux instances politiques et leurs lots de lutte de pouvoir, de corruption et autre compromission, mais pas seulement. Il est aussi beaucoup question d'art dans cet ouvrage. D'art contemporain en particulier, avec ce que cette notion implique de mise à l'épreuve du ressenti de son public. Ne dit-on que de toutes choses celles qui entendent le plus d'inepties sont les œuvres d'art. Et plus l'immédiatement accessible au vulgaire s'estompe pour ouvrir le champ à l'abstrait, plus se resserre le panel de ceux qui se disent réceptifs au message de l'artiste et s'érigent ainsi en élite. C'est cette prétendue élite qui tient la vedette dans cet ouvrage lorsqu'elle se livre au combat des anciens et des modernes. Les premiers, tenants du beau, ayant dans cet ouvrage leurs activistes sous le sceau de la morale, de l'esthétique, et pourquoi pas du mystique, les seconds arpentant les couloirs des musées d'art contemporains y allant de leur vérité sur ce que l'improbable dicte à leur entendement.

Evoquer l'art en le dissociant de la sensualité serait le déshumaniser dans ce qu'il commande à l'imaginaire. Hélène Bonafous-Murat sait de quoi elle parle. Et de la sensualité à la volupté la frontière est ténue. L'énigmatique favorise le fantasme et met le corps en résonnance. Il n'y alors qu'un pas à faire pour franchir la porte d'un de ces clubs très fermés en quête d'émotions fortes. Mais c'est méconnaître que ce genre de lieu interlope peut devenir une nasse dans laquelle un manipulateur aura attiré sa proie.

Avancez masqués est un polar psychologique plein de rebondissements qui, touchant au monde politique, entretient jusqu'au bout le doute quant à la sauvegarde de la morale et la satisfaction de la justice. Polar fort bien documenté et promoteur de l'art sous toutes ses formes. Il témoigne de l'érudition et des recherches de son auteure dans le domaine. Et polar très moderne en ce qu'il se déroule dans une société ou les repères et les valeurs s'effacent au profit des contingences mercantiles, pain béni des médias qui se livrent entre eux à une lutte sans merci.

Mais heureusement aussi un polar dans lequel la sensualité n'est pas que bafouée par le vice. Nos deux protagonistes, toujours séduisantes sous divers grimages, initient chacune de son côté une histoire sentimentale dont la sincérité réchauffe le cœur dans le monde froid du pouvoir et du profit. Et notre experte en art, s'adjoignant la complicité d'une jeune eurasienne un peu paumée, aussi spontanée qu'astucieuse, est un personnage attachant qui méprise volontiers le risque y allant de sa bonne foi avec un soupçon de naïveté. On se dit parfois qu'elle est quand même gonflée !

Mais au-delà d'une intrigue prenante, ce que je retiens de cette lecture, c'est le polar au féminin. A l'emprise sur le lecteur s'y ajoute cette touche de volupté connue d'elles seules pour édulcorer l'atmosphère. Mystère inhérent au genre et accessible à l'autre que dans les rares instants de communion spirituelle. C'est très réussi à mon goût.


mercredi 15 avril 2020

Coule la seine~~~~Fred Vargas

 



Dans les commissariats il ne se passe pas que des histoires longues et compliquées à résoudre qui pourraient donner lieu à l'écriture de romans. Il y a aussi le tout-venant. Des histoires qu'un limier comme Adamsberg résout en quelques cogitations de son cerveau de flic à qui on ne la fait pas. Avec l'intuition et le sens de l'humain qu'on lui connaît, à défaut de rester lettre morte sur la main courante, ces histoires-là peuvent avantageusement donner matière à l'écriture de quelques nouvelles, que Fred Vargas livre à notre divertissement.

Coule la Seine est un petit recueil de trois nouvelles qui, lorsqu'elles mettent Adamsberg aux prises avec des SDF, la gouaille et le détachement qu'on leur connaît avec ce qui importe au reste du monde, donnent lieu à des joutes désopilantes entre ces derniers et le foutu flicard qu'il reste à leur yeux.

Sur les bords de Seine, avec un Adamsberg au mieux de sa forme, j'ai oublié pendant une heure les contraintes du confinement. Génial.


dimanche 26 janvier 2020

Lutetia ~~~~ Pierre Assouline


 

Quel est ce temps dont Pierre Assouline nous dit qu'il y a eu un avant et un après ? Dans ce roman organisé en trois parties un observateur habitué à disséquer les personnalités nous décrit une société confrontée au drame. le récit colle à l'histoire. Tous les événements y sont vrais. La fiction les recolle bout à bout, leur redonne le liant que les livres d'histoire ont négligé dans leur obsession de la chronologie.

Ces avant, pendant et après sont ceux de la seconde guerre mondiale. Elle est vécue dans cet ouvrage depuis le huis clos de l'hôtel Lutetia par Edouard Kiefer - avec un seul f, car il y en a un autre avec deux f, moins recommandable celui-là. Ce kiefer prénommé Edouard n'avait plus l'âge de partir au front. Mais encore celui d'être dénoncé, et pourquoi pas déporté lui-même. Il n'y avait pas d'âge pour cela. Aussi restait-il sur ses gardes. Il était le détective chargé de la sécurité de l'hôtel. Ancien flic des RG, il était tout désigné pour le poste. La psychologie de ses contemporains fréquentant l'hôtel, ça le connaissait. Il la mettait en fiche. On ne se refait pas du jour au lendemain, même en changeant de costume. Les bons vieux procédés avaient encore leur efficacité à une époque où l'accès aux hôtels ne se faisait pas sans l'ouverture d'une fiche de police.

La vraie nature des gens se dévoilent avec encore plus d'acuité lorsqu'ils sont confrontés à la difficulté, au danger. C'est avec cet oeil d'expert que Pierre Assouline nous fait vivre cette page sombre de l'histoire de l'humanité, car même depuis les coulisses de l'hôtel Lutetia, il est question de la Shoah. Cette finesse dans l'appréciation des comportements, des caractères, cette auscultation des tréfonds de la nature humaine, Edouard Kiefer sait mieux que quiconque s'y adonner. Les masques tombent quand les circonstances donnent libre champ aux jalousies, aux peurs, aux convoitises. Ou tout simplement à l'instinct de survie. Celui-là ne reconnaît plus de personne sur son chemin quand il s'agit de se tirer d'un mauvais pas.

De l'hôtel Lutetia on apprend que, comme tous les grands hôtels parisiens, il a été le théâtre d'une petite parcelle de ce drame à l'échelle mondiale. Il a hébergé l'abwehr, le service de renseignement de l'armée allemande pendant toute la guerre. Il a été au moment de la libération et du retour des déportés, une plateforme d'accueil, d'identification et de réinsertion administrative des rescapés.

Le Lutetia est alors le théâtre de scènes d'attente angoissée, toujours, de retrouvailles, si peu, d'immense chagrin plus souvent lorsque les listes, les témoignages ouvrent la trappe sur le gouffre du désespoir.

D'aucuns pourront trouver le style quelque peu sirupeux. J'y ai trouvé quant à moi le plaisir de retrouver la pureté de notre langue quand elle est mise en oeuvre par un artisan ciseleur du calibre de monsieur Assouline. À cette expertise s'adjoint l'érudition pour faire de cet ouvrage un plaisir de lecture. Belle page de gloire de notre langue à défaut de l'être pour l'histoire de l'humanité. Il y a aussi en filigrane une histoire d'amour à laquelle la pudeur donne ses lettres de noblesse quand les élans sont maîtrisés par les convenances. Une histoire vécue du bout des lèvres, pour ne pas faire tâche dans une atmosphère de tragédie.


vendredi 8 février 2019

Le lambeau ~~~~ Philippe Lançon

 



"Je pleure sur ma vie perdue, je pleure sur ma vie future, je pleure sur ma vie obscure, mais vous ne me verrez pas pleurer." Page 417

N'attendons donc pas dans le lambeau d'y lire la complainte d'un homme qu'une pulsion meurtrière aura brisé. C'est le récit de quelqu'un qui veut échapper à la condition de victime, de quelqu'un qui voit en l'écriture le meilleur moyen de s'extraire de lui-même pour analyser, comprendre un événement hors du commun. C'est le récit d'une naissance. Celle d'un autre homme.

Ai-je contribué, en lisant son ouvrage, à la construction de ce nouveau personnage qu'est devenu Philippe Lançon depuis la tuerie de Charlie Hebdo? Car de re-construction il n'est pas question dans son propos. le Lambeau est un ouvrage entre deux vies. J'ai compris en avançant dans cette lecture que le dénommé Philippe Lançon, né cinquante ans plus tôt, devenu journaliste reporter, était mort avec ses amis de Charlie Hebdo. J'ai compris que celui qui en a réchappé ne sera plus jamais, sauf pour l'état-civil, ce Philippe Lançon-là, entré le 7 janvier 2015 avec l'insouciance du quotidien dans le local de la mort. La froideur administrative n'envisage pas qu'un homme puisse en devenir un autre, au point de se trouver mal lorsqu'après des mois d'hôpital il remet les pieds dans ce logement qui était son chez-lui. Comme un parent revient dans la chambre d'un enfant disparu.

J'ai hésité avant de le lire ce livre. Certain d'endurer à sa lecture le malaise que peut générer la vue des chairs déchirées, des os fracassés, des gestes médicaux pour recoller tout ça. Je n'ai, je l'avoue, pas beaucoup de courage pour être spectateur de la souffrance des autres. Je me suis pourtant laissé convaincre. Je ne le regrette pas. Car il est une chose que je n'ai pas trouvé dans cet ouvrage, c'est le désespoir et l'abandon. Ni la plainte, la colère ou la condamnation. Encore moins la soif de vengeance.

Le lambeau est un ouvrage écrit, entre autres intentions, pour saluer l'abnégation, l'amitié, l'amour, de ceux qui ont aidé son auteur à surmonter l'épreuve : le corps médical bien sûr, la famille, les amis, les policiers aussi qui l'ont protégé jour et nuit pendant des mois. Quant à ceux qui lui ont infligé cette épreuve, il ne dit rien. Il ne fait qu'un constat : "qui veut punir les hommes de leurs plaisirs et de leur sentiments au nom du bien qu'il croit porter, au nom d'un dieu, se croit autorisé à faire tout le mal possible pour y parvenir."

Philippe Lançon interpelle aussi son lecteur. Il ne lui épargne rien de tout ce qui pourrait le faire défaillir. Une manière de le mettre à l'épreuve et le convaincre que son propos n'est pas exhibitionniste, propre à satisfaire un voyeurisme mal venu. Une manière de le mettre en garde aussi, lui, moi, lecteur élevé dans le mirage du virtuel, gavé d'invraisemblances numériques et désormais convaincu d'invulnérabilité. Lecteur insouciant, sans doute plus encore qu'il ne l'était lui-même Philippe Lançon avant le 7 janvier, car son métier l'avait déjà impliqué à la souffrance humaine. Moi, comme les autres contemporains de ce siècle de certitudes, d'urgences, assénées à grands renfort de harcèlement médiatique. Convaincus de liberté par les exigences que nous dicte notre monde mercantile. Sûrs de notre bon droit quand nous revendiquons le confort, le plaisir, le refus de la douleur.

Lui, Philippe Lançon, a enduré. Au-delà du courage. Et quand le courage est dépassé il devient inconscience. Elle même maîtrisée devient leçon de vie. Il a tenu le coup, soutenu dans son parcours par ceux qui ont écrit, peint, mis en musique toute la palette des sentiments humains : Proust, Baudelaire, Kafka, Mann, Bach, Velasquez. Stimulé par ceux-là et tant d'autres qui avec la maîtrise de leur art ont dépassé la condition humaine. Quand tous les discours ont échoué à conjurer le tourment, que l'idée de la mort fait son chemin dans un corps qui suffoque et semble abandonner la partie, ne reste alors que la poésie pour s'extraire de ce corps devenu douleur. Baudelaire pour un dernier souffle :
"Ô Mort, vieux capitaine ! Il est temps ! Levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, Ô Mort ! Appareillons !
Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau !"

Le Lambeau est tout sauf le parcours événementiel d'un calvaire, d'une complainte, d'une rancœur. C'est une leçon de vie. Et une vraie œuvre littéraire.
C'est un livre entre deux mondes : celui de la légitime naïveté et celui de la noire réalité. le monde des gestes quotidiens auxquels on ne prête plus attention et celui de corps inertes baignant dans leur sang, d'un crâne duquel a jailli la cervelle.

C'est un livre entre deux dates : 7 janvier 2015, Charlie Hebdo. 13 novembre de la même année, le Bataclan. Ce n'est pas dévoiler l'épilogue que de dire qu'il se termine sur cet autre épisode funeste. On ne connaîtra pas la réaction de Philippe Lançon à cette nouvelle. Mais à la fermeture de son ouvrage on peut parier qu'en dépit de tout cela, il ne sera pas question de haine. de la stupéfaction, de l'incompréhension encore, mais pas de haine. Autre leçon de vie.


vendredi 28 juillet 2017

Madame Hemingway ~~~~ Paula McLain

 

Solitaire qui n'aimait pas la solitude, Ernest Hemingway eut quatre épouses. Paula McLain s'est prise de sympathie pour la première d'entre elles, Hadley Richardson. Elle en a fait la narratrice de ce bel ouvrage, Madame Hemingway. C'est l'histoire romancée d'un épisode de la vie de cette femme avec celui qui accédera à la consécration suprême de son art en recevant le prix Nobel de littérature en 1954.

Journaliste, correspondant de guerre, écrivain, Ernest Hemingway n'a pas été aventurier que dans sa vie professionnelle. Celles qui ont partagé sa vie affective en ont fait les frais. Paula McLain a mis son talent d'écrivain au service de Hadley et lui fait revivre cette idylle de six années qui restera à jamais dans la mémoire de celle-ci comme l'épisode dramatique de sa vie.

Paris au lendemain de la première guerre mondiale, des expatriés américains se retrouvent au sein ce que l'une d'entre eux, Gertrude Stein, immortalisera sous l'expression de génération perdue. Une génération d'artistes et intellectuels qui tentent inconsciemment d'exorciser dans l'alcool et les fêtes le cauchemar de la grande guerre. Elle avait avalé leur jeunesse et fait tomber trop tôt sur leurs frêles épaules une maturité précoce nourrie d'angoisses. Ernest Hemingway qui a connu les affres de la guerre en Italie, dont il tirera L'adieu aux armes, se retrouve volontiers sous ce label. Il ne craint pas d'explorer l'absurdité de la condition humaine lorsqu'elle se livre aux horreurs qu'elle fomente.

Grand témoin des conflits du vingtième siècle, amateur de corridas, de courses de chevaux, de chasse, sa soif de sensationnel, de liberté s'est assouvie au détriment du bonheur de celles qui ont choisi de partager sa vie. Paula McLain nous dresse un portrait admirable de Hadley, femme simple et courageuse, d'une grande sincérité, peut-être un peu naïve, que rien ne prédestinait à quitter son Amérique natale pour s'enfoncer dans le drame avec cet homme, de six ans plus jeune qu'elle, qui trouve logique de vivre à trois quand on ne peut choisir entre deux amours. Paula McLain nous fait prendre fait et cause pour ce personnage désintéressé qu'elle sait rendre attachant lorsqu'elle partage la vie de galère du futur prix Nobel encore loin de la célébrité, dans un sordide deux pièces parisien.

Une histoire dramatique formidablement conduite par Paula McLain. Elle nous donne un autre éclairage sur la personnalité du célèbre écrivain. Il ne peut que baisser dans notre estime au sortir de ce roman, grisés que nous sommes de la notoriété qui auréole désormais sa carrière d'écrivain. La gloire de l'un n'irait donc t'elle pas sans l'avilissement d'autres restés dans l'anonymat ?

Avec son écriture souple et épurée, Paula McLain se garde bien de tomber dans l'emphase. Elle préserve ainsi l'authenticité des sentiments de cette femme restée fidèle en amour à l'égard d'un Hemingway avec qui elle correspondra jusqu'à l'ultime moment de sa vie.
On s'interroge toujours sur les raisons du choix d'un auteur pour le personnage de son roman. Beaucoup vous répondront que c'est en fait le personnage qui s'impose à l'auteur. Ce qui me fera dire que Madame Hemingway ne pouvait trouver plus belle plume pour sortir de l'anonymat. Car en donnant ce titre à son roman, elle confère une certaine exclusivité à cette union, et reconnaît sans doute en Hadley la plus légitime des épouses d'Ernest Hemingway. Celle qui n'a jamais douté du talent de son mari alors que le succès se faisait encore désirer.
Cette histoire romancée est un superbe moment de lecture.


mercredi 25 novembre 2015

L'écume des jours ~~~~ Boris Vian

 


L'écume des jours ! Difficile d'avoir un avis mitigé. On aime ou on n'aime pas. Je ne connaissais Boris Vian que de nom. Cette lecture m'a donné le goût de m'intéresser à ce phénomène qui a pu produire un tel ouvrage. Je me suis documenté sur sa vie, son œuvre. J'ai alors fait connaissance avec un musicien passionné de Jazz, un formidable touche-à-tout qui s'est distingué dans tellement de disciplines artistiques et culturelles. Le magnifique site Internet qui lui est dédié restitue bien l'originalité de ce personnage truculent. Je suis convaincu qu'il l'aurait aimé. De son côté Patrick Poivre d'Arvor lui a consacré une fort belle émission dans sa série "une maison, un écrivain". Combien de célébrités du monde la chanson ont chanté ses textes innombrables ?

En refermant cet ouvrage, le cartésien que je suis se demande encore comment il a pu en venir à bout. A n'en pas douter à cause de son côté émotif. Car L'écume des jours est avant tout une belle histoire d'amour. Seulement voilà, c'est loufoque au possible. Ça respire la "provoc" du courant zazou des années 40, même si Boris Vian ne l'a pas revendiqué. C'est un pied-de-nez à la société de la vieille Europe qui ne s'est pas remise du traumatisme de la guerre. Boris Vian lui désigne un nouveau modèle de vie. Celui qui a enfanté le jazz.

Dans sa vie trop courte, il n'a pas connu le succès espéré avec cet ouvrage. Ses contemporains avaient les pieds sur terre, ou plutôt dans la boue, celle du marasme des années 40. Ils n'étaient pas prêts à se faire bousculer par le saugrenu, le décalé, jusqu'à l'absurde.

Car il faut tout changer dans cette société, pour ne pas repiquer au drame. Il y a dans cet ouvrage comme une urgence à faire bouger les choses. La vie est courte. Celle de Chloé, mais peut-être aussi celle de son auteur. La vie ne doit pas être prise au sérieux. Sauf quand elle met ton amour en danger. C'est alors l'escalade dans le délire. La machine s'emballe. A sa manière, Boris Vian te jette à la figure le ridicule du quotidien, de tous les gestes, de toutes les paroles de ceux qui vivent quand d'autre meure. D'autre que l'on aime par-dessus tout.

Mais même dans la tragédie, la dérision relève la tête. Alors quand Chloé est aux portes de la mort, il nous pose une question : "…est-ce que du point de vue moral, il est recommandable de payer des impôts, pour avoir en contrepartie le droit de se faire saisir parce que d'autres payent des impôts qui servent à entretenir la police et les hauts fonctionnaires, c'est un cercle vicieux à briser, que personne n'en paie plus pendant assez longtemps et les fonctionnaires mourront tous de consomption et la guerre n'existera plus."

Alors, on aime ou on n'aime pas ? J'avoue quand même que j'ai eu du mal. Et même si je reconnais qu'il y a quelques pépites que je resservirais volontiers, j'ai du mal à voir dans cet ouvrage ce qu'on vante dans les milieux "autorisés" comme l'un des cent meilleurs romans du XXème siècle. J'ai plus été fasciné par le personnage, son urgence prémonitoire de consommer la vie par les deux bouts, que par cette œuvre.