« L'homme, sitôt sorti de ses routines habituelles et
exposé à la nuit et à la solitude, est peu de chose, ou plutôt n'est
rien. »
Cette citation empruntée à Marguerite Yourcenar dans
Archives du nord exprime avec à-propos ce que des hommes, êtres de chair et de
sang, ont ressenti quand, aux origines de l’édition, il leur a été demandé de
laisser à la postérité la trace écrite du passage sur terre de leurs
commanditaires. Des puissants bien sûr, pas des gueux. Des puissants tellement
imbus d’eux-mêmes qu’ils voulaient que leur mort ne soit pas une mort aux yeux
des générations à venir. Survivre par l’écrit. Leur vie fût-elle couverte
d’opprobre et de sang. François taillandier tient son propos à l’époque des
rois dits fainéants. Epoque qui vit à l’Orient l’émergence de la foi musulmane.
L’histoire des hommes se lirait donc sur ces supports qui deviendront des
livres. Ecrits de main d’homme, bien avant l’imprimerie.
Mais qu’est-ce que l’homme à l’échelle de l’éternité :
rien. Marguerite Yourcenar le scande et répète à l’envi. Encore cet homme ne
sait-il même pas ce qu’il fait sur terre. Ce qu’il était avant. Ce qu’il
devient après. Et il passe sa vie à se vautrer dans le luxe et la luxure, à se
livrer à des bassesses qui de peu le rabaissent encore. A s’entredéchirer avec
ses congénères pour des peccadilles qu’il n’emportera pas au-delà de sa vie,
n’en déplaise aux pharaons. Il passe en fait sa vie à se distraire de l’idée de
la mort.
Alors quoi ?
Alors Dieu ! Oui, Dieu !
L’homme est trop petit à l’échelle de l’univers, à l’échelle
du temps, trop vil à l’échelle du mystère qui préside à cet obscur éclair de
conscience qu’est sa vie. Instant au cours duquel un esprit est venu se
contraindre dans un corps de chair et de sang.
Alors Dieu ?
Oui Dieu ! Hors de toutes échelles de temps et
d’espace. Hors de toute convoitise, de joie, de peine, de naissance et de mort.
Dieu éternel. Être sans substance. Non-être donc. Non-être qui dépasse toute
vie sur terre depuis l’amibe sortie de l’océan jusqu’à cet être vaniteux pétri
de concupiscence en même temps que de peur qui se fait appeler homme. Dieu est
la réponse à l’insignifiance. Alors plutôt que raconter l’homme, fût-il roi sur
terre, autant prôner ce dépassement de tout, cette transcendance : Dieu.
Ecrire ce que des hommes qui se sont dits messagers de Dieu,
récepteurs de la parole divine, prophètes, écrire ce que l’instance supérieure,
mystérieuse, inaccessible, invisible leur a dit. Puisqu’Il s’est rendu audible à
eux. Ce que les hommes, ceux qui se disent grands, voulaient faire transcrire
de leur vulgarité dans autant d’ouvrages du même niveau sera avantageusement
remplacé par la parole divine dans un seul ouvrage. Le LIVRE.
La croix et le croissant de François Taillandier nous dit la
gesticulation de la créature intelligente, et pourtant bouffie de défauts, pour
s’élever, dépasser sa si courte existence, si médiocre existence et trouver le
salut. En Dieu !
Mais même en cette intention les hommes n’ont pas trouvé de
collusion. Le LIVRE est devenu multiple. Et encore en est-il pour clamer que la
parole divine ne peut être écrite. Elle ne peut être entendue que par des élus
et colportée par le Verbe.
Pauvre homme, pris entre la Croix et le Croissant, et peut
être encore d’autres symboles de religions, celles-là moins extraverties. Plus
confidentielles, moins belliqueuses, ne revendiquant pas le monopole. Pauvre
homme qui n’a pas entendu le message d’amour que prêchent toutes ces religions qui
se revendiquent du Livre, en même temps qu’elles le foulent aux pieds.
Formidable ouverture sur ces notions de désarroi de l’homme
en sa condition que celle de François Taillandier. Pauvre homme en quête de
dépassement des bornes de sa vie. Dépassement qu’il a trouvé en Dieu.
Dépassement qu’il a transcrit dans le Livre pour associer sa pauvre existence à
celle de son créateur. Et survivre ainsi avec lui dans l’éternité.
J’ai retrouvé avec délectation la hauteur de vue de cet
auteur sur la condition de l’homme livré au mystère de la vie. Approche que j’avais découverte avec
L’Ecriture du monde et que je m’impose de suivre dans le troisième volet de cette
trilogie tant elle comble mon appétit de cette écriture érudite tout en restant
accessible, sur ces questions que l’on qualifie de fondamentales.