La porte qui donne accès au bazar Namiya n'est pas
seulement une frontière entre l'intérieur et l'extérieur. Elle l'est aussi
entre deux époques. Des époques suffisamment proches pour être contenues dans
l'espace-temps d'une vie, tout en étant suffisamment éloignées pour confronter
l'ingénuité de la jeunesse à l'expérience de la maturité. Mais pas seulement.
Car l'intérieur du bazar connaît l'avenir. Ce qu'il adviendra des personnes que
la jeunesse remplit d'incertitude et de doute au point de la faire hésiter
quant à une décision à prendre, une attitude à adopter. Oui mais voilà, comment
faire connaître son avenir à une personne qui se heurte à l'indécision, aux
états d'âme sans passer pour un illuminé.
Son propriétaire s'identifiant à l'établissement aux yeux de ceux qui le
sollicitent, c'est tout l'art de l'argumentation mise en oeuvre par le bazar
Namiya au moyen d'échange de lettres que son pouvoir de compression du temps
rend instantané. Son art consistant à travestir en sagesse de vieux philosophe
ce qu'il connaît de l'avenir afin de ne pas surprendre ou effrayer son
correspondant, voire passer pour un charlatan.
Libre à celui qui le lit de faire ce qu'il entend de sa vie. Il aura été
prévenu. L'âge venu il tirera les conclusions de ses actes. La boîte aux
lettres magique lui sera ouverte trente-trois ans après la mort de l'initiateur
du concept pour confier au bazar, supposé alors déserté, la suite qu'il aura
réservée aux conseils prodigués. Même si son locataire n'est plus le même. Les
murs conservent cette mémoire et la transmette à ses occupants, fussent-ils
alors de jeunes squatters en rupture de ban devenus à leur tour par la magie du
lieu et à leur corps défendant des conseilleurs d'occasion.
Entrelacs de parcours de vie, croisement des générations, les destins se
télescopent au carrefour du bazar Namiya. Il semble y avoir un lieu commun avec
un foyer de jeunes dans sa proximité, lesquels ne sont pas les derniers à
s'interroger sur leur place dans un Japon en mutation entre les années 80 et
nos jours. Nous voici avec ce roman versé dans un conte philosophique aux
frontières du fantastique, dans une nébuleuse temporelle où coexistent les
époques d'une vie de part et d'autre d'une simple porte. C'est à la fois
captivant et attendrissant. Je me suis fait prendre dans les filets de ce
roman-échappatoire-au-quotidien, me demandant où il pouvait bien me conduire.
Mais que l'on se rassure, la vie reste la vie et non un conte de fée. Cette
compression du temps a d'autant plus de crédibilité qu'elle est source de leçon
de vie. Un délicieux moment de lecture.
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Ouvrages par genre
jeudi 24 février 2022
Les miracles du bazar Namiya ~~~~ Keigo Higashino
jeudi 7 janvier 2021
La ferme des animaux ~~~~ George Orwell
On ne s'étonnera pas, sous la plume d'un auteur de sa gracieuse majesté, de voir le dictateur de la ferme des animaux affublé du nom de Napoléon. Pas plus qu'on ne sera surpris de le savoir dépeint sous les traits d'un cochon.
En tout homme sommeille un cochon, se plaisent à dire celles qui ont été
épargnées de l'attribut du genre. George Orwell nous
prouve que la réciproque se confirme. L'espèce porcine, aussitôt aux commandes
de la société des animaux, s'empresse de chausser les bottes des
"Deuxpattes" avec tout ce que le travestissement peut comporter de
blâmable. Ce qui avait été vendu par le discours comme modèle de société
animale, antithèse de société humaine, tombe très vite dans les travers de
cette dernière dès que l'intelligence y fait des progrès.
Car derrière l'intelligence, l'ego est en embuscade. Avec son cortège de vices
qui ramènent tout à lui : orgueil, cupidité, paresse, égoïsme et consorts. Et
notre Napoléon devenu roi de la ferme
des animaux de faire sien le proverbe selon lequel on n'engraisse pas
un cochon à l'eau claire, transgressant sans plus de formalités, et à son
bénéfice il va de soi, les sept commandements qui devaient faire de la société
animale un exemple de société altruiste, pour en faire une société bien
humaine. Cochon qui s'en dédit.
C'est ainsi que sous la férule porcine, George Orwell nous
décrit le processus qui fait glisser le rêve de démocratie vers le cauchemar de
l'autocratie. Discours flatteur, manipulation, boucs émissaires, lavage de
cerveau, justice partiale et expéditive sont au menu pour que notre cochon de
Napoléon, ayant pris soin de s'entourer d'un ministre de la propagande, au nom
bien calibré de Brille-Babil, et de mâchoires vindicatives, règne en maître
absolu sur la ferme
des animaux. Et du bien à autrui se satisfera du bien aux truies quand
elles feront son plaisir.
On ne s'y trompera pas, ce qui se présente à nous sous une forme d'un conte
pour enfants a une réelle portée philosophique. Tant que la société sera faite
d'une réunion d'egos les commandements philanthropiques supposés la régir dans
le discours flatteur seront tôt remplacés par le seul et unique qui prévaudra jusqu'à
la fin des temps : tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux
que d'autres. Cela vaut naturellement pour le plus animal de tous qu'on aura
reconnu sous les traits du cochon qui sommeille en lui. On ne refait pas le
monde.
jeudi 4 juillet 2019
Cent ans de solitude ~~~~ Gabriel Garcia Marquez
Lorsque la famille Buendia s'exile vers une contrée
reculée, encore inhabitée, pour y fonder Macondo, on l'imagine livrer un combat
contre une nature vierge et hostile avec tous les dangers auxquels se
confrontent les pionniers. On se rend très vite compte que Gabriel Garcia Marquez ne
fait que transplanter la graine de l'humaine condition dans une terre nouvelle
pour l'y observer dans sa germination et sa croissance. Espérant sans doute la
voir tirer enseignement d'une civilisation qui a montré ses imperfections et
lui donner l'occasion de nourrir une nouvelle prospérité.
Il s'affranchit de la contrainte du tangible dans le seul but de se focaliser
sur les thèmes qu'il veut développer avec l'artifice d'un laboratoire à ciel
ouvert. L'expérience démontrera pourtant rapidement que, peu importe le
terroir, les gènes prévalent. La petite société ainsi constituée reproduit à
son niveau les travers que la culture à plus grande échelle avait développés.
La plante humaine reste humaine. La transplantation n'a pas épuré son ADN des
tares congénitales et originelles qui la caractérisent.
La dérision peut se montrer d'une redoutable efficacité pour traiter de sujets
graves. Autant qu'un réalisme magique pour focaliser sur le fond du sujet et
s'affranchir d'une forme trop encombrée de ses codes moraux et sociaux, quand
ce n'est pas mystiques. Carcan cousu au fil de l'histoire et propre à distraire
de l'essentiel. Les références bibliques sont pourtant lisibles. Mais pourquoi
refaire le scenario d'une genèse quand un est déjà prêt pour servir de support
à une démonstration.
Observateur froid et objectif de l'expérience, le narrateur regarde prospérer
les nouveaux sujets, les décrivant retourner à leurs vieux démons,
"prisonnier de la solitude et de l'amour et de la solitude de
l'amour", mais leur ôtant la gravité "à prouver l'existence de Dieu à
l'aide de subterfuges au chocolat."
La consanguinité origine de tous les maux. L'observation d'une communauté
réduite au périmètre de Macondo peut-elle avoir valeur de généralisation ? le
petit cercle, symbolisé par celui que trace le colonel Aureliano autour de lui,
peut-il s'extrapoler à l'échelle de la planète, pour prouver l'enfermement de
l'humaine condition dans le cycle de l'éternel recommencement, éternelle
dégénérescence ? N'y a-t-il point d'échappatoire à toutes ces obsessions qui
font rejaillir "les plus anciennes larmes de l'humanité."
D'échappatoire à cette condition qui "poussent des gamines à se mettre au
lit pour ne plus avoir faim."
Même si j'ai peiné sur l'arborescence d'un arbre généalogique dans lequel on
confond ramure et racines, qui se termine en queue de cochon, je n'ai pu
qu'applaudir des deux mains ce burlesque sévère et foisonnant. Il n'est que de
lire à la page 440, éditions Points, le viol consenti d'Amaranta Ursula par
Aureliano – je ne sais plus le combien, mais cela importe peu. C'est ce genre
de ravissement à la virtuosité qui nous fait rejoindre la voix de ceux qui
plaident pour classer cet ouvrage parmi les cent meilleurs de tous les temps.
Au lecteur d'être à la hauteur !
"Il ne lui était jamais venu à l'idée que la littérature fût le meilleur
subterfuge qu'on eût inventé pour se moquer des gens, comme le démontra Alvaro
au cours d'une nuit de débauche. Il fallut un certain temps à Aureliano pour se
rendre compte qu'un jugement si arbitraire n'avait d'autre source que l'exemple
même du savant catalan, pour qui le savoir était peine perdue s'il n'était
possible de s'en servir pour inventer une nouvelle manière d'accommoder les
pois chiches."
mardi 21 mars 2017
Kafka sur le rivage ~~~~ Haruki Murakami
Qui n'envisage pas de voir
pleuvoir des sardines et des maquereaux, de tenir une conversation avec des
chats, manquera de prédispositions pour progresser sur le filin tendu au-dessus
du gouffre de l'irrationnel par Haruki Murakami. Avec la lecture de Kafka sur
le rivage, je me suis livré à cet exercice périlleux. Je dois maintenant
recouvrer mes esprits.
J'en sors comme on émerge d'une
apnée, avec la soudaine avidité du monde extérieur tant cette lecture s'est
accaparé de mon libre arbitre. Cet ouvrage est un imaginaire enfermé entre son
titre et son point final. Mes yeux lui ont rendu la liberté. Il s'est alors
emparé de mon esprit, l'a assujetti, tyrannisé, pour le conduire vers le
dénouement dont je me prenais à rêver qu'il me soulagerait de la dépendance
dans laquelle il m'entretenait. Peine perdue, aussitôt refermé, j'envisage déjà
de le relire.
Du temps qu'il me vole, il se moque. Son temps à lui est une valeur aléatoire.
Dans ses battements désordonnés il me dit la vanité des choses. Comme celle des
mots d'ailleurs. Avec Haruki Murakami l'important n'est pas dans les mots. Les
siens sont simples, son vocabulaire presque rudimentaire. Ses mots n'ont de
pouvoir que dans ce qu'ils taisent et vous laisse imaginer. "Le monde est
une métaphore."
Chaque être n'est plein que de ce qui gravite autour de lui, le contraint,
l'oppresse et nourrit ses fantasmes. La force de cet ouvrage est de
s'affranchir du vraisemblable, au point de tutoyer l'absurde. Cette liberté
ainsi acquise donne des ailes à son auteur pour l'essentiel : traduire les
sentiments avec une force prodigieuse sans jamais les évoquer. Dans cet univers
introverti ainsi affranchi de toute règle, les personnages sont mus par des
forces extérieures qui guident leurs pas, commandent leurs gestes, et
auxquelles ils ne résistent pas. Chaque être est un concept, en quête de sa
moitié perdue.
Tel Kafka Tamura, l'adolescent de
quinze ans qui se fait ainsi nommer et décide de fuir un père qu'il abhorre, un
père qui lui a infligé une prédiction nocive, "telle une étendue d'eau
noire". Le jeune homme nommé corbeau, son mentor intérieur, lui commande
d'aller puiser sa force ailleurs. Où ? Il ne sait pas encore. Il part en quête
de l'apaisement de la tempête intérieure qui le tourmente. Peut-être en quête
de celle qui l'a abandonné dans ses premières années. Le manque le ronge. Le
pourquoi surtout. C'est intime, c'est incrusté dans ses gènes.
Mademoiselle Saeki quant à elle a
vécu un amour démesuré. Un amour qui a dépassé ce que chacun peut imaginer dans
ses rêves les plus fous. Mais, transportée par cette prospérité, mademoiselle
Saeki n'a pas pris garde à la cruauté de la vie. A tel point qu'à vingt ans
elle avait déjà consommé son capital bonheur. Son amour lui a été arraché.
Trente ans plus tard, lasse d'une errance sans but, elle est revenue devant ce
tableau qui contient toute sa vie. Dans l'attente de celui à qui le
transmettre.
Nakata est un vieil homme solitaire dont l'esprit a été vidé de la méchanceté
du monde. Nakata a le pouvoir de dialoguer avec les chats. Nakata, qui parle de
lui à la troisième personne, sait les ramener, non pas à leur maître, ils n'en
ont pas, mais en leur foyer quand leur instinct les en a écartés. Aussi
lorsqu'il rencontre celui qui les dépèce vivant, Nakata commet l'irréparable.
Il comprendra plus tard que son geste, et la fuite qu'il lui a imposée, auront
un sens.
Chacun puise sa force dans
l'amour de l'autre. C'est pour cela que les êtres jetés en pâture à la solitude
ne pourront quitter ce rivage sans le soulagement de savoir un tendre regard se
poser sur leurs pas dans le sable. Avant qu'ils ne s'effacent. Plus que
l'amour, c'est son souvenir qu'il faut entretenir. L'union des corps n'est
qu'un leurre. Fût-elle la conclusion d'une sensualité exacerbée portée au bord
de l'effusion. Fût-elle incestueuse. Celle des esprits est la seule perspective
qui prépare à basculer dans le monde intermédiaire, l'âme en paix. C'est pour
cela que les chemins de ces trois-là se croiseront. À leur corps défendant.
Cet ouvrage est absolument
somptueux.
Je remercie celle qui a eu la
subtile attention de le poser sur ma table en me disant : "vous me direz
ce que vous en pensez."