Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire
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lundi 23 janvier 2023

Croc-Blanc ~~~~ Jack London

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Il est des ouvrages qui autorisent plusieurs niveaux de lecture selon les époques de la vie de leur lecteur. Croc-Blanc est de ceux-là. Si l'adolescent y voit un roman naturaliste glorifiant l'animal exonéré des tares de l'humaine nature, l'adulte éclairé y décodera les messages sibyllins attestant de ces dernières. Comme par exemple l'ancrage dans les mentalités de cette toute fin du 19ème siècle d'une hiérarchisation entre les hommes identifiée par la couleur de la peau ou par la classe sociale.

On peut lire dans l'édition commentée de 2018 chez Folio à la page 221 cette classification clairement explicitée : « C'est à Fort Yukon que Croc-Blanc vit ses premiers hommes blancs. Comparés aux Indiens qu'il connaissait déjà, ils représentaient pour lui une autre race d'êtres humains, une race de dieux supérieurs. Ils lui firent l'impression de posséder une puissance plus grande encore, et c'est sur la puissance que repose la divinité. » Voilà qui ôte de la puérilité au conte pour enfant que d'aucuns ont pu attacher à cet ouvrage. Puérilité savamment cultivée par la Metro-Goldwing-Mayor et autres firmes cinématographiques dans la seconde moitié du 20ème siècle avec leurs fameux westerns faisant la part belle aux Tuniques-bleues dans leur lutte contre les méchants Peaux-Rouges. Messages que des auteurs courageux à l'instar des Jim Harrison et autre Jim Fergus se sont attachés à contredire en forme de mea culpa, le temps de la sagesse et de la lucidité revenu. Ouvrant à l'Américain moderne la porte vers la voie de la reconnaissance d'une histoire douloureuse.

A la page 317 de la même édition, « Croc-Blanc avait aussi très vite appris à faire la différence entre la famille et les domestiques. » Evitant l'écueil de donner la parole l'animal, Jack London ne le prive toutefois nullement de le voir faire la distinction entre les classes sociales. Autant d'étiquettes qui l'ont lui-même fait souffrir et que le côté autobiographique de ses ouvrages laisse transpirer selon la lecture que l'on veut en faire. Son ouvrage Martin Eden est encore plus mordant et évident dans cette intention satyrique.

Croc-Blanc est donc un roman moins bon-enfant et manichéen que ses aspects tranchés le laissent imaginer. Des subtilités qui échappent au jeune regard s'insinuent entre ses pages et font de cet ouvrage autant un conte pour enfant qu'une caricature d'une société dans laquelle Jack London nous détaille les difficultés qu'il a rencontrées pour y faire valoir les idées humanistes qu'il prônait dans ses engagement politiques. Et accessoirement son talent d'écrivain. Croc-Blanc pourrait donc bien avoir la dent dure contre les comportements humains suscités par l'orgueil et la cupidité et aussi contre une époque où le racisme avait pignon sur rue. Dent plus dure que contre ses congénères qu'il taillait en pièce jusqu'à ce qu'il trouve son « maître de l'amour » dans le monde domestique.


mercredi 24 janvier 2018

Martin Eden ~~~~ Jack London


"C'est une tâche grandiose que d'exprimer des sentiments et des sensations par des mots écrits ou parlés, qui donneront à celui qui écoute ou qui lit la même impression qu'à son créateur". Toute la difficulté de la traduction de pensées en mots est dans cette phrase que Jack London met dans la bouche de son héros, Martin Eden. Ce que l'auteur appelle cette tâche grandiose n'est ni plus ni moins que le talent.

Si l'on en croit la quatrième de couverture de l'édition 10-18, avec Martin Eden, Jack London se serait défendu d'avoir produit un roman autobiographique. Mais comment imaginer qu'il puisse en être autrement avec pareil ouvrage qui, au factuel près, relate le parcours d'obstacles d'un écrivain en quête d'audience.

Comment se déclenche le mécanisme de la reconnaissance du talent à laquelle aspire tout créateur ? Qui le révèle ce talent, ou plutôt qui le décrète devrait-on dire. C'est le fil conducteur de cet ouvrage. Un auteur convaincu de son art se heurte au crible de ceux qui ont mainmise sur l'édition pour faire éclater son talent à la face du monde. Et quand le succès sera là, de s'interroger : je suis le même à qui vous avez tout refusé hier. Je n'ai pas changé. Ces manuscrits, hier méprisés, sont aujourd'hui réclamés. Je n'y ai rien changé. Mais aujourd'hui que je suis connu, reconnu devrais-je dire, vous ne regardez même plus ce que je vous présente avant de le livrer aux presses des imprimeries. Quelle sombre alchimie fait un jour du fruit de la création une œuvre quand hier elle le livrait au rebut ?

Superbe découverte pour moi que cet ouvrage de l'auteur de Croc-Blanc, de L'appel de la forêt. Il restait en mon souvenir comme inspirateur d'aventures dans le grand nord canadien. Ne percevant pas encore, ébloui que j'étais par ces rêves d'évasion, que ces contes ont une seconde lecture, philosophique celle-là. Sous le manteau neigeux, dans les températures glaciales, la solitude de la forêt, la nature humaine se révèle à qui sait scruter ses intentions. La lecture de Martin Eden sera certainement une clé pour relire et décoder les ouvrages écrits par Jack London lors de ses périples dans les extrémités du monde.

Il part de très loin aussi Martin Eden lorsqu'il fait la connaissance de Ruth Morse. Tout les sépare. Elle, est fille de la grande bourgeoisie américaine de la fin du XIXème siècle. Lui n'est rien. Pas d'éducation, de fortune, encore moins de culture. Et pourtant, il croit pouvoir la séduire. Avec la conviction naïve que pour gagner la main de son aimée, il lui suffira d'enrichir sa culture embryonnaire. Installée dans le confort de sa naissance privilégiée, avec la seule préoccupation d'être aimée, sans même la résolution d'aimer en retour, la culture est pour elle une fin. Quand lui, dans sa sincérité crédule, y voit un moyen. Le moyen de gagner un cœur. C'est compter sans les préjugés, la prédestination de la naissance, sans imaginer que le désir d'être aimé puisse être qu'une forme suprême de narcissisme.

Martin Eden aura du mal à occulter Jack London quand il se livre à une critique acerbe de la gent éditoriale. Des "êtres sans pensée" dont la plupart sont des "ratés de la littérature". Ce sont ceux-là même qui décident ce qui doit être édité ou non. Ils voudraient le pousser à descendre de son piédestal philosophique, à avilir son style pour se livrer à la littérature commerciale. Peine perdue, car Martin préfère persister en créateur du beau, même ignoré, plutôt que trahir la lettre et l'esprit pour devenir célèbre. Et lorsque Ruth lui demande ce qu'il deviendra s'il ne réussit pas à faire reconnaître son talent, il répond qu'il deviendra éditeur. Mais avant d'en arriver là, il préfère endurer la faim tout au long de chapitres interminables. Des chapitres qui creusent le ventre du lecteur que l'on est.

Critique tout aussi incisive de la société américaine à la veille du XXème siècle. Individualiste et vénale, une société cloisonnée qui cultive l'indifférence et ne connaît de solidarité qu'entre gens qui n'en ont nul besoin. Une société qui ne reconnait de quartier de noblesse qu'aux comptes en banque bien pourvus.

Jack London explore le monde de la littérature, c'est son domaine. Mais son goût du beau pourrait le verser dans toute autre forme de création. Il refuse d'avilir un talent quel qu'il soit pour le livrer aux instincts friands de vulgarité. Il refuse de voir la vie déterminée par la seule naissance. Il veut franchir le mur du mépris sans vouer son âme au diable, dût-il n'espérer qu'une gloire posthume, voire aucune. A la faim du corps, il ne sacrifiera pas celles de l'esprit et du coeur.

Dans un style parfois un peu sentencieux, surprenant dans la bouche d'un héros loqueteux, Jack London nous livre une superbe fresque de la société américaine, du monde de l'édition. Il fait une analyse déconcertante de ce mécanisme déclencheur du succès. Filtre dans ces pages la vraisemblance criante d'un auteur qui a, à n'en pas douter, eu beaucoup de mal à se hisser au-dessus de sa condition première pour laisser à notre gourmandise de lecteur des ouvrages qui donnent à méditer, lorsqu'on a dépassé le stade du plaisir de lire.