Mais au-delà du récit de cette descente aux enfers d'un amour vivant, je m'interroge sur mon rôle, moi lecteur de ces lignes. Je me suis forgé la conviction que son auteure ne les avait pas écrites pour satisfaire mon voyeurisme. Alors en quoi en refermant cet ouvrage ai-je participé à une œuvre salvatrice ? Je l'ai peut-être trouvé à la page 225 de l'édition Livre de poche : "Et puis, de toute façon, parler avec qui ?"
Pas aux proches, ceux qui ont vécu le drame. Ce serait les entrainer dans le vortex de la perdition. Alors à qui ? A Moi ? Olivia de Lamberterie aurait donc choisi d'en parler avec moi. le plus parfait inconnu. Le réceptacle le plus innocent de toute l'histoire de cette famille unie. Moment d'intimité avec un quidam croisé au hasard des rayons d'une librairie. Lecteur anonyme, capable d'entendre ce cri vierge de tout écho. Cri à l'univers infini. Ultime révolte contre l'opiniâtreté d'un destin qui avait déclaré son intention. Emporter Alex. Où ? Olivia s'est longtemps posé la question. Avant de trouver la réponse, en fermant les yeux. Et le dénicher, lui son frère adoré, tapis au fond d'elle-même.
Plus que la disparition d'Alex, c'est son impuissance à contrecarrer le projet
contre laquelle Olivia s'insurge. La préméditation. Alex, où le refus d'être
ici et maintenant. Et demain. Refus d'être né. Quand bien même tout autour de
lui n'est qu'amour. Femme, enfants, sœurs, père et mère, il n'est pourtant pas
de cocon plus précieux, plus propice à faire prospérer la vie qu'une famille
aimante. Harmonie, cohésion, solidarité, le destin a franchi les remparts les
plus robustes.
Amour des autres mais détestation de la vie. Quelques décennies d'une vie en
trompe l'œil et Alex a choisi de baisser le rideau en saluant les spectateurs
médusés, impuissants, leur déclarant toutefois sa tendresse. A ceux qui ont
accepté de poursuivre le chemin. A eux d'essayer de comprendre
l'incompréhensible.
Refus d'être né qu'Alex répand à la face du monde, avec cet ouvrage réclamé,
qui s'est finalement imposé à sa sœur. L'écriture est œuvre de solitude. Elle
force à entrer en soi-même. A affronter les mots sans le secours de l'oreille
compatissante ni le risque d'intervention de la volonté d'autrui. Seule façon
de se gorger de sa souffrance sans indulgence. Sans remise de peine. Sans
risquer de voir de petites joies quotidiennes sournoisement apaiser le chagrin.
Accepter son chagrin, se l'imposer, c'est respecter. C'est aimer.
Il est des personnes chez qui l'instinct de mort est plus fort que l'instinct
de vie. Comment le soupçonner dans ce petit bonhomme assis à côté de sa sœur
sur la photo. Mais si elle fait passer ce message, son message, Olivia fait
aussi comprendre sa colère à elle, sa révolte, sa détestation légitime de
pareille évidence.
Lecteur tardif. Sympathies tardives. Mais n'est-ce pas ce tardif qui fait
durer. Qui entretient le chagrin qu'on revendique, une façon de le préserver de
la dilution dans l'insouciance des jours. J'aurais donc participé modestement à
entretenir cette preuve d'amour.