La porte qui donne accès au bazar Namiya n'est pas
seulement une frontière entre l'intérieur et l'extérieur. Elle l'est aussi
entre deux époques. Des époques suffisamment proches pour être contenues dans
l'espace-temps d'une vie, tout en étant suffisamment éloignées pour confronter
l'ingénuité de la jeunesse à l'expérience de la maturité. Mais pas seulement.
Car l'intérieur du bazar connaît l'avenir. Ce qu'il adviendra des personnes que
la jeunesse remplit d'incertitude et de doute au point de la faire hésiter
quant à une décision à prendre, une attitude à adopter. Oui mais voilà, comment
faire connaître son avenir à une personne qui se heurte à l'indécision, aux
états d'âme sans passer pour un illuminé.
Son propriétaire s'identifiant à l'établissement aux yeux de ceux qui le
sollicitent, c'est tout l'art de l'argumentation mise en oeuvre par le bazar
Namiya au moyen d'échange de lettres que son pouvoir de compression du temps
rend instantané. Son art consistant à travestir en sagesse de vieux philosophe
ce qu'il connaît de l'avenir afin de ne pas surprendre ou effrayer son
correspondant, voire passer pour un charlatan.
Libre à celui qui le lit de faire ce qu'il entend de sa vie. Il aura été
prévenu. L'âge venu il tirera les conclusions de ses actes. La boîte aux
lettres magique lui sera ouverte trente-trois ans après la mort de l'initiateur
du concept pour confier au bazar, supposé alors déserté, la suite qu'il aura
réservée aux conseils prodigués. Même si son locataire n'est plus le même. Les
murs conservent cette mémoire et la transmette à ses occupants, fussent-ils
alors de jeunes squatters en rupture de ban devenus à leur tour par la magie du
lieu et à leur corps défendant des conseilleurs d'occasion.
Entrelacs de parcours de vie, croisement des générations, les destins se
télescopent au carrefour du bazar Namiya. Il semble y avoir un lieu commun avec
un foyer de jeunes dans sa proximité, lesquels ne sont pas les derniers à
s'interroger sur leur place dans un Japon en mutation entre les années 80 et
nos jours. Nous voici avec ce roman versé dans un conte philosophique aux
frontières du fantastique, dans une nébuleuse temporelle où coexistent les
époques d'une vie de part et d'autre d'une simple porte. C'est à la fois
captivant et attendrissant. Je me suis fait prendre dans les filets de ce
roman-échappatoire-au-quotidien, me demandant où il pouvait bien me conduire.
Mais que l'on se rassure, la vie reste la vie et non un conte de fée. Cette
compression du temps a d'autant plus de crédibilité qu'elle est source de leçon
de vie. Un délicieux moment de lecture.
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Ouvrages par genre
jeudi 24 février 2022
Les miracles du bazar Namiya ~~~~ Keigo Higashino
samedi 20 mars 2021
La mer de la fertilité, tome 4 : L'ange en décomposition ~~~~ Yukio Mishima
Quatrième et dernier (?) opus de
la mer de la fertilité. Il n'est que d'extraire certains passages de cet
ouvrage pour comprendre que nous sommes parvenus au bout du chemin. Ce chemin
n'est pas seulement celui d'une oeuvre littéraire. C'est aussi celui d'une vie.
La vie de son auteur.
45 ans ! C'est l'âge de Yukio Mishima lorsqu'il
met le point final à son œuvre testament. Sa jeunesse lui a filé entre les
doigts. Il est plus que temps.
"Il n'y a jamais eu pour moi
ce qu'on aurait pu appeler l'apogée de ma jeunesse, et par conséquent aucun
moment pour l'arrêter. C'est à l'apogée qu'il faudrait s'arrêter. Je n'en ai
discerné aucune. Chose étrange je n'en ai nul regret.
Mais non, il est encore temps
après que la jeunesse est un peu passée. Survient l'apogée, c'est alors le
moment." 25 novembre 1970, c'est alors le moment de quoi ? le regard
s'est-il suffisamment appesanti sur le paysage ? le verbe l'a-t-il suffisamment
célébré ?
La beauté du corps s'est dissoute
dans les traits de ceux qui narguent leurs aînés de leur vigueur toute fraîche.
C'est donc le moment de ne plus se compromettre dans le naufrage de la
vieillesse, dans la décomposition de l'ange.
"Beauté physique infinie.
Voilà le privilège particulier de ceux qui abrègent le temps. Juste avant
l'apogée où il faut abréger le temps, se trouve l'apogée de la beauté
physique."
Le bout du chemin est là. L'ascension est terminée. Après, c'est la déchéance. "Quelle
puissance, quelle poésie, quelle félicité ! Pouvoir abréger le temps, au moment
même où l'on aperçoit la blancheur étincelante de l'apogée. On en a la
préscience dans la fièvre délicieuse de la montée, le décor changeant de la flore
alpine, l'approche de la ligne de crête. « C’est avec lucidité et la pleine
possession de ses facultés qu'il faut décider de basculer dans la lumière de
l'autre monde. Le monde blanc.
"Je n'aime pas le genre de
personnes, faibles ou malades, qui se suicident. Il n'y en a qu'une catégorie
que je conçoive. Ce sont ceux qui se suicident pour démontrer leur
personnalité."
L'oeuvre littéraire est la perpétuation de son auteur. Sa vie n'est que le
segment d'une continuité. Il se retrouvera sous les traits d'une nouvelle
jeunesse quelque part dans le monde.
"Même si l'on arrête le temps, la vie se réincarne. Cela aussi, je le
sais."
Il n'est pas de point final pour
qui croit en la transmigration des âmes. Tout au long de sa vie, Honda s'est
convaincu de voir son ami Kiyoaki, pris au piège d'un amour imprévisible, se
réincarner sous les traits d'Isao Iinuma d'abord, de la princesse Ying Chan
ensuite, du jeune Toru enfin. Chacun porteur de la flamme fragile de la vie.
Mais le doute pernicieux s'est
insinué en l'esprit de Honda. le grand âge l'a peut-être leurré. Toru a brûlé
le livre des rêves laissé par Kiyoaki.
"La mémoire est comme un
miroir fantôme. Il arrive qu'elle montre des choses trop lointaines pour qu'on
les voie, et elle les montre parfois comme si elles étaient présentes".
Est-ce donc avec le poison du doute insinué en son esprit quant à la
réincarnation que Mishima a décidé de basculer dans le monde blanc le 25
novembre 1970 ? le point final de L'Ange en décomposition était-il celui de la
Mer de la fertilité, ou bien quelque part en ce monde pourrait-il s'écrire un
cinquième opus ?
jeudi 25 février 2021
La mer de la fertilité, tome 3 : Le temple de l'aube ~~~~ Yukio Mishima
Comme tout un chacun, et plus que tout autre peut-être eu égard à ses intentions – n'oublions pas qu'il est avec cet ouvrage sur le troisième opus de son œuvre testament laquelle en comporte quatre – l'auteur de la Mer de la fertilité est confronté à la perpétuation de la vie. Avec lui point de quête d'éternité dans l'au-delà, de place auprès de Dieu ainsi que peuvent nous le promettre quelques religions monothéistes en perte de vitesse en ce troisième millénaire, il ne peut donc être question que de transmigration de l'âme, de réincarnation. le seul point qui accorderait peut être les différentes croyances quant au sort réservé après la mort est la vertu du comportement de la personne de son vivant. Cette vertu s'exprimant parfois non pas en dévotion ou actions charitables, mais en pureté d'intention laquelle peut fort bien comporter l'élimination d'autrui, s'il est convaincu de corruption par les vices inhérents à la nature humaine.
Nul doute que Mishima décèle dans
la perpétuation qu'il applique à ses héros, une voie pour son propre avenir
dont il semble avoir décrété l'échéance. Marguerite
Yourcenar qui s'est intéressée à cet écrivain dans Mishima
ou la vision du vide trace dans son œuvre les indices qui
témoigneraient de son intention. Elle y voit un artisan en préméditation de son
chef-d'œuvre : sa fin spectaculaire selon le rituel samouraï.
Isao le fervent nationaliste du
tome deux de la tétralogie, Chevaux échappés, était la réincarnation de
Kiyoaki, l'amoureux éperdu de Neige de printemps, le premier tome. Les
dernières lignes de chacun de ces ouvrages faisant disparaître leur héros,
Honda leur survivant est le témoin attesteur de leur réincarnation. Dans ce
troisième opus, la transmigration des âmes ne connaissant ni frontière ni race,
c'est la princesse siamoise Ying Chan qui se dit elle-même réincarnation
d'Isao. Honda s'en convainc et cherche sur son corps par ses indiscrétions
équivoques le signe qui confirmera le fait.
Le temple de l'aube est un
ouvrage quelque peu déroutant. Autant une première partie voit son héros en
quête de la réalité de la réincarnation, allant là en chercher les preuves
jusqu'à Bénarès en Inde, le sanctuaire de l'hindouisme, autant la seconde
plonge son héros, Honda, dans la déviance comportementale du notable respecté
qu'il est, faisant de lui un voyeur des ébats sexuels de quelques couples
occasionnels dont il a lui-même favorisé le rapprochement. Il s'en expliquera
auprès de son épouse, Rié, qui le surprendra dans cette posture condamnable.
Il y a toujours dans le texte de
Mishima cette communion avec la nature qui s'exprime par de longues tirades
contemplatives, lesquelles trouvent leurs prolongements dans la poésie mise
dans la bouche de l'une ou de l'autre de ses personnages. Tirades qui peuvent
distraire le lecteur du fil directeur de l'ouvrage d'autant que certaines
allégories sont assez poussives et terre à terre. Mais le chemin est tracé et
Mishima y ramène ce dernier avec l'obsession du but à atteindre que le
quatrième opus au titre annonciateur, l'Ange en décomposition, ne devrait pas
manquer pas à mon sens de nous révéler.
Dans ma perception de lecteur peu averti des croyances religieuses qui ont
cours en extrême orient, je situe ce troisième opus au creux de la vague de la
tétralogie. Je l'ai trouvé déséquilibré, pénalisé par cette dichotomie
comportementale chez Honda en ces deux parties de l'ouvrage. Une première tout
orientée vers une quête de spiritualité, parfois absconse à mon entendement,
l'autre vers la recherche de preuve physique sur le corps de la princesse qui
rabaisse son protagoniste en une trivialité coupable en complète rupture avec
la qualité du personnage. Mais cette perception est affaire de culture
personnelle et ne me retiens pas de m'engager sur le quatrième volet de la
tétralogie. Je garde à l'esprit le cheminement intellectuel mortifère que
fomente son auteur. Il se donnera la mort au bout de ce chemin. Et comme Marguerite
Yourcenar, je tente de comprendre cette démarche sacrificielle dans ces
textes, de déceler les traces de ce poison qui lentement fait son œuvre.
lundi 4 janvier 2021
Tristesse et beauté ~~~~ Yasunari Kawabata
Oki Toshio, romancier japonais à succès, père de famille, a
vécu une histoire d'amour adultère avec Otoko, une adolescente de quinze ans sa
cadette. L'enfant né de cette union est mort dans les premiers jours de sa vie.
La mère d'Otoko a décidé d'éloigner sa fille de cet amour impossible.
Vingt-quatre ans plus tard, Oki apprend qu'Otoko est devenue
une artiste peintre reconnue. Il décide de la revoir. Restée célibataire Otoko
vit avec Keiko, une jeune fille qu'elle a prise comme élève. Elles
entretiennent une histoire sentimentale ambigüe.
Keiko apprend le passé douloureux de celle qui est devenue
son maître dans l'art de la peinture. Jalouse, elle craint, à la réapparition
de Oki, de se voir dépossédée de l'exclusivité de l'attention de sa
professeure. Elle s'investit alors à la mission de venger rétrospectivement le
chagrin que cette dernière a pu endurer à la perte de son amant et de leur
enfant.
Dans une ambiance toujours très équivoque, les personnages
oscillent entre relation physique et spirituelle. Esthétique de l'art à la
japonaise entre le figuratif et l'abstrait. Les mentalités progressent sur le
chemin de la perdition consciente, mues par leurs pulsions sensuelles. de la
contemplation à la vengeance les armes s'affutent. La jeune Keiko échafaude son
plan, faisant preuve d'un machiavélisme juvénile mais déterminé.
Un roman assez troublant, bien nommé, entre Tristesse et
beauté.
mercredi 16 décembre 2020
La Mer de la fertilité, tome 2 : Chevaux échappés ~~~~ Yukio Mishima
Dans le code samouraï le courage n'est pas une vertu aveugle, ni la passion bonne conseillère de l'action. Selon les principes fondant l'éthique, la culture du zen tempère la spontanéité de ces ardeurs. Mais cette pratique martiale est aussi la plus à même d'être enfreinte par la fougue de la jeunesse.
Dans les années 30, au sortir de l'adolescence et à la lecture de la Société du
Vent Divin, une brochure relatant la révolte d'une élite traditionnaliste se
réclamant de l'esprit samouraï sous l'ère Meiji, Isao Iinuma a fait sienne
l'éthique de la noble caste. Cette élite d'ardents patriotes condamnait
l'ouverture du Japon à la culture occidentale jugée néfaste au pays. Leur
mouvement fut un échec. Ils le lavèrent dans leur propre sang en se donnant la
mort par le suicide rituel.
Son intention est de fonder la Société du Vent Divin de l'ère Shōwa
Depuis que Hirohito a été
intronisé empereur du Japon en 1926, ouvrant l'ère Shōwa, Isao Iinuma voue un
véritable culte et une loyauté indéfectible à son souverain. En son esprit, il
incarne Dieu sur terre. S'inspirant du code éthique samouraï qui respecte les
sept principes de droiture et sens du devoir, courage héroïque, bienveillance
et compassion, politesse et respect, sincérité et vérité, honneur, devoir et
loyauté, Isao jure de consacrer sa vie à la haute autorité gardienne des
traditions ancestrales. Dans l'inconséquence de la jeunesse, il se donne pour
mission de parachever l'intention de purification du pays qu'avaient nourrie
ses anciens. le but étant d'éliminer ceux qui par adoption du système capitaliste
piétinent les valeurs morales ayant prévalu dans la culture japonaise jusqu'à
son ouverture à l'occident en 1854. Isao recrute à la cause quelques jeunes de
sa génération, dont certains mineurs, non sans avoir évalué la sincérité de
leur engagement. Son intention est de fonder la Société du Vent Divin de l'ère
Shōwa. Ensemble ils échafaudent un plan de purification comportant
l'élimination des sommités corrompues.
Dans l'esprit samouraï
l'exaltation d'un idéal, fut-il une cause perdue, ne se conçoit pas sans le
sacrifice suprême, la purification par la lame immaculée : "Être un homme,
c'est ne point cesser de s'élever à force vers le sommet de la condition
humaine, pour y mourir dans la blancheur neigeuse de ce sommet." Tous ceux
qui resteront fidèles à la cause font ainsi vœu de se donner la mort par le
suicide rituel en glorification de leur action.
élévation spirituelle qui magnifie la personne au rang de héros
Shigekuni Honda, devenu une sommité dans la magistrature japonaise, veut voir en Isao Iinuma la réincarnation de son ami Kiyoaki mort 19 ans plus tôt de son amour refoulé pour la belle Sakoto*. Outre quelques traits physiques il retrouve dans le journal de ses rêves, que lui avait confié Kiyoaki à sa mort, des présages qui lui donnent la certitude de la survivance de son âme sous les traits d'Isao. Il y retrouve aussi cette élévation spirituelle qui magnifie la personne au rang de héros. Héros de l'amour pour Kiyoaki. Héros de la pureté du sentiment national pour Isao. Un idéal promu moteur de conduite et catalysant un nationalisme qui, faisant des émules à la veille de la seconde guerre mondiale, conduira le Japon à sa perte en le livrant à l'impérialisme débridé, allant jusqu'à défier le pays devenu la plus grande puissance mondiale le 7 décembre 1941 à Pearl Harbour. Shigekuni Honda, en respect pour l'attachement qu'il vouait à son ami disparu, et selon lui réapparu sous les traits de Isao, abandonne son poste afin d'avoir les mains libres et sauver Isao de sa folle entreprise.
Les chevaux échappés : sous ce
titre énigmatique qui peut figurer l'emballement de la race noble, Mishima
retrace l'ascension spirituelle d'une jeunesse utopiste laquelle s'auto
investit de la mission de faire rempart autour de son empereur face aux tenants
de la modernité spéculative. Elle fait serment de protéger le pays de l'ingérence
d'une culture occidentale jugée impure et incompatible avec les mœurs de la
société japonaise.
A l'instar du théâtre Nô...
Si l'on n'est pas averti du lien
sacré qui unit l'homme à la nature dans la culture japonaise, on peut souffrir
des longueurs et des digressions contemplatives qui jalonnent pareil texte
quand Mishima porte ses héros à s'inspirer des éléments naturels pour y puiser
force et beauté. Les symboles foisonnent dans des allégories sophistiquées et
les litanies évocatrices qui peuvent rebuter le lecteur réfractaire à la
méditation. Cette culture peut paraître hermétique à la nôtre, laquelle a fait
table de rase de ses valeurs et traditions pour se fondre dans le grand
malstrom de la société de consommation, abandonnant aux poètes romantiques la
célébration de la nature. A l'instar du théâtre Nô, l'écriture de Mishima peut
paraître manquer de rythme à qui ne s'intéresse qu'au factuel au détriment du
décorum et de l'exhortation des sentiments portés par la seule gestuelle. Mais
la démarche spirituelle qui pousse un homme à se sacrifier par le suicide
rituel, le seppuku, justifie ce long processus de maturation de l'esprit afin
d'imprégner le lecteur de la psychologie, des rites et traditions des idolâtres
du faste impérial japonais.
Deuxième opus de la Mer de la fertilité,
n'oublions pas que Mishima est dans son œuvre-testament en chemin vers la
blancheur neigeuse du sommet de la vie.
(*) Voir Neige de printemps,
premier opus de la tétralogie La mer de la fertilité.
mardi 3 novembre 2020
La Mer de la fertilité, tome 1 : Neige de printemps ~~~~~Yukio Mishima
J'en suis averti, la tétralogie dans laquelle je m'engage en lisant Neige de printemps de Mishima est une oeuvre testament. le testament d'un homme qui n'est pourtant ni condamné par la maladie ni en âge suffisamment avancé pour envisager l'échéance ultime prochaine. Mais pourtant, ainsi que l'écrit Marguerite Yourcenar dans l'essai qu'elle a consacré à cet auteur fascinant – Mishima ou la vision du vide – c'est le testament d'un homme qui prépare son "chef-œuvre" : son suicide rituel.
Cette connaissance de l'acte
irréparable est à la fois nuisible et profitable à pareille lecture. En
refermant Neige de printemps, le premier tome de la mer de la fertilité, je
sais déjà que j'irai au terme de cette splendide œuvre romanesque en me
procurant les trois autres opus d'une tétralogie qui prend des allures de
monument. Un monument érigé par celui-là même qu'il rappelle à notre souvenir.
Nuisible la connaissance de ce parcours testamentaire, parce que je sais déjà
que mon esprit va inconsciemment chercher au fil des pages les indices du
cheminement intellectuel vers une fin décidée. Cette quête inconsciente peut me
faire reprocher un voyeurisme morbide. Mais profitable plus encore, je veux
m'en défendre, sera cette lecture. D'abord parce que les deux autres ouvrages
que j'ai lus de cet auteur – le Pavillon
d'or, Confession d'un masque – me donnent la certitude de me confronter au
talent pur, ensuite parce que ce chemin sur lequel je m'engage est celui qu'il
veut faire parcourir à son lecteur dans une démarche initiatique consciente du
but fixé.
Kiyoaki est jeune et beau. Satoko
est jeune et belle. Ils sont les héros de Neige de printemps. Ils se savent
attirés l'un vers l'autre. Mais ne savent pas encore à quel point l'un est
devenu indispensable à l'autre. Ils pensent encore pouvoir jouer de leur libre
arbitre et mettre leur amour à l'épreuve des codes moraux de la société
aristocratique dans laquelle ils sont nés. Ils ne se rendront pas compte qu'un
jour ils auront dépassé le point de non-retour.
Neige de printemps est d'une esthétique rare
Il est des fictions tellement
bien apprêtées qu'on ne doute plus qu'elles aient été vécues par leur créateur.
Des fictions qui mettent tous les sens du lecteur à contribution au point de
lui faire vivre les événements, les personnages, au point de le gagner aux
émotions de ces derniers. Neige de printemps est d'une esthétique rare. Beauté
de la nature, beauté des sentiments, tout est porté par un style épuré, une
écriture solennelle, débarrassée des impuretés accumulées par l'usage. Une
performance d'auteur qui nous livre un distillat, un absolu de pensée.
D'aucuns pourraient éprouver
certaines longueurs dans des épanchements descriptifs. Mais il n'est que de se
souvenir que l'auteur est engagé sur un chemin funeste, que chaque regard est
un regard d'adieu et qu'il vaut la peine de s'appesantir sur quelques
merveilles de la nature quand elle est écrin d'un cœur qui souffre.
J'ai décidé de continuer le
chemin avec Mishima, ce marcheur obstiné. Je vais donc me procurer les trois
tomes qui pavent la fin de son parcours. Mais j'attendrai que covid veuille
bien nous rendre notre liberté pour aller me procurer ces ouvrages dans ma
librairie préférée. Je ne veux pas qu'elle baisse le rideau parce que j'aurais
été pressé d'accompagner un auteur vers le bout de son chemin. Je ne veux pas
qu'un clic de souris éteigne à jamais la vitrine d'un libraire. La vitrine de
mon libraire c'est la vie dans la rue, c'est mon ouverture au monde.
dimanche 20 octobre 2019
L'âme brisée ~~~~ Akira Mizubayashi
Un violon a une âme. Ce n'est pas seulement cette petite pièce d'épicéa qui, placée sous le chevalet, transfert les sons de la table d'harmonie vers le fond de l'instrument. L'âme du violon c'est aussi sa sonorité. Elle caractérise sa personnalité propre. Lorsque la mèche de l'archet évolue sur les cordes et fait naître ce qu'Akira Mizubayashi désigne comme "la matière sonore", l'instrument-objet s'éveille, s'anime, prend vie. Sa sonorité stimule la sensibilité humaine. Érigée en principe d'immortalité, l'âme de l'instrument entre alors en connivence avec celle de qui perçoit la magie des vibrations sublimes.la matière sonore
Kurokami doit se traduire par Dieu Noir. Choisi à dessein
pour sublimer le personnage, c'était le nom de cet officier qui, dans le Japon
d'avant-guerre, avait ramassé le violon piétiné par son subalterne, lequel
exerçait son zèle à la chasse aux sorcières pacifistes. le lieutenant Kurokami
avait alors confié l'instrument mutilé à l'enfant découvert dans sa cachette.
Son père venait d'être arrêté par les siens en pleine répétition. Il n'a pu
sauver le père. Il a épargné l'enfant.
Suprême communion qui fera revivre l'un et l'autre, l'instrument et l'être aimé
Une fois entré dans la compréhension du malheur qui venait
de le frapper, ce dernier s'est fixé pour raison de vivre de reconstruire le
violon de son père. Adopté par un couple de Français, il est devenu luthier.
Reconstruire le violon c'était lui redonner son âme. C'était faire renaître
celui qui avait fait vibrer ses cordes : son père. Suprême communion qui fera
revivre l'un et l'autre, l'instrument et l'être aimé, dans des circonstances
qu'il ne faut pas dévoiler dans ces lignes mais me font saluer une nouvelle
fois cet auteur qui m'avait captivé avec Petit éloge de l'errance.
Akira Mizubayashi, l'auteur à la double culture nous adresse
là encore un éloquent plaidoyer contre les dérives autoritaires et son
corollaire, la haine. Sentiment aveugle et nauséabond, capable de commettre
l'outrage suprême, anéantir des artisans de paix : le musicien et son
instrument.
Âme brisée est ouvrage d'autant plus fort que, sur un thème
artistique qui conduira les uns et les autres lecteurs à s'enquérir des
références musicales qu'il comporte, le texte est doux et lent. C'est une
mélodie nostalgique que le violon interprète à l'oreille du lecteur subjugué.
C'est un superbe roman.
vendredi 5 avril 2019
Geisha ~~~~ Arthur Golden
J'ai lu cet ouvrage avec avidité. Il s'offre à nous comme le récit des mémoires d'une geisha retraitée, expatriée aux États-Unis à l'heure de ses confidences. Il m'a fait découvrir l'envers d'un pan de décor de la société nippone qui aura pu leurrer l'occidental non averti que je suis. Les geishas sont-elles des femmes artistes, ou bien des courtisanes précieuses qui pratiquent là comme ailleurs le plus vieux métier du monde ?
"Nous ne devenons pas geisha
pour jouir de la vie, mais parce que nous n'avons pas le choix".
Ces propos mis dans la bouche de
Mameha, la grande sœur de Sayuri, au sens de celle qui la prend sous son aile
pour lui apprendre le métier, sont de nature à couper court à toute spéculation
quant à l'élégance d'une culture. Il y a donc aussi derrière le masque de la
poupée le drame de jeunes filles qui ont accédé à ce statut parce que, comme
Sayuri, elles ont été vendues par des parents qui ne pouvaient plus subvenir à
leurs besoins.
L'estampe japonaise, le cliché de
la femme au visage fardé de blanc, enveloppée dans son kimono de soie richement
décoré, aux gestes à la fois gracieux et calculés, fait illusion quant à la
finalité du cérémonial qu'elles ont appris à mettre en scène.
Magnifique roman d'Arthur Golden
qui aborde ici une forme d'asservissement institué en tradition pour des jeunes
filles qui ne deviennent pour le coup plus propriétaire de leur propre corps.
La jeunesse et la beauté sont devenues valeur marchande dans les mains de
tuteurs dont on comprend bien le rôle véritable. La vente de la virginité de
Chyio, devenue Sayuri sous son nom de geisha, sera négociée au plus offrant
pour rembourser le coût de son acquisition et ses frais d'éducation. Il est
clair que dans pareille situation les penchants affectifs d'un cœur tendre ne
pèsent guère plus lourd que le jour où elle a été arrachée à sa famille.
Prise au jeu de l'intérêt
qu'elles suscitent les geishas sont élevées dans un univers de rivalité sans
concession. Une éducation draconienne conditionne la jeune fille, laquelle
n'envisage alors plus pour s'émanciper que de devenir la maîtresse d'un riche
protecteur, un danna, qu'elle cherchera à séduire avec le plus extrême
raffinement dans un climat de concurrence féroce.
L'aspect qui a pu détourner le
spectateur non averti de la réalité moins brillante de cette caste sociale
inscrite dans la tradition japonaise est le côté sophistiqué de l'exercice de
séduction pratiqué par ces femmes. Ce qui reste une forme de prostitution,
certes dirigée vers une élite fortunée, présente un aspect artistique
indéniable dont la finalité est d'éveiller l'imaginaire et porter le désir à
son paroxysme.
Cet ouvrage produit par un
spécialiste de la culture japonaise allie avec grand succès les références
sociétales, culturelles et historiques au drame qu'ont pu vivre certaines
d'entre elles, comme la jeune Chyio héroïne de ce roman. Une fresque picturale
qui n'est pas exempte de sensualité au spectacle de l'effleurement de corps
graciles offerts à la convoitise des puissants. Ces derniers présentés sous un
aspect moins reluisant. Un roman moral à l'esthétique rare qui donne le goût de
sa relecture et de voir le film qui en a été tiré en 2005.
mercredi 27 mars 2019
Le fusil de chasse ~~~~ Yasushi Inoué
Il est des situations qui pèsent sur le cœur au point de ne
pouvoir les aborder de vive voix avec ceux qu'elles impliquent. La lettre
devient alors le moyen de rompre avec la souffrance qu'elles génèrent. Elle
permet à son auteur de s'épancher sans craindre la contradiction, de maîtriser
ses émotions et de rééquilibrer un rapport de force défavorable. La lettre
abolit les inhibitions.
C'est le procédé qu'utilisent trois femmes à l'adresse de Josuke Misugi. Il est
entré dans leur vie comme époux, amant, voire comme intrus, quand il s'agit de
la fille de son amante. Trois lettres, dont une posthume, celle de cette
dernière, afin de mettre en mots ce qui a exacerbé leur sensibilité, en bonheur
ou en chagrin, et n'a pourtant pu franchir leurs lèvres pour divulguer leur
ressenti intime. Josuke a entretenu une relation illégitime avec celle des
trois qui a choisi de quitter ce monde.
Avant de partir, cette dernière, qui déplorait avoir vécu dans le péché, tient
à lui faire la confidence de "son moi profond, son moi véritable". le
temps d'une lecture, elle prolonge ainsi sa vie auprès de lui, consciente que
la relation intime qu'ils entretenaient ne lui avait pas pour autant permis de
dévoiler ce jardin secret où fleurissent les désirs, les rêves, les espoirs, où
prospèrent aussi les remords, les craintes et les peines, plus difficiles à
confesser.
Celles qui ont vécu en marge de cette relation expriment quant à elles le
désenchantement. Elles savent que, mieux que les paroles, la lettre s'imposera
à son destinataire, jusqu'au dernier mot, pour exprimer le préjudice de la
duplicité.
Dans une langue feutrée, ces trois femmes expriment avec douceur l'amertume
pour les unes, l'amour mais aussi le repentir pour l'autre. Convaincues
d'atteindre leur cible par le truchement de la lettre, toutes trois écrivent
avec détermination le fruit de leur pensée. Des arguments soupesés, des propos
modérés dont la portée sera d'autant plus grande pour se faire entendre de leur
destinataire. L'assurance d'être lues leur donne la satisfaction d'être
entendues et de soulager leur conscience. Fût-ce au moment de quitter ce monde.
Des paroles pour le cœur.
"Si je devais vous dire ceci de vive voix, comme cela me serait difficile
! Sans compter ce que ma tentative pourrait avoir de pénible, il me serait sans
doute impossible de vous adresser la parole sans incohérence. Je suis capable,
en ce moment, de m'expliquer uniquement parce que je vous écris."
samedi 24 novembre 2018
Le Meurtre du Commandeur, livre 2 : La Métaphore se déplace ~~~~ Haruki Murakami
Le meurtre du commandeur est un
tableau qui ne voulait pas de contemplateur. Il a été conçu dans le secret de
son créateur. En soulagement d'une blessure, comme la parole libère le cœur de
celui que la vie a traumatisé.
Portraitiste de renom, le
narrateur anonyme de cet ouvrage en deux tomes sera le profanateur involontaire
du secret piégé sur la toile par le vieux peintre Tomohiko Amada. Les
intentions du créateur prendront corps et ouvriront alors le peintre du
figuratif à la vraie nature de ses modèles. Pas celle dont les traits du visage
se figent sous son pinceau, mais bien l'intimité de tout un chacun, obscure à
tout autre.
Un lien se crée alors entre la
toile conçue pour rester dans l'ignorance du monde et la réalité. Les concepts
se matérialisent quand les événements s'enchaînent. Idée, métaphore prennent
corps, interpellent et guident le portraitiste dans la compréhension du monde
qui l'entoure, des êtres qui y évoluent. En particulier ce voisin singulier,
Wataru Menshiki, et la jeune fille secrète, Marié Akikawa, dont il a entrepris
de faire les portraits. L'abstraction de leur personnalité sous le pinceau de
l'artiste, en exploration de leur moi intérieur, pourrait-elle mettre à jour
une filiation ?
Lorsque la jeune fille disparaît,
le portraitiste est conduit sur ses traces par un environnement surnaturel dans
lequel s'interpénètrent esprits, concepts et créatures de l'imaginaire. Les
êtres humains quant à eux, prisonniers "de l'espace, du temps et de la
probabilité", ressentent l'oppressante claustrophobie de leur propre
condition. Les parois qui se resserrent sur eux sont celles de leurs souvenirs,
préjugés et autres inhibitions.
À la fréquentation de
l'irrationnel il faut s'attendre à être déstabilisé. Haruki Murakami est
orfèvre en la matière. Avec un développement très maîtrisé de l'intrigue, il
retient son lecteur dans un qui-vive permanent. Chaque personnage peut créer la
surprise et être potentiellement celui qui détient la clé des énigmes,
lesquelles s'additionnent, s'enchaînent, se superposent. Les rebondissements se
glissent dans les banalités du quotidien. Il n'y a pas avec Haruki Murakami de
mystère planté au début de l'ouvrage qui trouve sa solution en dernier
chapitre. Il conçoit celui-ci comme un distillat de l'imaginaire, dans lequel
logique n'a pas sa place. Une forme originale de traiter les questions qui nous
obsèdent. Toujours les mêmes.
J'ai toutefois un regret dans cet
ouvrage. Certaines de ces obsessions que j'aurais bien voulu voir reliées plus
intimement à la trame générale, le rôle de l'homme à la Subaru blanche par
exemple. Mais soit, Haruki Murakami nous dit-il pas page 352 qu'il y a
"des choses que nous ne pouvons ni ne devons expliquer."
Le meurtre du commandeur ; du
romanesque de haut vol, à recommander à qui ne craint pas l'irrationnel pour
traiter de nos obsessions bien réelles.
mardi 13 novembre 2018
Le Meurtre du Commandeur, livre 1 : Une idée apparaît ~~~~ Haruki Murakami
"La vérité précipite parfois
les hommes dans un solitude insondable." C'est sans doute la raison pour
laquelle ils se réfugient volontiers dans l'imaginaire, le rêve, quand ce n'est
pas l'irréel, le mystique voire l'irrationnel. L'univers de Murakami fluctue
dans ces aires aux contours mal définis. Il s'y complait et y embarque son
lecteur, lequel le suit volontiers, jusqu'à rester captif de ses errances
créatives. Difficile pour ce dernier, que j'ai pu être, d'interrompre sa
lecture et poser l'ouvrage. Il faut pour cela que les contingences du quotidien
élèvent la voix : "T'es encore dans ce fichu bouquin ?".
Murakami est un geôlier de
l'esprit. Il fait preuve d'une solide intelligence de l'intrigue. Avec un
subtil dosage de rebondissements, où l'inattendu le dispute à l'étrange comme
au convenu, d'artifices bien calibrés, de tournures de phrase lapidaires au
vocabulaire pourtant usuel, avec cet arsenal que son talent met à sa
disposition il accapare son lecteur et l'embarque sur ses pas aux confins du
réel, sur les traces de sa référence favorite en matière d'irrationnel : Kafka.
Dans une atmosphère parfois anxiogène toutefois moins cauchemardesque. Même si
le lecteur reste sur le qui-vive.
En refermant le premier volume du
Meurtre du commandeur, le lecteur est à cent lieues d'imaginer ce que l'esprit
fécond du maître aura concocté pour le conserver dans sa dépendance. C'est
l'intérêt de cette partition en deux tomes qui, au-delà de celui plus bassement
mercantile, permet au lecteur de reprendre haleine. Il en est du désir de
savoir comme de tout autre : il est plus ardent à vivre qu'à assouvir. Dans
l'irrationnel les pourquoi n'ont plus cours. Ils impliqueraient des réponses
par trop cartésiennes. Les comment s'y substituent et permettent de mesurer la
puissance créatrice de l'auteur. À la fin de ce premier volume l'énigme reste
entière. Même lorsqu'une idée apparaît.
Car c'est une idée qui obscurcit
plus qu'elle n'éclaire. Une idée qui n'est pas esprit. Une idée qui a pris
corps. Une idée qui ne juge pas. Drôle d'idée finalement que cette conscience
déportée, en forme d'ange gardien. Cette idée qui sort d'un tableau funeste, le
Meurtre du commandeur. Une idée qui semble pourtant amicale. Jusqu'à quand ?
Du narrateur au fil des pages, on
connaît toute la vie, sauf le nom. On envie son talent à peindre des portraits.
Activité dont il vit chichement, forcément. Jusqu'à ce jour où il prend
conscience que ses tableaux, aussi fidèles soient-ils, ne représentent pas leur
propriétaire. Enfin pas leur for intérieur, leur âme, donc pas eux-mêmes en
fait. Ils ne sont que le paraître et non l'être. Ce n'est pas Dorian Gray qui
le démentirait. Lui qui se torture à voir son âme vieillir sur la toile, quand
ses traits juvéniles persistent sur son visage.
Nous voilà rendus à mi-chemin de
cette connivence consentie. Car disons les choses comme elles sont, Murakami a
le don d'associer, de compromettre même son lecteur à ses libertés. Alors
tentons maintenant de suivre la métaphore qui se déplace. Jusqu'où ?
Certainement jusqu'à ce qu'un
sentiment profond de la nature humaine se dévoile et nous exprime son mal-être.
Il y a toujours un fonds d'humanité dans ces digressions savamment mises en
scène qui nous réjouissent.
samedi 3 novembre 2018
Petite éloge de l'errance ~~~~ Akira Misubayashi
En voyant au travers des médias le comportement des Japonais en réaction à la catastrophe de Fukushima, ou encore lors de la dernière coupe du monde de football, quand leurs supporters ont été les seuls, en fin de match, à nettoyer les tribunes des reliefs de leur exubérance, je me suis dit que nous n'étions pas faits du même bois. C'est donc avec le plus vif intérêt que j'ai trouvé dans les pages de cet opuscule d'Akira Mizubayashi, Petit éloge de l'errance, l'éclairage propice à m'engager dans cette réflexion sur les différences de comportement des uns et des autres selon la formation mentale des cultures respectives.
Japonais de naissance, Akira MIzubayashi a fait ses études de lettres en
France. Il en manie la langue avec un talent propre à déchoir nombre d'entre
nous, pourtant nés dans le bain amniotique de la langue de Molière. Cet homme
de lettre à la double culture était donc tout indiqué pour faire le distinguo
des mentalités nippone et occidentale.
Avec ma propension à louer le sens collectif qui anime les Japonais, j'avais
oublié que la nature humaine étant ce qu'elle est, d'un bout à l'autre de la
planète, il n'est point de complexion parfaite quand on l'accommode à
l'intelligence. Cela se saurait. Et Akira Mizubayashi de nous décrire les us et
coutumes de ses compatriotes comme un "mode d'existence communautaire
indestructible qui, foyer du conformisme rampant, entrave et empêche
l'apparition d'êtres singuliers associatifs et leur avancée sur le chemin d'une
véritable appropriation démocratique." le mot est lâché.
Il pousse ainsi ses craintes au point de voir le Japon en retourner à ses vieux
démons, ceux-là mêmes qui ont conçu ce corps étatico-moral de l'ère Hirohito.
Son pays natal s'inventerait alors une nouvelle incarnation spirituelle de morale
collective, apte à "réinventer un être en commun dans une société que l'on
pourrait qualifier de "tout à l'ego". Appréciez l'association d'idée
qui connote une certaine répugnance pour l'agglomération des êtres singuliers
en un cloaque englobant et dénaturant la personne pour la diluer dans une
mouvance omnipotente et souveraine.
Vu sous cet angle, on trouve le nettoyage des tribunes moins séduisant. Où se
trouve donc l'idéal humaniste ? Sans doute dans l'errance, nous convainc Akira
Mizubayashi. Errance qu'il ne faut pas confondre avec itinérance, laquelle
trace des chemins à suivre. Errance qui comporte ses parts de solitude et
d'incertitude. Errance linguistique au final, et pourquoi pas, qui dans le
choix d'une langue épousée en contre pouvoir d'une langue imposée, confère le
bagage culturel, l'ouverture d'esprit indispensable à l'élévation. Sortir de
l'enfermement.
Comme toujours, entre l'orient et l'occident, tous deux empesés de leurs
culture et traditions, doit bien se trouver une aire de compromis, accessible à
la seule errance. Il s'agit donc bien de faire l'éloge de cette dernière,
puisque plus proche d'une lucidité, véritable source d'humanisme.
mercredi 19 septembre 2018
Le pavillon d'or ~~~~ Yukio Mishima
La préméditation semble être une
démarche assumée chez Yukio Mishima.
Dans Mishima, ou la vision du
vide, Marguerite Yourcenar étudiait au travers de ses œuvres la longue maturation
qui avait conduit Mishima au geste fatal, se donnant la mort par seppuku, plus
connu par notre approximation occidentale sous le terme hara-kiri. Elle y
faisait la démonstration que cette mise en scène macabre et spectaculaire de
son suicide représentait, au terme d'une préparation intellectuelle très
processionnelle, le point culminant de son œuvre : son "chef-d’œuvre".
Avec le Pavillon d'or on assiste typiquement à cette montée en puissance de l'intensité dramatique qui conduit son narrateur, Mizoguchi, au geste fatal, non contre lui-même cette fois-ci, mais contre la figuration symbolique de la Beauté sur terre que représente à ses yeux le Pavillon d'or. Le lecteur extrapolera sans peine à la perte de l'auteur lui-même de ce crime contre la culture religieuse japonaise.
Le Pavillon d'or dans lequel il est moine novice perd sa symbolique de pureté éternelle
Le Pavillon d'or s'est accaparé
l'exclusivité des attentions. Il est devenu un personnage aux yeux de
Mizoguchi. Un personnage auquel il attribue la même force de séduction qu'une
femme hautement désirable mais dédaigneuse des appétits qu'elle provoque. Le
Pavillon d'or devient le responsable de ce que Mizoguchi reproche à la vie, à
sa vie : sa disgrâce physique, son bégaiement, sa solitude.
Sous les traits de Mizoguchi,
Mishima s'expose contre les codes de la société humaine. Le normal n'est que
convention, que décret humain. Mizoguchi bégaie, il n'est pas normal. Il ne
peut s'allier qu'avec des êtres qui souffrent eux aussi d'anormalité. Kashiwagi,
le garçon aux pieds-bots. L'anormalité est exclusion. Elle est meurtrière.
"Les infirmes, comme les jolies femmes sont las d'être regardés."
Mishima qui révèle son homosexualité dans Confession d'un masque connaît bien
la torture de celui qui n'appartient pas à ce que la convention générale a
institué en normalité. Mizoguchi en arrive à la conclusion qu'il n'existera aux
yeux des autres que lorsqu'il aura commis un acte tel qu'il ne pourra plus être
ignoré. Fût-ce au prix de sa propre perte. Il préfère l'insulte et la
condamnation à la solitude dans laquelle l'a enfermé son handicap. En brulant
le Pavillon d'or, il devient le Pavillon d'or. Celui que l'on regardera quand
la Beauté ne sera plus que souvenir dans l'esprit de ceux qui l'auront trop admirée.
Le Pavillon d'or, insolent de beauté
Il n'est point de sensualité ni
de secours dans la fréquentation des autres. Il n'est de sensualité que dans la
nature, les matières, les sons, la lumière qui seuls portent les humeurs, la
volupté, l'envie, le désir, la Beauté. Le Pavillon d'or, insolent de beauté.
Une beauté profane à laquelle ne se rattache aucune inspiration divine. Cette
beauté est un aveuglement qui forme écran à la vie. Il n'est rien entre la
Pavillon d'or et néant.
Incroyable roman dont le style
poétique, tout en délicatesse, sert la structuration d'une conviction, d'une
intention folle : le crime contre la paix des sages, le crime contre la Beauté.
"Vivre et détruire sont synonymes."
A l'instar de Marguerite
Yourcenar dans l'ouvrage qu'elle a consacré à cet auteur énigmatique, je n'ai
pu m'empêcher de détecter tout au long de ma lecture les indices qui
témoigneraient de l'intention néfaste de Mishima contre sa propre personne. Le
thème de la mort par suicide est certes omniprésent et l'acte fatal contre le
Pavillon d'or est une forme de suicide social. Mais que dire de ce passage qui
n'a pas pu ne pas attirer l'attention de la célèbre académicienne : "Qui y
a-t-il de si affreux dans des entrailles exposées à l'air ? Pourquoi le
spectacle du dedans d'un être humain fait-il reculer d'horreur et boucher les
yeux ? Pourquoi la vue du sang qui coule donne-t-elle un choc ? Pourquoi les
viscères seraient-ils laids ?" Troublant quand on connaît la façon dont
Mishima s'est donné la mort.
Bel ouvrage qui bat en brèche
toutes les philosophies, tous les dogmes, quand ceux-ci ne parviennent pas à
contrer la démarche intellectuelle d'un être froid et calculateur qui s'est
assigné un but. Il est plus facile d'aimer les morts que les vivants. Celui qui
déplorait ne compter pour rien dans la multitude sans nom n'aura pas accumulé
la somme de connaissance qui selon lui peut seule rendre la vie supportable,
dans un univers où il n'y a d'intérêt que pour la Beauté. Après c'est et le
Néant.
Le Pavillon d'or doit disparaître.
lundi 18 juin 2018
Pays de neige ~~~~ Yasunari Kawabata
Les saisons s'imposent encore en Pays de neige, quand elles s'effacent dans le rythme trépidant des grandes métropoles nippones qui ont repoussé la nature au-delà de leurs banlieues surpeuplées. Shimamura vient en Pays de neige renouer avec la tradition, laquelle comporte ce rapport quasi mystique à la nature, l'implication de l'art dans toutes ses disciplines. Laquelle implique aussi les geishas: dames de compagnie au rôle ambigu supposées perpétuer le raffinement d'une culture millénaire très codifiée. Rôle que la culture occidentale apprécie mal dans son féminisme triomphant, le jugeant suranné ou dégradant pour la femme, voire les deux à la fois.
Dans les mêmes élans de volupté, le regard de Yasunari Kawabata oscille entre pittoresque du paysage et sensualité du corps de la femme. La nature est femme, la femme est nature, les mêlant parfois l'une à l'autre dans des métaphores à la poésie langoureuse. L'esthétique du texte dissimule habilement la teneur réelle de la relation entre cet homme d'affaires venu de Tokyo et Komako, la geisha. Beauté juvénile au visage poudré à l'égard de qui l'émotion se prolonge pour devenir sentiment. En pure offense au rituel coutumier.
"Beauté mélancolique, univers délicieusement morose", délicatesse, frôlement, frisson, les allusions nourrissent le phantasme. Tout est suggestion dans les sages conversations entre ces personnages aux gestes empruntés, drapés du lourd kimono traditionnel. Il n'y a que les frimas du Pays de neige pour venir lacérer les ambiances feutrées et rappeler au lecteur que la nature n'est pas que douceur. A l'instar de la vie des hommes.
jeudi 14 septembre 2017
Les belles endormies ~~~~ Yasunari Kawabata
ils peuvent jouir à souhait du fantasme absolu de tout homme
Des vieillards sont placés dans la sphère d'influence au
sein de laquelle les charmes du corps de la femme règnent sans partage. Étendus
au contact de la nudité de jeunes filles vierges, endormies sous l'effet d'une
drogue, ils peuvent jouir à souhait du fantasme absolu de tout homme : disposer
du corps d'une jeune femme, offerte, privée de toute résistance.
La beauté provocante de jeunes corps nubiles
une forme d'expiation proposée à ceux qui ont imposé leur domination à la beauté
vendredi 16 juin 2017
Les amants du spoutnik ~~~~ Haruki Murakami
Il y aurait donc souvent, dans les romans de Haruki Murakami, un fond de musique classique détaillé par le menu, des livres qui restent à portée de mains, sans oublier, au détour d'une page, un clin d'œil à Scott Fitzgerald cher à l'auteur. Si j'en crois les quelques-uns de ses ouvrages que j'ai lus depuis que j'ai découvert cet auteur, le lieu commun de ses intrigues serait fait de relations amoureuses compliquées, voire impossibles, avec une certaine froideur des personnages, qui peut s'exprimer jusqu'à la frigidité comme dans Les amants du spoutnik lequel n'échappe à rien de tout ce qui précède.
Dédoublement de la personnalité,
confusion du réel et de l'irréel au travers du prisme de la perception,
relations charnelles fantasmées, la chaleur de la vie a disparu dans ces pages,
la sensualité est intellectualisée, les personnages ont peu de prise sur
l'événement, et moi, lecteur tenu en haleine par mes attentes à hauteur de la
réputation de l'auteur, je reste sur ma faim en fermant cet ouvrage.
L'intrigue est décousue, les
images pas très heureuses, dépourvues de poésie, les personnages peu
attachants. Je ne peux qu'abonder dans le sens de Miu, l'une de ces trois héros
désespérant de froideur lorsqu'elle déclare : "Je ne peux pas m'ôter de
l'idée que tout est de la fiction,…, et cela m'empêche de partager les émotions
des personnages."
Mais je pardonne à Haruki
Murakami, on peut avoir des passages à vide. Il a, selon moi, péché par excès
de confiance pour avoir mis sur orbite un spoutnik qui s'est perdu dans un trou
noir. Je resterai cependant fidèle à celui qui m'a ravi avec Kafka sur le
rivage.
vendredi 12 mai 2017
Le bureau des étangs et des jardins ~~~~ Didier Decoin
Qu'il est long et harassant le chemin qui mène au Bureau des
Jardins et des étangs pour la jeune Miyuki, chargée qu'elle est des viviers de
carpes qu'elle doit livrer aux étangs de l'empereur. Je l'ai éprouvé ce chemin,
à cette lecture appesantie de longues descriptions que trop peu d'événements
viennent attiser, même quand la sensualité des corps est invoquée.
Il y a dans ces pages une certaine retenue du mouvement, une forme de tension
allusive qui laisse planer une menace permanente, un culte de l'honneur et de
la vertu par lesquels le lecteur croit y reconnaître des ambiances très
codifiées du théâtre no. Ambiance qui ne serait pas complète sans une scène
finale costumée avec des parures colorées, lourdes et engoncées, typiques du
décorum de ces représentations.
La relance de l'intrigue est tardive et très attendue. Miyuki se retrouve, à
son corps défendant, et peut-être pour sa perte, porteuse d'une force
suggestive propre à matérialiser le fantasme d'un prince. Cette tension
dramatique a, à mes yeux, sauvé cet ouvrage de l'enlisement de son intrigue
somme toute peu séduisante.
Cet ouvrage reste intéressant du fait de son style, respectueux de la culture
dont il se veut l'ambassadeur, et de la remarquable précision de la
documentation que le profane en matière de moyen-âge japonais, que je suis, a
cru y détecter.
mardi 25 avril 2017
Un cri d'amour au centre du monde ~~~~ Kyoichi Katayama
Ceux qu'on a aimés et qui ont disparu, ont-ils réellement
existé ? Ce qui s'est volatilisé va-t-il réapparaître un jour ?
Le sang coule encore dans les veines de Sakutaro, mais il ne sait plus si
lui-même existe encore. le vide et le silence se font complices pour éveiller
en lui des hallucinations. Il est allé dans le désert australien répandre les
cendres de celle qu'il a aimée.
"Cela ne sert à rien d'être triste ou d'avoir peur. L'amour continue à
exister par-delà la mort".
N'est-ce pas cela la force de l'amour ? Plus que les souvenirs, garder au fond
du cœur ce qu'on n'a pas pu faire ensemble, pas pu se dire. Ce sont des secrets
qu'on réserve à celle qui s'est évaporée. Pour le jour où elle tournera au coin
de la rue. Pour le jour où la lumière renaîtra dans son sourire.
"Vers où es-tu partie, tendre petite âme ?"
Un
cri d'amour au centre du monde de Kyoichi
Katayama fera fondre en sable les plus durs des cœurs de pierre.
jeudi 20 avril 2017
La ballade de l'impossible ~~~~ Haruki Murakami
"Il ne faut pas croire les gens qui se disent ordinaires". En traducteur attitré de F. Scott Fitzgerald, Haruki Murakami, a fait sienne cette sentence de son auteur de prédilection pour dresser le portrait de Watanabe, jeune étudiant au coeur sincère, épris de Naoko.
Il n'y a d'insignifiance en
aucune personne. Au tréfonds de la plus discrète, de la plus humble, sont
inscrites les singularités qui font d'elle un être unique. Un être respectable.
Un être aimable.
Naoko est à la dérive sur l'océan
de la déprime. Une déprime d'autant plus nocive qu'elle est lucide. Elle a
perdu son ami Kizuki. Mais si ce dernier a décidé de mourir, Watanabe a décidé
de vivre et d'en payer le prix. Partager la tristesse de Naoko. Par l'amour
qu'il lui voue il se fait un devoir de lui redonner une raison de vivre. Les
lettres qu'il lui destine ont le secret espoir de la consolation.
Sa fidélité est mise à l'épreuve
en la personne de Midori. Elle aussi a trouvé en Watanabe un garçon différent.
Avec sa sensibilité juvénile, il est un garçon qui a déjà compris que le corps
et l'esprit trouvent leur assouvissement en des temps décalés. Il sait ménager
celle dont la sensibilité vient se réfugier entre ses bras et refuse de voir en
l'amour autre chose qu'une communion. Mais il préfère vivre avec le souvenir
d'une rencontre sublime plutôt qu'additionner les conquêtes.
Voilà un ouvrage dont la
quintessence se mérite. L'entrée en matière inscrit le lecteur à pas compté
dans l'adolescence estudiantine de Watanabe. Progressivement la dextérité de
Murakami referme les mailles du filet de son intrigue. Watanabe et Naoko
deviennent "liés par un fil tendu entre la vie et la mort". La magie
opère jusqu'à la fascination du lecteur. le talent de l'auteur féconde alors
son esprit de sa conviction : "la mort ne met pas un point final à la vie.
La mort n'est qu'un élément parmi d'autres qui composent la vie".
La
ballade de l'impossible est un ouvrage magnifique.
samedi 25 mars 2017
Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil ~~~~ Haruki Murakami
C'est sans doute à cela que se
reconnaissent les grands auteurs. A cette capacité de produire avec une qualité
presque égalée des livres aussi différents que Kafka
sur le rivage et celui-ci : Au
sud de la frontière, à l'ouest du soleil.
Du feu brûlant de la passion
amoureuse il est question dans ce dernier. Celui-là même qui est capable de
tout détruire sur son passage pour satisfaire son besoin d'exclusivité. Y
compris de sacrifier l'amour-tendresse qui s'est installé dans une famille. La
planche de salut de Hajime, cet homme bien rangé et rattrapé par un amour
d'enfance, viendra-t-elle de la noblesse de cœur de l'être blessé par son
infidélité ?
Cet ouvrage, occidentalisé dans
son intrigue, aurait pu devenir d'une grande banalité si ce n'était le talent
de Haruki
Murakami. Il a su échafauder un dénouement remarquablement bien construit
et conserver la pudeur de l'être intime dans des scènes amoureuses pourtant
sans équivoque, car dépourvues de cet art de l'ellipse dans lequel brillent les
auteurs japonais.
Décidément cet auteur m'installe
dans sa dépendance. La
ballade de l'impossible est inscrite en bonne place pour poursuivre ma
connaissance de son œuvre. Les dernières critiques postées sur Babelio m'en ont
convaincu.