Cette pérégrination dans la Lisbonne des initiés est organisée en neuf chapitres titrés jardins secrets et numérotés. A la lecture des deux premiers, j'en étais à me demander si je n'allais pas faire valoir mon droit de retrait. En le refermant, je déclare cet ouvrage en coup de coeur de cette année. Je n'en reviens pas moi-même.
Pareille construction est à l'évidence délibérée de la part de l'auteur. Une
façon de mettre son lecteur à l'épreuve, de tester sa capacité à aborder un
développement empreint de psychologie humaine. Un ouvrage qui enfièvre les
sentiments aux antipodes de la frivolité. Des sentiments exacerbés par l'attente
anxieuse d'un dénouement triomphal. Des sentiments qui commandent à la raison,
échappent à la condition terrestre de qui les éprouve.
Entrer dans pareil ouvrage n'est pas de première évidence. Il faut dire que
pour faire connaissance avec ses personnages, Manuela Gonsaga ne ménage pas son
lecteur. Elle ne fait pas les présentations. Qui sont ces "je",
'il" ou "elle" qui font mystère de leur personnalité. Il faut
traverser les premiers jardins secrets, l'esprit sur le qui-vive, pour se
familiariser avec ceux dont on découvre la complexion par petites touches. Mais
lorsque l'on a été admis dans l'intimité des caractères, qu'on est devenu un
familier d'Alice,
d'Amalia, de Brigite ou encore de Jorge, le
séducteur malgré lui, on se trouve compromis dans des intrigues amoureuses qui
exaltent le noble sentiment. Pour une plus grande désillusion ? L'Amour
majuscule serait-il inaccessible à la pauvre nature humaine ? Inaccessible au
coeur assoiffé de plénitude de la femme en butte à l'autre, homme ou femme,
quand il est lâche, arrogant ou dédaigneux.
"Fuis le serpent, mais garde sa semence". C'est ce que retient Alice de
l'amour qu'elle voue à Jorge. Un être
dont la nature est toute de répulsion mais dont l'absence lui est
insupportable. Alice ne
comprend pas elle-même cette force qui la dirige vers Jorge, un homme
qui n'a pourtant rien pour plaire : banal d'apparence, alcoolique, brutal en
parole, mais toutefois jamais en acte, qui en outre est marié. Un homme sans
attrait et pourtant indispensable. Un génie de la séduction qui parvient à
l'entraîner dans tout ce qui peut terrifier une femme : les toiles d'araignée
dans les cheveux, les rats entre les pieds dans les souterrains de Lisbonne,
comme dans les dédales de l'âme humaine, entre attirance et répulsion. Les confins
de la folie. Incompréhensible penchant. Il le déclare lui-même : "Alice, qu'est-ce
que tu fais avec moi ? Je ne fais de bien à personne. Je n'apporte de bonheur à
personne. de moi tu n'obtiendras rien de bon." C'est le mystère, le grand
paradoxe de l'amour. Celui qui fait fi de l'apparence, du comportement et
pourtant crée entre deux êtres une attraction souveraine. Amour divin et nocif
à la fois.
Amalia connaît aussi son déboire sentimental. Amalia est d'une beauté rare.
Elle reste pourtant dans l'attente inassouvie d'un geste, d'un simple mot,
puisque de déclaration il ne peut être question, de la part de celui qu'elle
aime. Pourtant elle s'est dénudée devant lui. Il a fait des photos d'elle. Des
photos qui ne témoigneront cependant pas de la sensualité qui brûle son corps,
ardent du désir de voir une main se poser sur sa peau. Meurtrie d'indifférence,
Amalia laissera Brigite, la mère maquerelle qui a pour Amalia une attention
toute maternelle, vendre sa virginité au plus offrant et faire commerce de son
corps avec la même indifférence que celle qui avait été la seule réponse à son
attente fébrile.
Là encore, le théâtre de ces mélodrames est autant personnage du roman que
celles et ceux dont le coeur palpite sous les coups de boutoir de l'amour. Un
ouvrage qui m'a fait regretter de ne pas connaître Lisbonne. La langue aussi.
J'ai dû avoir recours à une portugaise de naissance pour me faire traduire un
terme auquel notre langue n'offre pas d'équivalent. Un terme essentiel pour
traduire le sentiment complexe qui anime ces femmes en proie au désarroi du
coeur. Ce terme c'est la "saudade". Il pourrait être un autre titre à
cet ouvrage pour exprimer cette oppression faite de mélancolie, de nostalgie en
même temps que d'espoir.
Un coup de coeur qui au point final vous fait revenir vers le début de
l'ouvrage, revisiter les premiers jardins
secrets de Lisbonne avec un regard averti. Encore plus curieux. Encore
plus avide de s'imprégner de la "saudade" qui répand son voile sur le
coeur d'Alice et
d'Amalia.
"Fuis le serpent, mais garde sa semence". Beau, beau, bel
ouvrage que les Jardins
secrets de Lisbonne. Vraie performance d'auteur à mon goût.
Je remercie Babelio et les éditions le poisson volant de m'avoir gratifié de
pareil moment de lecture.