"Je pleure sur ma vie perdue, je pleure sur ma vie
future, je pleure sur ma vie obscure, mais vous ne me verrez pas pleurer."
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N'attendons donc pas dans le lambeau d'y
lire la complainte d'un homme qu'une pulsion meurtrière aura brisé. C'est le
récit de quelqu'un qui veut échapper à la condition de victime, de quelqu'un
qui voit en l'écriture le meilleur moyen de s'extraire de lui-même pour
analyser, comprendre un événement hors du commun. C'est le récit d'une
naissance. Celle d'un autre homme.
Ai-je contribué, en lisant son ouvrage, à la construction de ce nouveau
personnage qu'est devenu Philippe Lançon depuis
la tuerie de Charlie
Hebdo? Car de re-construction il n'est pas question dans son propos. le Lambeau est
un ouvrage entre deux vies. J'ai compris en avançant dans cette lecture que le
dénommé Philippe
Lançon, né cinquante ans plus tôt, devenu journaliste reporter, était mort
avec ses amis de Charlie Hebdo.
J'ai compris que celui qui en a réchappé ne sera plus jamais, sauf pour
l'état-civil, ce Philippe Lançon-là, entré le 7 janvier 2015 avec l'insouciance
du quotidien dans le local de la mort. La froideur administrative n'envisage
pas qu'un homme puisse en devenir un autre, au point de se trouver mal
lorsqu'après des mois d'hôpital il remet les pieds dans ce logement qui était
son chez-lui. Comme un parent revient dans la chambre d'un enfant disparu.
J'ai hésité avant de le lire ce livre. Certain d'endurer à sa lecture le
malaise que peut générer la vue des chairs déchirées, des os fracassés, des
gestes médicaux pour recoller tout ça. Je n'ai, je l'avoue, pas beaucoup de
courage pour être spectateur de la souffrance des autres. Je me suis pourtant
laissé convaincre. Je ne le regrette pas. Car il est une chose que je n'ai pas
trouvé dans cet ouvrage, c'est le désespoir et l'abandon. Ni la plainte, la
colère ou la condamnation. Encore moins la soif de vengeance.
Le lambeau est
un ouvrage écrit, entre autres intentions, pour saluer l'abnégation, l'amitié,
l'amour, de ceux qui ont aidé son auteur à surmonter l'épreuve : le corps
médical bien sûr, la famille, les amis, les policiers aussi qui l'ont protégé
jour et nuit pendant des mois. Quant à ceux qui lui ont infligé cette épreuve,
il ne dit rien. Il ne fait qu'un constat : "qui veut punir les hommes de
leurs plaisirs et de leur sentiments au nom du bien qu'il croit porter, au nom
d'un dieu, se croit autorisé à faire tout le mal possible pour y
parvenir."
Philippe Lançon interpelle
aussi son lecteur. Il ne lui épargne rien de tout ce qui pourrait le faire
défaillir. Une manière de le mettre à l'épreuve et le convaincre que son propos
n'est pas exhibitionniste, propre à satisfaire un voyeurisme mal venu. Une
manière de le mettre en garde aussi, lui, moi, lecteur élevé dans le mirage du
virtuel, gavé d'invraisemblances numériques et désormais convaincu
d'invulnérabilité. Lecteur insouciant, sans doute plus encore qu'il ne l'était
lui-même Philippe
Lançon avant le 7 janvier, car son métier l'avait déjà impliqué à la
souffrance humaine. Moi, comme les autres contemporains de ce siècle de
certitudes, d'urgences, assénées à grands renfort de harcèlement médiatique.
Convaincus de liberté par les exigences que nous dicte notre monde mercantile.
Sûrs de notre bon droit quand nous revendiquons le confort, le plaisir, le
refus de la douleur.
Lui, Philippe
Lançon, a enduré. Au-delà du courage. Et quand le courage est dépassé il
devient inconscience. Elle même maîtrisée devient leçon de vie. Il a tenu le
coup, soutenu dans son parcours par ceux qui ont écrit, peint, mis en musique
toute la palette des sentiments humains : Proust, Baudelaire,
Kafka, Mann, Bach, Velasquez. Stimulé par ceux-là et tant d'autres qui avec la
maîtrise de leur art ont dépassé la condition humaine. Quand tous les discours
ont échoué à conjurer le tourment, que l'idée de la mort fait son chemin dans
un corps qui suffoque et semble abandonner la partie, ne reste alors que la
poésie pour s'extraire de ce corps devenu douleur. Baudelaire pour
un dernier souffle :
"Ô Mort, vieux capitaine ! Il est temps ! Levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, Ô Mort ! Appareillons !
Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau !"
Le Lambeau est
tout sauf le parcours événementiel d'un calvaire, d'une complainte, d'une rancœur.
C'est une leçon de vie. Et une vraie œuvre littéraire.
C'est un livre entre deux mondes : celui de la légitime naïveté et celui de la
noire réalité. le monde des gestes quotidiens auxquels on ne prête plus
attention et celui de corps inertes baignant dans leur sang, d'un crâne duquel
a jailli la cervelle.
C'est un livre entre deux dates : 7 janvier 2015, Charlie Hebdo. 13
novembre de la même année, le Bataclan. Ce n'est pas dévoiler l'épilogue que de
dire qu'il se termine sur cet autre épisode funeste. On ne connaîtra pas la
réaction de Philippe
Lançon à cette nouvelle. Mais à la fermeture de son ouvrage on peut
parier qu'en dépit de tout cela, il ne sera pas question de haine. de la
stupéfaction, de l'incompréhension encore, mais pas de haine. Autre leçon de
vie.