Dans le code samouraï le courage n'est pas une vertu aveugle, ni la passion bonne conseillère de l'action. Selon les principes fondant l'éthique, la culture du zen tempère la spontanéité de ces ardeurs. Mais cette pratique martiale est aussi la plus à même d'être enfreinte par la fougue de la jeunesse.
Dans les années 30, au sortir de l'adolescence et à la lecture de la Société du
Vent Divin, une brochure relatant la révolte d'une élite traditionnaliste se
réclamant de l'esprit samouraï sous l'ère Meiji, Isao Iinuma a fait sienne
l'éthique de la noble caste. Cette élite d'ardents patriotes condamnait
l'ouverture du Japon à la culture occidentale jugée néfaste au pays. Leur
mouvement fut un échec. Ils le lavèrent dans leur propre sang en se donnant la
mort par le suicide rituel.
Son intention est de fonder la Société du Vent Divin de l'ère Shōwa
Depuis que Hirohito a été
intronisé empereur du Japon en 1926, ouvrant l'ère Shōwa, Isao Iinuma voue un
véritable culte et une loyauté indéfectible à son souverain. En son esprit, il
incarne Dieu sur terre. S'inspirant du code éthique samouraï qui respecte les
sept principes de droiture et sens du devoir, courage héroïque, bienveillance
et compassion, politesse et respect, sincérité et vérité, honneur, devoir et
loyauté, Isao jure de consacrer sa vie à la haute autorité gardienne des
traditions ancestrales. Dans l'inconséquence de la jeunesse, il se donne pour
mission de parachever l'intention de purification du pays qu'avaient nourrie
ses anciens. le but étant d'éliminer ceux qui par adoption du système capitaliste
piétinent les valeurs morales ayant prévalu dans la culture japonaise jusqu'à
son ouverture à l'occident en 1854. Isao recrute à la cause quelques jeunes de
sa génération, dont certains mineurs, non sans avoir évalué la sincérité de
leur engagement. Son intention est de fonder la Société du Vent Divin de l'ère
Shōwa. Ensemble ils échafaudent un plan de purification comportant
l'élimination des sommités corrompues.
Dans l'esprit samouraï
l'exaltation d'un idéal, fut-il une cause perdue, ne se conçoit pas sans le
sacrifice suprême, la purification par la lame immaculée : "Être un homme,
c'est ne point cesser de s'élever à force vers le sommet de la condition
humaine, pour y mourir dans la blancheur neigeuse de ce sommet." Tous ceux
qui resteront fidèles à la cause font ainsi vœu de se donner la mort par le
suicide rituel en glorification de leur action.
élévation spirituelle qui magnifie la personne au rang de héros
Shigekuni Honda, devenu une sommité dans la magistrature japonaise, veut voir en Isao Iinuma la réincarnation de son ami Kiyoaki mort 19 ans plus tôt de son amour refoulé pour la belle Sakoto*. Outre quelques traits physiques il retrouve dans le journal de ses rêves, que lui avait confié Kiyoaki à sa mort, des présages qui lui donnent la certitude de la survivance de son âme sous les traits d'Isao. Il y retrouve aussi cette élévation spirituelle qui magnifie la personne au rang de héros. Héros de l'amour pour Kiyoaki. Héros de la pureté du sentiment national pour Isao. Un idéal promu moteur de conduite et catalysant un nationalisme qui, faisant des émules à la veille de la seconde guerre mondiale, conduira le Japon à sa perte en le livrant à l'impérialisme débridé, allant jusqu'à défier le pays devenu la plus grande puissance mondiale le 7 décembre 1941 à Pearl Harbour. Shigekuni Honda, en respect pour l'attachement qu'il vouait à son ami disparu, et selon lui réapparu sous les traits de Isao, abandonne son poste afin d'avoir les mains libres et sauver Isao de sa folle entreprise.
Les chevaux échappés : sous ce
titre énigmatique qui peut figurer l'emballement de la race noble, Mishima
retrace l'ascension spirituelle d'une jeunesse utopiste laquelle s'auto
investit de la mission de faire rempart autour de son empereur face aux tenants
de la modernité spéculative. Elle fait serment de protéger le pays de l'ingérence
d'une culture occidentale jugée impure et incompatible avec les mœurs de la
société japonaise.
A l'instar du théâtre Nô...
Si l'on n'est pas averti du lien
sacré qui unit l'homme à la nature dans la culture japonaise, on peut souffrir
des longueurs et des digressions contemplatives qui jalonnent pareil texte
quand Mishima porte ses héros à s'inspirer des éléments naturels pour y puiser
force et beauté. Les symboles foisonnent dans des allégories sophistiquées et
les litanies évocatrices qui peuvent rebuter le lecteur réfractaire à la
méditation. Cette culture peut paraître hermétique à la nôtre, laquelle a fait
table de rase de ses valeurs et traditions pour se fondre dans le grand
malstrom de la société de consommation, abandonnant aux poètes romantiques la
célébration de la nature. A l'instar du théâtre Nô, l'écriture de Mishima peut
paraître manquer de rythme à qui ne s'intéresse qu'au factuel au détriment du
décorum et de l'exhortation des sentiments portés par la seule gestuelle. Mais
la démarche spirituelle qui pousse un homme à se sacrifier par le suicide
rituel, le seppuku, justifie ce long processus de maturation de l'esprit afin
d'imprégner le lecteur de la psychologie, des rites et traditions des idolâtres
du faste impérial japonais.
Deuxième opus de la Mer de la fertilité,
n'oublions pas que Mishima est dans son œuvre-testament en chemin vers la
blancheur neigeuse du sommet de la vie.
(*) Voir Neige de printemps,
premier opus de la tétralogie La mer de la fertilité.