"C'est une tâche grandiose que d'exprimer des
sentiments et des sensations par des mots écrits ou parlés, qui donneront à
celui qui écoute ou qui lit la même impression qu'à son créateur". Toute
la difficulté de la traduction de pensées en mots est dans cette phrase
que Jack London met dans la bouche de son héros, Martin Eden. Ce
que l'auteur appelle cette tâche grandiose n'est ni plus ni moins que le
talent.Si l'on en croit la quatrième de couverture de l'édition 10-18, avec Martin
Eden, Jack London se serait défendu d'avoir produit un roman
autobiographique. Mais comment imaginer qu'il puisse en être autrement avec
pareil ouvrage qui, au factuel près, relate le parcours d'obstacles d'un
écrivain en quête d'audience.
Comment se déclenche le mécanisme de la reconnaissance du talent à laquelle
aspire tout créateur ? Qui le révèle ce talent, ou plutôt qui le décrète
devrait-on dire. C'est le fil conducteur de cet ouvrage. Un auteur convaincu de
son art se heurte au crible de ceux qui ont mainmise sur l'édition pour faire
éclater son talent à la face du monde. Et quand le succès sera là, de
s'interroger : je suis le même à qui vous avez tout refusé hier. Je n'ai pas
changé. Ces manuscrits, hier méprisés, sont aujourd'hui réclamés. Je n'y ai
rien changé. Mais aujourd'hui que je suis connu, reconnu devrais-je dire, vous
ne regardez même plus ce que je vous présente avant de le livrer aux presses
des imprimeries. Quelle sombre alchimie fait un jour du fruit de la création
une œuvre quand hier elle le livrait au rebut ?
Superbe découverte pour moi que cet ouvrage de l'auteur de Croc-Blanc,
de L'appel de la forêt. Il restait en mon souvenir comme inspirateur
d'aventures dans le grand nord canadien. Ne percevant pas encore, ébloui que
j'étais par ces rêves d'évasion, que ces contes ont une seconde lecture, philosophique
celle-là. Sous le manteau neigeux, dans les températures glaciales, la solitude
de la forêt, la nature humaine se révèle à qui sait scruter ses intentions. La
lecture de Martin Eden sera certainement une clé pour relire et
décoder les ouvrages écrits par Jack London lors de ses périples dans
les extrémités du monde.
Il part de très loin aussi Martin Eden lorsqu'il fait la connaissance
de Ruth Morse. Tout les sépare. Elle, est fille de la grande bourgeoisie
américaine de la fin du XIXème siècle. Lui n'est rien. Pas d'éducation, de
fortune, encore moins de culture. Et pourtant, il croit pouvoir la séduire.
Avec la conviction naïve que pour gagner la main de son aimée, il lui suffira
d'enrichir sa culture embryonnaire. Installée dans le confort de sa naissance
privilégiée, avec la seule préoccupation d'être aimée, sans même la résolution
d'aimer en retour, la culture est pour elle une fin. Quand lui, dans sa
sincérité crédule, y voit un moyen. Le moyen de gagner un cœur. C'est compter
sans les préjugés, la prédestination de la naissance, sans imaginer que le désir
d'être aimé puisse être qu'une forme suprême de narcissisme.
Martin Eden aura du mal à occulter Jack London quand il se livre
à une critique acerbe de la gent éditoriale. Des "êtres sans pensée"
dont la plupart sont des "ratés de la littérature". Ce sont ceux-là
même qui décident ce qui doit être édité ou non. Ils voudraient le pousser à descendre
de son piédestal philosophique, à avilir son style pour se livrer à la
littérature commerciale. Peine perdue, car Martin préfère persister en créateur
du beau, même ignoré, plutôt que trahir la lettre et l'esprit pour devenir
célèbre. Et lorsque Ruth lui demande ce qu'il deviendra s'il ne réussit pas à
faire reconnaître son talent, il répond qu'il deviendra éditeur. Mais avant
d'en arriver là, il préfère endurer la faim tout au long de chapitres
interminables. Des chapitres qui creusent le ventre du lecteur que l'on est.
Critique tout aussi incisive de la société américaine à la veille du XXème
siècle. Individualiste et vénale, une société cloisonnée qui cultive
l'indifférence et ne connaît de solidarité qu'entre gens qui n'en ont nul
besoin. Une société qui ne reconnait de quartier de noblesse qu'aux comptes en
banque bien pourvus.
Jack London explore le monde de la littérature, c'est son domaine. Mais
son goût du beau pourrait le verser dans toute autre forme de création. Il
refuse d'avilir un talent quel qu'il soit pour le livrer aux instincts friands
de vulgarité. Il refuse de voir la vie déterminée par la seule naissance. Il
veut franchir le mur du mépris sans vouer son âme au diable, dût-il n'espérer qu'une
gloire posthume, voire aucune. A la faim du corps, il ne sacrifiera pas celles
de l'esprit et du coeur.
Dans un style parfois un peu sentencieux, surprenant dans la bouche d'un héros
loqueteux, Jack London nous livre une superbe fresque de la société
américaine, du monde de l'édition. Il fait une analyse déconcertante de ce
mécanisme déclencheur du succès. Filtre dans ces pages la vraisemblance criante
d'un auteur qui a, à n'en pas douter, eu beaucoup de mal à se hisser au-dessus
de sa condition première pour laisser à notre gourmandise de lecteur des
ouvrages qui donnent à méditer, lorsqu'on a dépassé le stade du plaisir de
lire.