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mardi 8 mars 2022

Extérieur monde ~~~~ Olivier Rolin

 


Je me suis accroché jusqu'à ce que je lise à la page 115, de la part de l'auteur lui-même, Olivier Rolin : "je sens que je perds des lecteurs". Là, effectivement, j'ai lâché prise. En terme scientifique : le module de la force centrifuge a dépassé celui de la force centripète. Le lecteur-électron de la galaxie librairie-de-quartier que je suis a été éjecté, Extérieur monde.

Objectif atteint, ne resteront que les plus forts, les vrais, ceux qui sont capables de s'accrocher au noyau de la planète Rolin, de rester concentré dans la tourmente. Je me suis accroché à tout ce qui pouvait passer à ma portée. Mais non. Il a eu raison de moi. Je ne suis pas de taille à suivre le globe-trotter dans ses pérégrinations extraites en fouillis des soixante carnets d'une vie de sédentaire de l'instabilité.

Après la page 115, j'ai papillonné. J'ai certes retrouvé quelques situations et paysages connus au hasard, page 227. Sarajevo. J'ai un peu bougé moi-aussi, mais je n'ai pas été jusqu'à lire Les Misérables au Pôle nord. En fait je n'aime pas me faire brinquebaler. Je préfère tenir le volant.

J'ai eu encore quelques tressaillements nerveux, mais quand on m'a demandé ce que je lisais, et que je n'ai su dire si j'étais au Soudan, à la Terre de feu, dans une librairie de Shanghai ou les bras d'une colombienne, alors là j'ai expiré.

Depuis les cieux où j'ai retrouvé le calme, j'adresse mes plus vifs regrets aux Éditions Gallimard et à Babelio, les remercie vivement pour m'avoir adressé cet ouvrage dans le cadre de l'opération masse critique. Je fais quand même le serment d'y revenir, mais à petite dose. J'aurai alors l'impression de tenir le volant.

Enfin chapeau quand même. Je confirme, le monde est trop petit pour lui. Extérieur monde.


jeudi 3 mars 2022

Paris est une fête ~~~~ Ernest Hemingway



Paris, « la ville la mieux faite pour permettre à un écrivain d’écrire ». Voilà une belle déclaration d’amour adressée à notre capitale de la part d’un écrivain version Oncle Sam. Déclaration qu’on peut lire dans les pages de Paris est une fête. Si celle-ci est inscrite littéralement dans l’ouvrage, il en est une autre de déclaration d’amour, qu’il faut lire entre les lignes de cet ouvrage ou presque celle-là, c’est celle qu’il adresse à sa première femme, Hadley Richardson, avec qui il a vécu ces années parisiennes au lendemain de la première guerre mondiale. Merci monsieur le prix Nobel de littérature 1954 de faire de notre capitale le lieu souverain de votre inspiration dans votre carrière littéraire en devenir. Merci de rendre hommage à la mère de votre premier fils que vous n’avez gratifiée que de cinq années de vos empressements amoureux. (1922-1927)

Hemingway n’a encore rien publié lorsqu’il met en sommeil sa carrière journalistique et les revenus associés et s’apprête à faire vivre à sa petite famille des années de vache maigre sans savoir ce qu’il adviendra de ses heures passées à la table des bistrots parisiens à coucher sur le papier le fruit de son inspiration.

Paris est une fête tel qu’il est édité en 1964 n’est de toute façon pas l’ouvrage qu’aurait fait paraître Hemingway. Il a été constitué par ses héritiers, à titre posthume, de chapitres retrouvés dans la succession de l’auteur nobelisé. Avec des avant-propos, introduction et note de fin justifiant les choix opérés par eux pour sélectionner les chapitres dignes d’y figurer et les ordonnancer dans un ouvrage présenté aux admirateurs de l’écrivain globe-trotter et risque-tout.

 Aux yeux de ces inconditionnels l’ouvrage sera évidemment précieux tant il est intimiste, se vantant pourtant d’être « une œuvre d’imagination », priant son épouse du moment de comprendre la tournure qu’il a voulu donner à un ouvrage dont « elle en est l’héroïne, et seule personne en dehors de quelques riches dont la vie a bien tourné et comme il convenait. » Œuvre d’imagination qu’il est pourtant admis de prendre comme un récit auto biographique tant il est descriptif de la vie du jeune couple en proie aux privations, mais avides de rencontres en personnalités déjà reconnues du monde culturel installé : Francis Scott Fitzgerald, Gertrude Stein, Ezra Pound et James Joyce. Un couple qui dans la fougue de sa jeunesse ne veut voir en ce talent tout neuf se jetant à corps perdu dans l’écriture que les promesses d’un avenir florissant.

Mais à moi cet ouvrage ne fut pas une fête. Faut-il être un familier du solitaire inspiré pour apprécier cette juxtaposition de scènes de vie sans autre fil rouge que la consommation d’alcool qui imbibe chaque chapitre ? Ces textes sont certes révélateurs d’un personnage qui ne laisse personne gouverner sa vie, mais il y a dans son style la forme de suffisance quelque peu indigeste de celui qui est convaincu de son talent avant même que ne résonnent les trompettes de la renommée. Rappelons qu’il n’a que vingt-cinq ans lorsqu’il rédige ses brouillons. Mais sans doute devons-nous mettre cela sur le compte du caractère inabouti des brouillons sauvés in extremis de la disparition et publiés en l’état. Le fait est que cette écriture me fut très moyennement agréable à lire. Ce n’est qu’un ressenti personnel.

Paru en version originale sous le titre « A Moveable Feast », cette fête mobile a trouvé son point d’accroche en cette ville qui séduisit l’aventurier insatiable au point d’y fixer les années de son premier mariage. Première union de quatre pour laquelle je recommande l’ouvrage de Paula Mc Lain, Madame Hemingway, qui relate sous le titre Madame Hemingway cette liaison trop vite rompue. Paula Mc Lain récidiva avec le même bonheur d’écriture au profit de la troisième épouse, Martha Gellhorn, sous le titre La troisième Hemingway. L’écriture y est remarquable et le point de vue féminin face au monstre d’individualisme que fut notre nobelisé est une autre approche du personnage forcément différente de celle que peut laisser percevoir ce mari si sûr de lui.

jeudi 24 février 2022

La trêve ~~~~ Primo Lévi




La trêve est le second ouvrage autobiographique de Primo Lévi. Il paraît en 1963. C’est la publication de cet ouvrage qui en réalité rendra populaire celui écrit par l’auteur au lendemain de sa libération des camps : Si c’est un homme. Ce dernier était paru de façon très confidentielle en 1947. Il y eut dans la décennie qui suivit la fin de la seconde guerre mondiale une forme de silence imposé sur cette page noire de l’histoire de l’humanité. Dans les années cinquante, l’opinion n'était pas prête à se replonger dans le cauchemar des camps de la mort. Au constat du sort réservé au livre de Primo Lévi, George Semprun avait d’ailleurs ajourné son intention de publier son propre témoignage, paru plus tard dans deux ouvrages : Le grand voyage, L’écriture ou la vie.

Si c’est un homme fait aujourd’hui partie des monuments de l’histoire de la Shoah racontée par ceux qui l’ont vécu. Il relate l’année d’internement vécue par Primo Lévi. La trêve quant à lui relate le périple retour du chimiste italien vers les siens depuis sa libération d’Auschwitz par les Russes le 27 janvier 1945.

Le voyage retour fut donc organisé par les Russes. Il n’aura fallu presque 9 mois aux détenus italiens rescapés des camps pour regagner l’Italie. Incroyable odyssée dont on regrette de ne pas trouver la carte en annexe de son ouvrage, mais que l’on trouve sur l’encyclopédie en ligne. Même si les malheureux déplacés de camp en camp, ballotés de trains en trains – en wagons de marchandises est-il besoin de le préciser – n’ont pas été maltraités, ce trajet retour vers le pays est ahurissant de durée, d’inconfort, d’incertitude. Riche d’anecdotes.

Côté émotion cet ouvrage est très en retrait de Si c’est un homme. Cela se conçoit aisément. Il n’y avait plus cette perspective évidente de la mort promise, planifiée. La relation du périple donne une petite idée du chaos qui régnait dans le centre Europe à la fin de ce terrible conflit. Il instruit aussi sur la différence de traitement à la libération qu’il put y avoir entre les Occidentaux et les Russes, seulement du fait seul de l’organisation et de la logistique. Résultat : un trajet retour interminable, 9 mois pour rentrer d’Auschwitz vers Turin.

La trêve est l’ouvrage de la renaissance. Dans un monde que Primo Lévi regarde avec un œil neuf. Le soulagement compense l’inconfort et l’exaspération de ce voyage interminable, la débrouillardise le dénuement, générant parfois des scènes cocasses occasionnées par les difficultés linguistiques. Le style est forcément plus léger, plus ouvert aux rencontres. Véritable galerie de portraits de personnages marquants dans ce grand brassage des nationalités où se glissaient parfois des allemands, eux aussi broyés par la grande machine de guerre mise sur pied par le régime nazi.

On n’en peut plus de voir ce convoi hétéroclite piétiner d’impatience mais ce n’est que la restitution de l’état d’esprit qui régnait dans cet interminable retour à la maison. L’issue était heureuse. Commençait alors le travail de réhabilitation à la vie normale et le difficile exercice de faire savoir.

Citations

C'est pourquoi, pour nous aussi, l'heure de la liberté eut une résonance sérieuse et grave et emplit nos âmes à la fois de joie et d'un douloureux sentiment de pudeur grâce auquel nous aurions voulu laver nos consciences de la laideur qui y régnait ; et de peine, car nous sentions que rien ne pouvait arriver d'assez bon et d'assez pur pour effacer notre passé, que les marques de l'offense resteraient en nous pour toujours, dans le souvenir de ceux qui y avaient assisté, dans les lieux où cela s'était produit et dans les récits que nous en ferions. Car, et c'est là le terrible privilège de notre génération et de mon peuple, personne n'a jamais pu, mieux que nous, saisir le caractère indélébile de l'offense qui s'étend comme une épidémie. Il est absurde de penser que la justice humaine l'efface. C'est une source de mal inépuisable : elle brise l'âme et le corps de ses victimes, les anéantit et les rend abjects ; elle rejaillit avec infamie sur les oppresseurs, entretient la haine chez les survivants et prolifère de mille façons, contre la volonté de chacun, sous forme de lâcheté morale, de négation, de lassitude, de renoncement.

vendredi 18 février 2022

Orages d'acier ~~~~ Ernst Jünger

  

On a beau s'investir en lecture de témoignages de guerre, on est toujours à des années lumière du ressenti de ceux qui les ont vécus. Celui de cet auteur allemand me semble pourtant faire exception à cette impression à cause de la distance qu'il insère entre la relation des faits, tirés du journal qu'il a tenu tout au long du conflit, et ses propres sentiments. C'est avec une froideur quasi journalistique qu'Ernst Jünger relate ses années d'une guerre qu'il a vécues de bout en bout, avec l'inestimable chance de s'en sortir après pas moins de quatorze blessures.

Est-ce une forme de mea culpa de son appartenance aux armées de l'envahisseur ou bien son éducation personnelle qui lui impose une certaine retenue dans le langage à l'égard de l'adversaire, une hauteur de vue dénuée d'attendrissement. Penchons pour cette seconde hypothèse, car ce respect du combattant tous camps confondus est assorti d'élans lyriques dans la description des paysages et circonstances de la guerre, y compris les plus dramatiques lorsque : « L'homme au coup dans le ventre, un tout jeune garçon, était couché parmi nous et s'étirait presque voluptueusement comme un chat aux rayons tièdes du couchant. Il passa du sommeil à la mort avec un sourire d'enfant. »

Car pour le reste, ce point de vue allemand évoquant cette boucherie organisée comporte les mêmes scènes d'horreur que ce qu'on peut lire chez nos auteurs nationaux lesquels ont également vécu ces années de cauchemar : des Henri BarbusseRoland Dorgelès, Balise Cendras, Maurice GenevoixLouis-Ferdinand Céline pour ne citer que les plus souvent évoqués dans ce genre de littérature écrite en lettres de sang. Tous autant qui ont tenté de faire savoir aux générations suivantes ce qu'ils ont vécu dans leur chair et leur âme. Leur âme qu'il savait à chaque instant prête à prendre son envol vers des cieux qu'ils avaient la candeur d'espérer plus cléments que le cloaque des tranchées d'Artois ou de Champagne.

On a peine à s'imaginer que des hommes aient pu faire à ce point leur quotidien de la fréquentation de la mort, voyant autour d'eux se déchirer les chairs, s'éteindre des regards. le ton de cet ouvrage amoindri de la sensibilité humaine qu'on peut trouver dans le feu d'Henri Barbusse ou les croix de bois de Dorgelès renforce cette impression d'une forme d'accoutumance à l'épouvante. Faisant des vies humaines une sombre comptabilité au même rang que celle des armes et équipements de la logistique du champ de bataille.

Cet ouvrage reste un récit de ces terribles combats de 14 vécus dans l'environnement restreint d'une unité ballotée par les événements meurtriers. J'allais dire dans l'intimité d'une unité. Mais pour qu'il y ait intimité il faut qu'il y ait durabilité de coexistence. Ce qui n'était pas le cas puisque les unités se reconstituaient aussi quotidiennement que les pertes en réduisaient les effectifs. du sang neuf venait abreuver les tranchées au fur et à mesure que les familles confiaient leur progéniture, de plus en plus jeune, à la voracité de la grande faucheuse. Funeste industrie infanticide commandée par des intérêts très supérieurs dont les traités effaceront la responsabilité à la satisfaction de voir la paix retrouvée.

C'est une forme de fascination d'horreur qui me fait revenir vers ce genre de littérature. La vaine tentative de comprendre ce qui peut jeter les hommes les uns contre les autres dans des boucheries de cette ampleur. Ce qui peut faire qu'il n'y ait pas de conscience supérieure capable d'empêcher une tragédie collective à pareille échelle. Mais non, la « der des der » n'attendait finalement que la suivante pour contredire ceux qui pensaient avoir atteint les sommets de l'horreur. Ainsi est la nature de celui qui tient tant à la vie et se complaît à la mettre en danger.

Orages d'acier d'Ernst Jünger dont le lyrisme qui plut à André Gide au point de lui faire dire qu'il était le plus beau livre de guerre qu'il ait lu m'a quant à moi paru aussi froid que le regard de son auteur en couverture.


Citation

L'homme au coup dans le ventre, un tout jeune garçon, était couché parmi nous et s'étirait presque voluptueusement comme un chat aux rayons tièdes du couchant. Il passa du sommeil à la mort avec un sourire d'enfant. Ce fut un spectacle devant lequel nulle impression triste ou désagréable ne me troubla, et je ne fus ému que d'un sentiment fraternel de sympathie envers le mourant.

mardi 1 février 2022

Pourquoi j'écris ~~~~ George Orwell



Quel est ce monstre qui fait réagir George Orwell et commande à sa plume ? On avait bien compris avec ses deux plus célèbres romans, La ferme des animaux et 1984, qu'il y avait une forme de révolte contre toute notion de pouvoir établi, surtout quand il devient cette hydre qui se repaît de l'individu, se légitimant de raison d'état, d'intérêt supérieur, de sécurité nationale et autres justifications fallacieuses. Qui ne sont au final qu'emprise d'un système sur l'individu. Ce monstre qui fait horreur à Orwell porte un nom. Il n'a de cesse de le dénoncer : c'est le totalitarisme.

Il faut dire que George Orwell a été servi en la matière durant toute sa vie. Depuis sa naissance à la veille de 1ère guerre mondiale jusqu'à sa mort au lendemain de la seconde. Entre la révolution russe, l'Allemagne nazie, l'URSS de Staline, la guerre d'Espagne à laquelle il a pris part, les bombes atomiques sur l'impérialisme japonais, la guerre froide, il a eu tout le loisir de mesurer la goinfrerie de ces systèmes toutes obédiences confondues. S'ils s'attribuent souvent et revendiquent la dimension sociale de leur politique, c'est pour mieux leurrer leur proie et s'en repaître.

Son socialisme à lui, Georges Orwell, celui du partage des richesses, de l'égalité de traitement entre les sexes, les races, les religions, il n'en voit pas la couleur. Il ne voit que l'immensité de l'injustice et la misère du monde en pâture aux appétits des systèmes sur toute la palette politique « des conservateurs aux anarchistes ».

« En politique, on ne peut jamais faire que choisir entre le moindre des maux ».

En aucun modèle politique il ne trouve de condition propice à l'épanouissement de l'individu. Entre la pensée de droite qui commande à l'individu de se faire tout seul et celle de gauche qui prône la solidarité quitte à verser dans l'assistanat, entre l'ordre brutal et l'anarchie farouche, entre le ferme-ta-gueule et le cause-toujours, aucun modèle de vie collective ne trouve grâce à ses yeux en cette première moitié du 20ème siècle. Il n'est pas de système politique qui ne soit phagocyteur de la personnalité. Même dans une société qui semble gouvernée selon des principes démocratiques le totalitarisme surnage dans les mains des magnats de l'industrie, de la presse, de la finance.

Et que dire de l'écrivain. Il a quant à lui, sauf à déchoir de son rôle sociétal, une raison supérieure de se démarquer de la tentation politique. Un écrivain doit être un rebelle, un être à part : « accepter n'importe quelle discipline politique me semble incompatible avec l'intégrité littéraire. »

Orwell est trop lucide pour être utopique. Il n'est pas résigné non plus. le doute le gagne peut-être à déplorer l'instinct grégaire de l'animal intelligent. Il se trouve toujours un maître pour le soumettre à un ordre établi par lui et l'endormir avec sa langue de bois.

Las de faire parler les quatre-pattes de la ferme des animaux, de subir big Brother de 1984, Orwell s'investit personnellement et s'affiche dans ses convictions avec cette sélection de textes de sa main réunis dans cet opuscule. Il nous dit à la première personne ce qui lui fait courir sa plume pour laisser à la postérité d'une société qu'il espère plus juste son regret impuissant de voir l'individu livré à la collectivité organisée en société policée.

« Homo homini lupus est » L'homme est malade de sa propre nature. Ne serait-il pas fait pour vivre dans une société conçue par les hommes ?

vendredi 31 décembre 2021

Un long chemin vers la liberté ~~~~ Nelson Mandela

 



Je termine mon année de lecture en beauté avec un poids lourd de l'édition, moins du fait de ses 750 pages que de la qualité de son auteur : Nelson Mandela. Un homme qu'on ne présente plus à l'échelle de la planète. Nul n'ignore qu'il a consacré sa vie à lutter pour la liberté de son peuple. Pour faire valoir que la couleur de la peau ne devait être un critère de sélection pour quoi que ce soit. Bien persuadé que je suis que cette sentence ne dit rien des souffrances endurées par les peuples qui ont eu vécu l'apartheid du mauvais côté de la ligne tracée physiquement et assumée par ceux qui en étaient les auteurs.

27 années de prison, cela pèse lourd dans une vie quand on n'a voulu que défendre ses opinions, prenant pour modèle le mahatma Gandhi et répondre à la violence par la non-violence.

Un ouvrage qui nous fait envisager qu'il est dans l'espèce humaine des individus d'une dimension supérieure, et que celle-ci n'a que faire de la force ni de la couleur de peau. Mandela a surpassé, du fait de son engagement auprès de son peuple, de la pugnacité et l'endurance qui ont été les siennes, tous ceux qui ont cherché à le dénigrer si ce n'est l'anéantir. Ceux-là même qui se targuaient d'appartenir à une race auto proclamée supérieure et dont le seul mérite était celui de la naissance.

Il a dû développer des prouesses d'ingéniosité pour dissimuler ses écrits. Il les avait entamés dès sa captivité, habité qu'il était de la conviction que les temps futurs lui donneraient raison. Sans savoir si cette perspective lui aurait permis de connaître quelques jours de liberté avant de quitter ce monde si dur pour son peuple.

Son engagement auprès de ce dernier a été si accaparant que sa vie familiale a été sacrifiée au profit de ses frères de couleur. Il en avait pleine conscience mais s'était imposé la dévotion à ces derniers, primo occupants du pays, opprimés par des colons venus d'ailleurs, drapés d'une supériorité que leur conférait le développement de leur civilisation d'origine.

Où l'on se rend donc compte que le développement des valeurs humaines ne va pas de pair avec le développement technologique et industriel, encore moins avec la couleur de peau. Il faut lire pareil ouvrage pour se faire une idée de ce que pouvaient être les conditions de vie des sud-africains noirs sous le régime de la ségrégation mise en oeuvre et assumée par la minorité blanche.

L'ouvrage se termine à la veille de son accession à la présidence de la toute jeune république sud-africaine. Nelson Mandela nous relate 70 années de souvenirs avec une précision stupéfiante. le plus étonnant restant son absence de rancune à l'égard des anciens oppresseurs, les garantissant de toute revanche. Il avait aussi la lucidité et l'humilité de reconnaître que le nouveau départ de ce pays ne pouvait se faire sans eux.

A la clôture de pareil ouvrage on se satisfait d'avoir vécu assez pour connaître la conclusion heureuse de cette période sombre de l'histoire de l'humanité. On ne peut que se confondre en admiration devant la grandeur d'un tel personnage. Il aura eu la force et la sagesse de sortir son peuple du gouffre la noirceur de l'âme humaine en évitant la guerre civile. Cette noirceur se dissimulant sous une peau blanche.

vendredi 17 décembre 2021

L'aube à Birkenau ~~~~ Simone Veil



Dans les camps, des barbelés les enfermaient à l’écart du reste du monde. Rescapés, une barrière est restée. Une séparation persiste entre ceux qui ont connu cette funeste expérience des camps de la mort et les autres. Il y avait ceux qui étaient dedans et les autres nous dit George Semprun dans Le grand voyage. Les premiers savent que nul ne peut envisager, imaginer et même croire à cette vie hors du temps, hors de l’humanité. Mais au-delà de ce souvenir de l’enfer, l’amertume qui assombrit renaissance à la vie des rescapés est de constater, de déplorer que leur expérience ne rend pas le monde meilleur.

Voilà un ouvrage auquel nul ne peut rester insensible. Emotion pure que les paroles retranscrites par David Teboul dans ce recueil d’entretiens en forme de témoignage de la part de cette grande dame dont la gravité nous troublait lorsqu’il nous arrivait de la voir à l’écran : Simone Veil.

Outre le texte, cet ouvrage comporte nombre de photos : les visages fermés de ceux qui ont échappés au sinistre destin auxquels ils étaient promis, les visages juvéniles de ceux qui le resteront parce que figés pour l’éternité. Des photos qui fendent le cœur quand on sait qu’elles nous disent l’innocence, l’espoir d’avenir qu’il y avait dans les yeux des enfants. Que leur sourire a été effacé par une volonté humaine, laquelle avait conçu et mis en œuvre une industrie de mort.

Simone Veil nous raconte les camps. Et la vie après. Quand il a fallu vivre avec ce souvenir qui lui a volé son adolescence. David Teboul lui a suggéré des entretiens avec d’anciens déportés : sa sœur Denise, Marceline Loridan-Ivens, Paul Schaffer pour qu’ils échangent leurs souvenirs. Sachant qu’entre eux il n’y aurait pas cette barrière de l’incrédulité. Car même ceux qui ont visité Auschwitz-Birkenau ou autre sinistre lieu de mémoire ne peuvent se faire la moindre idée de ce que c’est d’avoir été déchu de son statut de personne humaine, et promis au sort des choses : l’incinération ou l’enfouissement sans autre forme de considération.

Les chapitres sont séparés de pages entièrement noires. Les mots sont lourds de souvenirs glaçants. Les visages sont beaux et graves. Les sourires appartiennent au passé, avant les camps. Après, c’est la maturité sévère. Le regard tourné vers l’intérieur, vers la mémoire. Voile noir tendu au travers d’un chemin de vie.

Ils resteront des personnages solitaires de ne pas être compris à hauteur du traumatisme subi par un monde oublieux et futile. Leur peur est désormais de voir à nouveau le voile noir fermer l’horizon. Tant que l’enfant n’est pas tombé, on peut lui dire que le sol est glissant. Il ne le croit pas.

Grande, grande restera cette dame qui a mis toute ses forces dans le combat pour que l’humaine nature n’oublie pas qu’elle porte aussi en elle le gène du mal, et que celui-là il ne faut le laisser prospérer. Pour que cela ne recommence pas. Jamais. 


Citations de Simone Veil

" Quand on vous a traitée comme de la viande, il est difficile de se convaincre qu'on est resté un être humain."

" Pourrions-nous à nouveau vivre normalement ? Une frontière séparait les humains, ceux qui revenaient des camps et les autres. Nous étions passés de l'autre côté. Je crois que nous ne sommes jamais redevenues Normales. En apparence nous avons vécu comme les autres, mais nos réactions intimes sont restées différentes..." 
"On peut accuser les Français de ne pas avoir accueilli plus grand monde, mais il faut restituer les événements dans leur contexte."

Citations de Paul Schaffer (entretien avec Simone Veil)

"Ce qui m'attriste, c'est de penser que notre expérience et le prix si élevé que nous avons payé n'ont pas réussi à rendre l'humanité un tant soit peu meilleure, plus pacifique, plus respectueuse d'autrui."

" Nous sommes devenus des personnes sans ombre. Nous n'avons pas vécu notre adolescence. A la place, il y a un trou béant. Ce vide a joué un rôle important dans notre comportement ultérieur." 

" Cette expérience-là est particulièrement intransmissible." 

samedi 13 novembre 2021

La ferme africaine ~~~~ Karen Blixen


 


On ne lit jamais deux fois le même livre. Cette deuxième lecture que je fais de la ferme africaine - la première remonte à 1994 - me fait découvrir l'ouvrage sous un autre jour. Ce n'est évidemment pas celui-ci qui a changé, mais bien moi. Les acquis de la vie font évoluer la personnalité et sa perception du monde. Il n'en reste pas moins que je l'ai apprécié autant que lors de ma première lecture, mais plus pour les mêmes raisons. J'ai le sentiment d'en avoir fait une lecture mieux imprégnée de l'état d'esprit de l'auteure mais a contrario plus critique.

La ferme africaine est avant tout l'histoire d'un échec. Peut-être même de plusieurs. le tout premier étant celui de la vie conjugale de l'autrice. Elle ne mentionne son mari qu'une seule fois dans le texte. Encore le fait elle pour évoquer son départ vers la frontière, missionné dans le cadre du conflit qui opposait le Kenya à son voisin sous domination allemande. Les faits relatés se déroulent à l'époque de la première guerre mondiale. Karen Blixen ne fait aucune mention de sa vie de couple dans l'ouvrage alors que c'est une entreprise qu'ils avaient lancée en commun. Un silence qui en dit long sur l'ambiance de la vie conjugale et les conduira au divorce en 1925.

Échec aussi et surtout de la survie économique de la ferme. Il faut dire que cette femme s'est retrouvée bien seule et sans réelle compétence pour faire vivre le projet. Échec enfin, mais dû à la cruauté du destin cette fois, de la relation qu'elle avait tissée avec ce jeune aristocrate et aventurier anglais, Denys Finch Hatton. Il s'est tué dans l'accident de son avion. On leur prêtait une relation amoureuse.


Mais le plus grand traumatisme n'a-t-il pas été pour elle la séparation d'avec tout le personnel autochtone qu'elle faisait vivre et travailler sur ses terres. Car si Karen Blixen les appelait « nègres », cette appellation n'avait pas dans sa bouche la connotation offensante qu'on lui affecte aujourd'hui. Elle avait construit avec eux une saine relation humaine qui était dépourvue de mépris pour leur condition. S'interrogeant elle-même sur l'impact de la colonisation qui provoquait chez les populations indigènes un véritable choc culturel en faisant se confronter des développements de sociétés humaines en complet décalage. Ne le dit-elle elle-même dans son ouvrage : « Mais nous-mêmes, où en serions-nous à ce moment-là ? Qui dit que ce n'est pas nous qui nous cramponnons aux nègres, retardons leur ascension, avec un désir passionné de retrouver la confusion, l'obscurité et la vie élémentaire ? »

Il y a un autre sujet en filigrane dans cet ouvrage, mais non moins évident, qui est celui de l'impact de la civilisation, avec tout ce qu'elle comporte d'appropriation des richesses naturelles, sur l'évolution de la faune et de la flore et conduit aujourd'hui à l'extinction des espèces. La conquête des territoires grignotant peu à peu et de plus en plus vite leur espace vital. Les safaris menés à l'époque en toute bonne conscience contre une ressource imaginée inépuisable n'avaient rien de safaris photos.

Le recueil de souvenirs de la ferme africaine, au-delà de la portée romanesque et nostalgique qu'a voulu lui donner son auteur, fait figure de réelle étude ethnologique des sociétés se confrontant dans leur niveau d'évolution, avec la grande interrogation sur la définition du terme de civilisation quant à la pureté de ses intentions. Quel est le sauvage : celui qui tue pour se nourrir ou celui qui tue pour afficher un tableau de chasse ?

Écriture plus critique disais-je en préambule, donc moins porté sur le côté splendeur de la nature et romantisme tel qu'a pu le mettre en images Sidney Pollack dans Out of Africa. Mais deuxième lecture qui m'a rapproché des intentions de Karen Blixen quant à la sincérité des sentiments qu'elle a voulu faire valoir dans cet ouvrage à l'égard du pays et des populations autochtones. Les rapports humains qu'elle avait établis avec ces dernières, s'ils n'étaient pas exempts de la connotation de supériorité de race qu'affichaient sans vergogne les colonisateurs, n'en étaient pas moins empreints de sens de la responsabilité et d'attachement. C'est ce que l'on comprend avec le souci qu'elle a eu avant de quitter le pays de replacer son personnel auprès d'une bonne maison.

Une constante à la relecture de cet ouvrage est le romantisme et la nostalgie qui émanent de ce récit autobiographique. du pain béni pour un réalisateur qui le porte à l'écran sur fond des somptueux décors africains du Kenya.

Vues



Citations (éditons Folio)

Page 115 - Le rêve, aussi doux que le miel qui fond dans la bouche, est l'enchanteur qui nous délivre du destin. Grâce à lui, nous connaissons la liberté, non pas celle du dictateur qui impose au monde sa volonté, mais celle de l'artiste libéré de vouloir. 

Page 149  - La notion de luxe est étrangère aux Kikuyus; dès qu'ils ont dépassé le stade où l'on meurt de faim, ils se trouvent riches.

Page 161 - C'était le récit de ce que Jogona Kanyyaga avait accompli, son nom serait désormais impérissable. La chair était devenue le Verbe et il vivait parmi nous plein de grâce et de vérité ! 

Page 161 - Je crois que devant le livre, la réaction a été partout la même et que rarement les hommes ont appliqué avec plus de conscience et de passion le principe de l'art pour l'art. 

Page 165 - L'importance du document, loin de s'affaiblir augmentait à chaque lecture. Le plus grand miracle pour Jogona était de voir ce document rester le même. Ce passé qu'il avait eu tant de peine à retrouver et à fixer, et auquel il découvrait un aspect différent  chaque fois qu'il l'évoquait, était fixé pour toujours, il s'offrait au regard dans sa forme définitive. Ce passé était entré dans l'histoire, mais une histoire sans ombre et sans variation.

Page 386 - Ceux qui s'imaginent que le nègre peut sauter directement de l'âge de pierre dans celui de l'automobile  oublient tous les efforts et toute la peine que nos ancêtres pour nous amener au point où nous sommes. 

Page 389 - Mais nous-mêmes, où en serons-nous à ce moment là  ? Qui dit que ce n'est pas nous qui nous cramponnons aux nègres, retardons leur ascension, avec un désir passionné de retrouver la confusion, L'obscurité et la vie élémentaire ? 


jeudi 19 août 2021

La panthère des neiges ~~~~ Sylvain Tesson


 

Puisqu'il faut aller à l'autre bout de la terre, par 5000 m d'altitude et moins 20 degrés de température pour trouver un animal épargné par la domestication, si ce n'est par l'éradication, Sylvain Tesson n'hésite pas, il y va. L'attente, la patience sont contre nature chez lui mais l'idée de trouver un être qui échappe à la mise en coupe réglée de la nature par l'homme balaie ses réticences et comble ses aspirations. Lorsque Vincent Munier l'invite à la rencontre de la panthère des neiges, il n'hésite pas. Il sait qu'il a rendez-vous avec les origines de la création. Même si le rendez-vous n'est pas honoré par l'animal convoité, l'affût sera une quête salutaire. Une quête philosophique qui ouvrira à la réflexion sur la place de l'homme dans ce monde qui l'a vu naître et prospérer.

Prospérer au point d'occuper toute la place. Homo sapiens n'a plus de prédateur. Après avoir éliminé tous ses concurrents, il est au sommet de la chaîne alimentaire. Une chaîne qui est aujourd'hui mécanisée et n'a plus rien de naturel. En dépit des promesses de la publicité qui a investi les écrans et vante une nature aseptisée. Les animaux sont étiquetés dans les oreilles et élevés en batterie. Les herbivores s'habituent tout doucement à consommer des farines animales. À consommer contre nature.

Au-delà de la beauté virginale de la nature, c'est autant l'espoir de rencontre avec un symbole qui pousse Sylvain Tesson à affronter les solitudes glacées du Tibet. Stimulé par son goût de l'aventure, épaulé par tous les philosophes et autres auteurs illustres dont il s'est nourri des écrits, il répond à l'invitation de Vincent Munier. La réputation de ce dernier n'est plus à faire en matière de photographie animalière. Et c'est de nos jours par la force des choses dans les lieux les plus inhospitaliers de la planète que se sont réfugiés les spécimens rescapés de voracité de l'homme.

La panthère des neiges. Beauté et noblesse de l'animal sauvage que l'homme n'a pas encore avili. Que l'homme n'a pas encore entaché de ses jugements à l'emporte-pièce entre le beau et le laid, le bien et le mal, le vice et la vertu, le doutes et la certitude. Quand il est repu l'animal peut dormir une journée entière. Pas besoin de raison pour vivre encore moins de croyance pour espérer. Pas besoin de confort ni de ce superfétatoire qui empuantit la planète à force de consumer ses ressources. C'est la pureté animale. Cette aurore des temps préservée que Sylvain Tesson est venu chercher si loin, si haut, dans le froid mordant. Et se convaincre finalement que les instants de grâce qu'il aura glanés dans ces affûts incommodes et douloureux lui vaudront enseignement pour la vie. Pour l'observation des moineau, cigale et autre gardon qui luttent pour exister dans les interstices que l'aménagement du territoire leur abandonne en leurre de sa bonne conscience de préservation de la nature.

Animal versus homme : instinct de vie contre déterminisme fatal. Avec Sylvain Tesson chaque pas sous toutes les altitudes et latitudes est un pas dans les méandres de la raison pour disséquer cette obstination qu'a l'homme à se précipiter vers sa perte. C'est fort de réflexion et asséné à grands renfort d'aphorismes et de formules comme il en a le secret. C'est scandé comme une marche obstinée sur des sentiers empierrés, martelé dans les pages d'un livre qu'homo sapiens lira dans son canapé, se disant que c'est beau la nature dans les ouvrages de Vincent Munier.

Et l'ouvrage de Sylvain Tesson toujours aussi évident de bon sens désespéré - en peine perdue ? -aride de croyance, cristallisé de pudeur, avec toutefois une pensée aimante pour « sa pauvre mère », mais surtout avec les mendiants du plateau tibétain l'espoir de « ne pas être réincarné en chien, ou pire en touriste ».


mardi 25 mai 2021

Eloge de l'énergie vagabonde ~~~~ Sylvain Tesson

 


Sylvain Tesson a-t-il le besoin d'écrire, il prend son vélo, ses chaussures de marches et court la planète nettoyer son cerveau des scories de la vie urbaine et en extraire le distillat de ses cogitations. le pédalier de son vélo fait jaillir les réflexions de son esprit comme le chevalet de pompage dont la tête oscille obstinément dans les plaines américaines fait jaillir le pétrole des tréfonds du sous-sol. L'absolu de ses pensées est une encre qui vient abreuver la page blanche du produit de son esprit vagabond.

Un périple de plusieurs milliers de kilomètres le long d'un tube d'acier qui conduit le brut vers le ventre des pétroliers c'est d'abord la solitude propice à la méditation, la chaleur de l'astre source de toute vie, la fatigue, quelques rencontres, mais pas trop pour ne pas distraire de l'objectif, des bouquins piochés ça et là et se nourrir de l'intelligence des autres. le résultat c'est Éloge de l'énergie vagabonde.

Le sujet c'est l'énergie justement sous toutes ses formes mais fossile de préférence en ce siècle d'empuantissement de l'atmosphère. L'assèchement des ressources par une population qui croît à une cadence exponentielle sur une la planète qui reste quant à elle dans ses dimensions originelles. Deux siècles pour consumer ce qui a mis des millions d'années à se constituer. Et après ?

L'après, on y pensera quand la source sera tarie. Qui vivra verra. Parvenu au bout du pipe-line les questions demeurent. Voilà un ouvrage lourd de culpabilisation d'Homo sapiens. Il a éliminé tous ses concurrents. Va-t-il s'éliminer lui-même avec sa frénésie consumériste. Bonne nouvelle l'intelligence survivra nous dit Yuval Noah Harari dans Homo Deus une brève histoire de l'avenir. Mauvaise nouvelle, elle sera artificielle. Sera-t-elle plus lucide quand à sa survie ? Résoudra-t-elle le problème de cette énergie si mal répartie mais qui aura disparu des profondeurs de la croute terrestre ?

Ouvrage lourd de réflexions puisées à coup de pédale pour conclure du bout des lèvres que l'avenir de l'homme sur terre ce serait peut-être la décroissance. Qui commence ?

Ouvrage écrit à la sueur d'un corps qui s'échine par monts et par vaux, par tous temps. Une écriture toujours aussi riche de formules percutantes, de références érudites, d'à propos humanistes, de croyances qui ne croient que ce qu'elles voient. C'est pour cela que Sylvain Tesson va au bout du monde à la vitesse de ses pieds, au mieux de son vélo, pour prendre le temps et le recul d'entrevoir l'avenir que se prépare Homo sapiens. Une philosophie de la sueur, du muscle sec, de l'esprit qui s'ouvre aux espaces infinis. Ni optimiste, ni pessimiste, un constat lucide et si habilement formulé.


jeudi 11 mars 2021

Amkoulel L'enfant peul ~~~~ Amadou Hampâté Bâ

 


"Quand la chèvre est présente, nul ne peut bêler à sa place". (Proverbe malien)

En entorse à la transmission orale de la culture africaine qui a prévalu jusqu'au 20ème siècle, Amadou Hampâté Bâ prend la plume. Il écrit ce qui jusqu'alors ne se transmettait que de bouche à oreille. De bouche de vieillard, celui qui a la connaissance, à oreille d'enfant, celui qui découvre. Malien de naissance, formé à l'enseignement de la famille africaine puis à l'école coranique et enfin à celle des Blancs, il a compris que si l'Africain n'écrivait pas son histoire, une chèvre bêlerait à sa place. Sans doute celle de M. Seguin. Il était donc important de graver dans le marbre, ce qui jusqu'alors ne l'était que dans les mémoires africaines. C'est ainsi qu'un livre naît de la tradition orale. C'est ainsi qu'une histoire du peuple peul s'écrit de main de Peul, afin qu'elle ne se perde pas dans l'obscurité du temps.

La tradition orale confie sa mémoire aux anciens. Ce sont eux qui transmettent le savoir. La tradition écrite n'a plus besoin d'eux. le savoir est dans les livres. C'est ainsi que la cohabitation des générations ne se justifiant plus dans la culture occidentale les vieux sont relégués. Alors que la culture africaine donne la primauté aux anciens, à la famille. Une famille qu'il faut concevoir au sens large dans laquelle un frère peut l'être devenu par les marques d'amitié qu'il a témoignées, un père par le soin qu'il a pris d'un enfant dans son éducation. La famille africaine n'est pas réduite aux liens du sang, elle s'agrandit au gré des affinités qui se constituent au fil du temps, mais toujours au sein de l'ethnie. Et l'enfant est habitué à évoluer dans un contexte familial qui n'est pas réduit à celui de ses géniteurs.

Tout cela on l'apprend de mémoire de Amadou Hampâté Bâ, qu'il nous confie avec force détails dans ce bel ouvrage qui témoigne de sa maîtrise de la langue. Avec force détails parce que les Africains ne savent pas résumer. Ils aiment parler et prendre leur temps pour dire les choses. Les dire correctement dans une langue friande de paraboles, empreinte de beaucoup de sagesse et rehaussée parfois d'un humour qui n'entache pas la gravité du propos. Parce que l'Africain aime aussi rire, et faire rire.

Une autre entorse qu'il fait à son éducation est de parler de soi-même. C'est mal vu dans la culture africaine. Amkoullel, l'enfant peul est bel et bien un ouvrage auto biographique. Il nous instruit sur le parcours initiatique de son auteur. Mais à l'âge auquel il écrit cet ouvrage, et dans la langue dans laquelle il le fait, alors qu'il fréquente les instances internationales dans des postes élevés, ne parle-t-il pas déjà d'un autre. de ce gamin qu'il a été, évoluant pieds nus au sein de la grande famille africaine et promu par la sagesse de ses anciens.

Amkoullel est né dans un Mali colonisé par la France. La pondération dont il fait preuve tout au long de son récit à l'égard de ceux qui ont fait main basse sur le pays nous montre à quel point il sait faire la part des choses entre le bon et le mauvais de cette emprise des Blancs sur l'Afrique. En visionnaire qu'il est, Amadou Hampâté Bâ, sentant le progrès venu avec les Blancs pervertir sa culture ancestrale et mettre en danger la tradition orale qui a baigné son enfance, ressent l'urgente nécessité de soumettre à celui qui veut imposer sa culture ce que ses oreilles n'écouteront pas. Il écrit ce superbe ouvrage des plus agréable à lire, on dirait presque à entendre, pour faire admettre à celui qui impose sa loi que la tradition séculaire de perpétuation de la connaissance par la parole, chargée d'une philosophie empirique et pragmatique, colporte bien plus de connaissances que sa culture occidentale égocentrique ne l'imagine.

C'est un ouvrage de tempérance qui témoigne de l'intelligence et la sagesse de son auteur. On peut retrouver ce dernier sur Youtube dans un entretien évoquant son ouvrage qu'il a tenu à la télévision de son époque, l'ORTF: https://ytube.io/3FfQ


lundi 18 janvier 2021

Mes vies secrètes ~~~~ Dominique Bona

 



"Curiosité malsaine ? Obsession Morbide du passé ? Fascination enfantine pour les secrets de famille ?" Dans Mes vies secrètes Dominique Bona s'interroge sur son affinité à la rédaction de biographies. Elle en a publié un grand nombre. Un entretien avec François Nourissier la déstabilise. L'éminent critique lui pose la question d'emblée, en guise de salutation : pourquoi avoir abandonné le roman au profit de la biographie ?

Le roman, univers de l'imagination sans frontière, du rêve, de la chimère, genre majeur de la littérature quand la biographie doit se cantonner à la vérité, si ce n'est à l'exactitude. Quelle grandeur dans la restitution d'un parcours de vie, semble l'interroger François Nourissier ?

C'est à cette question que Dominique Bona tente de répondre dans ce très bel ouvrage : Mes vies secrètes. Une partie de la réponse est selon elle dans le choix des personnages qu'elle a fait pour en dresser la biographie. Car, nous fait-elle comprendre, il en est dont la vie est un véritable roman tant la réalité de ce monde semblait ne pas s'imposer à eux. Qu'ils aient été acteurs ou victimes de cette réalité, ils rayonnaient par leur talent à contrer la fatalité ou à composer avec elle. Laissant derrière eux l'illusion d'avoir leurré "les forces de la nuit."

Mes vies Secrètes c'est tout sauf une justification, c'est une biographie des biographies, une biographie de la séduction pour un personnage qui a présidé à chacune de ses entreprises. Avec à chaque fois, selon Dominique Bona, l'espoir d'identifier les ressorts qui ont animé la personne choisie pour qu'il devienne aux yeux du monde un personnage. L'espoir de détecter "ce qui est mystérieux dans une existence, ce qui est en dehors des champs du raisonnement, de la logique." Si "le roman cultive le mentir-vrai … la biographie ne peut pas mentir. Elle repose tout entière sur le vrai ou tente de s'en approcher … ce vrai est le diamant brut du genre, son trésor, son orgueil."

Rédiger une biographie s'apparente à l'art de la sculpture qui à partir du monolithe brut le débarrasse de ses scories, dégrossit, arrache les éclats, affine, polit les formes pour finalement offrir à la lumière les traits du personnage qui se cache au creux du bloc, et restituer ce que le temps à tendance à enrober de la gangue de l'oubli. Sachant bien qu'aussi figurative soit l'œuvre, le sujet conservera toujours cette part d'ombre que chacun emporte avec lui dans l'au-delà.

Si j'en juge par la qualité de cet ouvrage intimiste de Dominique Bona, j'augure que les biographies de son cru, qu'il m'engage à découvrir, savent restituer plus que l'apparence des sujets qu'elle a choisis pour en dresser le portrait. J'augure qu'à l'instar des œuvres d'une Camille Claudel - laquelle a fait partie de ses sujets, les biographies de Dominique Bona, plus que restituer le portrait de ses modèles, savent suggérer au lecteur une part de ce mystère qui habite tout un chacun, un mystère d'autant plus ensorcelant que le personnage a fait lui-même de sa vie une œuvre.

Mais au final, s'intéresser à la vie des autres n'est-ce pas se chercher soi-même dans le miroir de leur destinée ?



dimanche 12 juillet 2020

L'écriture ou la vie ~~~~ Georges Semprun



George Semprun a choisi d'écrire certains de ses ouvrages autobiographiques en français, langue qu'il dominait comme tant autres. Il s'est alors heurté à une difficulté sémantique inattendue de la langue de Molière, une lacune. Il est un mot qui fait défaut à cette dernière, celui qui exprime le "vécu intime" de la personne. En français, le mot expérience a une connotation trop physique, presque scientifique, il ne fait pas suffisamment appel au ressenti qui grave la mémoire profonde comme peuvent le faire les substantifs idoines en allemand ou en espagnol.

Car c'est évidemment sur ce terrain que se situe la raison d'être d'un témoignage, la transmission du "vécu intime" d'une page de l'histoire personnelle d'un être aussi tragique qu'a pu être celle des camps de la mort. Comment faire comprendre à autrui que celui qui en est revenu n'est plus celui qui y est entré, à celui qui est dehors ce qu'a vécu celui qui était dedans. Cette discrimination du dedans dehors est le credo de son premier ouvrage le grand voyage. Comment faire comprendre que celui qui était dedans y a vécu la mort, si tant est que la mort puisse se vivre, même s'il en est revenu.

Alors évidemment, quand il s'agit de transmettre ce "vécu intime", les difficultés se font jour : que dire, quand le dire, comment le dire, et au final pourquoi le dire ? Car le témoignant se heurte en fait à l'écueil suivant : qui pour entendre, comprendre et surtout admettre ? Qui aura le courage de se placer dans l'inconfort moral d'affronter une vérité historique déshonorante pour l'humanité ?

Jorge Semprun avait observé le sort réservé à l'ouvrage de Primo Levi édité dès le lendemain de la guerre, en 1947. le rejet des grands éditeurs, la diffusion confidentielle, le piètre accueil de ses contemporains étaient perçus par lui comme une volonté d'occulter cette page sombre de l'histoire de l'humanité, comme un faux-pas de cette dernière. Jorge Semprun s'était donc imposé l'exercice surhumain de repousser le harcèlement du souvenir et la tentation de le crier à la face du monde. Il refusait la culpabilisation d'être revenu de l'enfer - Il faut lire à ce sujet en fin d'ouvrage ce qui concourut à la survie du matricule 44904, son matricule. Il voulait connaître le bonheur fou de l'oubli. Il se plaçait en posture de quête de repos spirituel.

Avec L'écriture ou la vie, Jorge Semprun nous propose une forme d'élévation, que lui autorise sa culture philosophique. Conscient qu'une écriture de témoignage de faits ne serait que "litanie de douleurs", qu'il faut pour frapper les esprits lui préférer une forme suggestive plus que figurative, il n'évoque jamais la haine mais dénonce le Mal absolu. Avec la majuscule qui donne à ce substantif la dimension mythologique que lui vaut l'ampleur des conséquences néfastes infligées à l'espèce humaine par le nazisme.

La mort de Primo Levi en 1987 a été pour Jorge Semprun la prise de conscience de la dépendance du souvenir au témoignage des seuls survivants des camps de la mort : "Le souvenir vivace, entêtant, de l'odeur du four crématoire : fade, écoeurante… l'odeur de chair brûlée… Un jour prochain, pourtant, personne n'aura plus le souvenir réel de cette odeur : ce ne sera plus qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur. Inodore, donc." La disparition de Primo Levi remettait la mort d'actualité. Jorge Semprun qui disait avoir vécu sa propre mort à Buchenwald acceptera quelques années plus tard, en 1992, une invitation à se rendre sur le site du camp. Il acceptait de confronter le rêve de la vie d'après, et d'avant aussi d'ailleurs, avec celui cauchemardesque qui lui avait volé ses vingt ans. Sa vie après le camp, c'était sa vie après la mort. Renaissance, aussi absurde que naissance, pour se voir confronté à une mort tout aussi stupide. Ce ne sont ni Camus ni Cioran qui le contrediront.

Après une stratégie de survie qui consistait à ne rien lire, ne rien écrire sur le sujet honni, à rechercher la compagnie de personnes ignorant tout de ce passé maudit et tenter de devenir un autre, Jorge Semprun trouve le courage d'affronter cette page de sa vie au travers de l'écriture, bien averti qu'elle le rendrait vulnérable aux affres de la mémoire. Il se convainc de dire que tout ce qui n'est pas du domaine du camp est du domaine du rêve, dans un ouvrage qu'il avait d'abord intitulé L'écriture ou la mort qui sera publié sous celui de L'écriture ou la vie.

Moi qui suis un lecteur de ces mots des Jorge Semprun, Primo Levi, et autres hommes et femmes témoins de l'enfer des camps, moi pour qui "l'odeur de la fumée du crématoire n'est qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur", je reste fasciné d'horreur à la lecture de chacun de ces ouvrages qui du Mal absolu ne me donne certes qu'une idée, mais qui m'attribuent ma juste part de responsabilité d'appartenir à une espèce capable de ce Mal.


mercredi 3 juin 2020

Le grand voyage ~~~~ Georges Semprun

 


Il y avait ceux qui était dedans et mourraient, et ceux qui continuaient à vivre dehors.

Jorge Semprun le dit lui-même, il lui aura fallu longtemps avant de prendre la plume et dire à ceux qui n'y étaient pas, ceux qui étaient en dehors de ça, comment c'était dedans. le dedans c'était le wagon. le camp par la suite. le dehors c'était tout le reste. En particulier les témoins, conscients ou non, mais toujours un peu complice quelque part, par action ou par démission. Ceux qui regardaient le train quitter la gare, longer la vallée de la Moselle, cahoter pendant des jours et des jours dans l'air glacial.

Le dehors c'est nous aujourd'hui, spectateurs incrédules d'une mémoire. Comment cela a-t-il été possible ? Nous n'y étions pas. Alors Jorge Semprun nous dit comment c'était dedans. C'était hier, c'était la réalité. C'était le cauchemar que l'imagination n'avait pu envisager. Et pour cause. L'imagination était restée dehors. C'est aujourd'hui le témoignage.

Il a fallu des années pour que le temps fasse son œuvre. Que l'oubli fasse son œuvre. Pas l'oubli de l'inoubliable bien sûr. Il est désormais inscrit dans chaque cellule de celui qui y était. Mais l'oubli de l'effroi, de la colère, de la vengeance. Il lui a fallu, à lui Jorge Semprun, le temps de bannir de son vocabulaire les mots durs, ceux dictés par la fièvre, pour en parler avec ceux de la mémoire, des mots froids et purs. Dépouillés du ressentiment.
Les mots adoucis ont plus de force pour exprimer l'indicible, et soulager le cœur.

Il a fallu écrire, plutôt que dire. Écrire pour ne pas être interrompu par un contradicteur. Il y en a eu. Il y en a encore. Écrire pour que les mots franchissent les générations et ne s'éteignent pas avec celui qui était dedans. Écrire pour que cet ouvrage rangé dans ta bibliothèque te fasse signe de temps à autre et te rappelle à l'inoubliable. Il y en a qui étaient dedans, et y sont restés. Tu es hors de tout ça. Spectateur éberlué.

N'oublie pas en particulier ces enfants dont je ne peux passer sous silence le sort qui leur a été réservé. Ces quinze enfants entre huit et douze ans, descendus miraculeusement d'un wagon en provenance de Pologne où tout le monde était mort congelé debout après dix jours sans boire ni manger. Quinze enfants massacrés parce que descendus vivants du wagon, d'une façon que je ne peux taire et te le dis page 194, édition Folio. C'est IN-SOU-TE-NA-BLE.

Le grand voyage, un ouvrage écrit en un seul chapitre ou presque. Comme un barrage qui se rompt d'avoir trop encaissé les coups de boutoir du cauchemar. Des souvenirs écrits à la première personne par celui qui était dedans. Dans le wagon. Des fragments de vie inoubliables avant, pendant, après le wagon. Après la libération. Des fragments qui se bousculent pêle-mêle tout au long d'un chapitre sans respiration. Et puis un deuxième chapitre, très court, écrit à la troisième personne. Par celui qui est dehors à l'heure où il écrit ces mots, rescapé, harcelé par ses propres souvenirs gravés dans son être, mais alors purgés de la haine après une convalescence nécessaire à l'épuration de ce venin qui est la cause de tout.

J'ai lu plusieurs témoignages de ceux qui ont été dedans, moi qui suis dehors. On ne peut dire que l'un est plus saisissant que l'autre. le fond est toujours dans les abysses de la bassesse humaine. C'est la forme, le savoir dire qui fait la différence. Celui de Jorge Semprun nous aspire dedans.

L'être n'est-il donc que corruption de lui-même au point de précipiter son retour vers le non-être ?


dimanche 3 mai 2020

J'ai pas pleuré ~~~~ Ida Grinspan

 



Encore un livre sur la Shoah me direz-vous ? Oui, mais pas seulement.

J'ai pas pleuré est le témoignage d'une femme qui a vécu la Shoah. Avant, pendant et après. Un livre comme il devrait y en avoir autant que de personnes qui ont été victimes de cette entreprise de déshumanisation. Un par voix qui s'est éteinte dans les camps de la mort.

Un livre pour écrire les lendemains dont ils avaient rêvés, et qu'ils n'ont pu vivre jusqu'au terme fixé par la volonté supérieure qui leur avait donné le jour. Parce que des volontés inférieures, si basses, si viles se sont arrogé le droit sur leur vie. Un droit qui ne leur revenait pas. C'est une caractéristique du méprisable que de s'arroger des droits sur les autres. Comme celui d'effacer le sourire d'un enfant et de faire entrer la peur dans ses yeux.

Chaque livre sur la Shoah apporte sa pierre à l'édifice de la mémoire. Cet édifice qui doit s'ériger sans cesse, s'élancer vers le haut, sa flèche se perdre dans les nuages et pointer de son faîte le souvenir de tous ces innocents privés de leur sourire par des imposteurs, des voleurs d'innocence.

Quelle plus grande innocence que celle de cette toute jeune adolescente que les gendarmes viennent chercher avant le lever du jour un matin de janvier 1944 au fond de sa campagne. Seule, ignorante de tout, des affaires des hommes, de ce nuage de haine qui assombrit le ciel de France. Innocente de ne pas savoir que sa seule naissance était un obstacle à la vie. Seule parce juive, accueillie par une famille de paysans qui la préservaient du tumulte du monde. Seule parce que ses parents étaient restés dans la capitale à la merci d'elle ne sait quel danger.

Je vais revoir ma maman

Elle ne pleure pas quand les gendarmes l'emmènent avec son maigre bagage. "Je vais revoir maman." Bien qu'inquiète, elle a la conviction d'aller la retrouver, elle qui avait été emmenée elle ne sait ni où ni pourquoi deux ans auparavant. Elle comprendra plus tard, bien plus tard, après avoir intégré dans la naïveté de ses quatorze ans que dans la montagne de cheveux aperçue à son arrivée à Auschwitz, il y avait à n'en plus douter ceux de sa mère.

Un livre pour ne pas oublier. Car la hantise de tous ceux qui ont vécu ça, Auschwitz et tant d'autres noms devenus tristement célèbres, est que cela ne serve pas de leçon, de vaccin pour l'humanité contre le fléau de la haine. Un livre pour que l'incrédulité ne gagne pas ceux qui n'ont pas vécu ça, quand les témoins auront disparu. Un livre pour que les gens qui nient tout ça ne soient ni écoutés, ni entendus et qu'un jour d'autres innocents ne comprennent ce qui leur arrive qu'à l'entrée de la chambre à gaz, ou de quelque chose qui y ressemble, et leur fasse comprendre qu'ils ne sont plus des hommes mais des lots comptabilisés, nuisibles et dont il faut se débarrasser. Nuisibles parce décrétés comme tels.

Un livre pour combattre la lâcheté de ceux qui savaient et n'ont rien fait pour tout arrêter. Un livre pour ne pas oublier que la haine n'a pas de frontière, pas de nationalité, pas de religion, pas de temporalité. La haine n'est pas morte. Elle est aux aguets, prête à ressurgir tout moment.

J'ai pas pleuré est un livre pour ne plus s'entendre dire "Ici, on entre par la porte, on ressort par la cheminée."


dimanche 26 avril 2020

Voyage avec un âne dans les Cévennes ~~~~ Robert Louis Stevenson

 



Quant à la raison qui l'a poussé à partir par monts et par vaux sur les sentiers du Massif Central, Stevenson se contente de nous dire dans l'ouvrage qu'il avait d'abord intitulé Voyages avec un âne au travers des Highlands françaises : "Je ne voyage pas pour aller quelque part, mais pour marcher. Je voyage pour le plaisir de voyager. L'important est de bouger, d'éprouver de plus près les nécessités et les embarras de la vie, de quitter le lit douillet de la civilisation, de sentir sous mes pieds le granit terrestre et les silex épars avec leurs occupants." (page 93 Editions de Borée). Nombre de supputations tenteront d'y voir en réalité la manière de réprimer une peine de coeur, et la solitude choisie une condition nécessaire pour faire le point sur sa vie. Peut-être n'ont-ils pas tort car à la page 141, on peut lire cette rare confidence : "Et pourtant, alors même que je m'exaltais dans ma solitude, je pris conscience d'un manque singulier, je souhaitais une compagne qui s'allongerait près de moi au clair des étoiles, silencieuse et immobile, mais dont la main ne cesserait de toucher la mienne."

Protestant de foi, francophile de sensibilité, d'autres y verront pour le futur inventeur du Docteur Jekyll qu'il est en 1878 l'occasion de se plonger en une contrée qui a eu son lot de querelles de religion et y faire le constat in situ que si les guerres ne sont plus à l'ordre du jour, les tensions restent latentes dans les campagnes conservatrices. N'a-t-il pas force de symbole ce parcours dont le départ au Puy-en-Velay est aussi un de ceux des chemins de Compostelle et l'arrivée en Cévennes, pays camisard lequel conserve ancré dans sa mémoire le massacre de tant d'innocents perpétré par les troupes de Louis XIV animées de la folle illusion d'expurger les montagnes arides de l'hérésie protestante.

Dans un périple qui lui a fait revivre ces tensions entre confessions, l'officielle de Rome et la réformée, les questions de foi ne constituent-elles pas un second niveau de lecture à qui ne voudrait y voir qu'un récit d'excursion bucolique tant elles sont présentes d'un bout à l'autre de l'ouvrage. C'est peut-être la raison pour laquelle Stevenson a appliqué le pluriel au mot voyage, pour nous faire comprendre qu'il y avait aussi ces aspects historique et sociologie des religions dans sa conception de cette itinérance. A ce propos, l'étape à Notre-Dame-des-neiges est révélatrice de l'ancrage des croyances dans les gènes.

Et une conclusion de tout ça, que Stevenson connaissait d'avance mais dont il se rengorge, pour confirmer qu'après autant de sang versé au motif de divergence de convictions religieuses de par le monde, "l'Irlande est toujours catholique et les Cévennes toujours protestantes".

Maintenant que l'itinéraire est balisé aux couleurs des Sentiers de grande randonnée, il est fort heureusement moins question de ces manifestations d'intolérance sur ce qui est devenu pour nous-autres randonneurs du 21ème siècle le GR 70, le chemin de Stevenson. La première lecture de cet ouvrage reste donc possible et même enviable avec son ode à la nature et aux vertus de la méditation sous la voute étoilée. Superbe récit d'une équipée homme-animal, d'un coeur qui se livre non sans une certaine retenue et d'un esprit qui quant à lui nous dresse un compte rendu quasi journalistique de la France profonde en cette fin de XIXème siècle, dans laquelle le chemineau solitaire restait quand même sur ses gardes. La bête du Gévaudan avait-t-elle bien été tuée ?

Loin d'être exempt de sensibilité et de poésie le voyageur et écrivain célèbre qu'il deviendra sait nous toucher au coeur et faire de ce texte un aiguillon de nostalgie à l'instar de celui avec lequel il piquait la croupe de Modestine pour la stimuler dans les apathies récalcitrantes propres à son espèce : "Il était délicieux d'arriver, après si longtemps, sur un théâtre de quelque charme pour le coeur humain. J'avoue aimer une forme précise là où mes regards se posent et si les paysages se vendaient comme les images de mon enfance, un penny en noir, et quatre sous en couleurs, je donnerais bien quatre sous chaque jour de ma vie." Et s'il fallait encore douter de la sensibilité du bonhomme, il n'est que de l'entendre nous dire les larmes lui descendre sur les joues lors de l'adieu à Modestine.