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jeudi 24 février 2022

Les miracles du bazar Namiya ~~~~ Keigo Higashino



La porte qui donne accès au bazar Namiya n'est pas seulement une frontière entre l'intérieur et l'extérieur. Elle l'est aussi entre deux époques. Des époques suffisamment proches pour être contenues dans l'espace-temps d'une vie, tout en étant suffisamment éloignées pour confronter l'ingénuité de la jeunesse à l'expérience de la maturité. Mais pas seulement.

Car l'intérieur du bazar connaît l'avenir. Ce qu'il adviendra des personnes que la jeunesse remplit d'incertitude et de doute au point de la faire hésiter quant à une décision à prendre, une attitude à adopter. Oui mais voilà, comment faire connaître son avenir à une personne qui se heurte à l'indécision, aux états d'âme sans passer pour un illuminé.

Son propriétaire s'identifiant à l'établissement aux yeux de ceux qui le sollicitent, c'est tout l'art de l'argumentation mise en oeuvre par le bazar Namiya au moyen d'échange de lettres que son pouvoir de compression du temps rend instantané. Son art consistant à travestir en sagesse de vieux philosophe ce qu'il connaît de l'avenir afin de ne pas surprendre ou effrayer son correspondant, voire passer pour un charlatan.

Libre à celui qui le lit de faire ce qu'il entend de sa vie. Il aura été prévenu. L'âge venu il tirera les conclusions de ses actes. La boîte aux lettres magique lui sera ouverte trente-trois ans après la mort de l'initiateur du concept pour confier au bazar, supposé alors déserté, la suite qu'il aura réservée aux conseils prodigués. Même si son locataire n'est plus le même. Les murs conservent cette mémoire et la transmette à ses occupants, fussent-ils alors de jeunes squatters en rupture de ban devenus à leur tour par la magie du lieu et à leur corps défendant des conseilleurs d'occasion.

Entrelacs de parcours de vie, croisement des générations, les destins se télescopent au carrefour du bazar Namiya. Il semble y avoir un lieu commun avec un foyer de jeunes dans sa proximité, lesquels ne sont pas les derniers à s'interroger sur leur place dans un Japon en mutation entre les années 80 et nos jours. Nous voici avec ce roman versé dans un conte philosophique aux frontières du fantastique, dans une nébuleuse temporelle où coexistent les époques d'une vie de part et d'autre d'une simple porte. C'est à la fois captivant et attendrissant. Je me suis fait prendre dans les filets de ce roman-échappatoire-au-quotidien, me demandant où il pouvait bien me conduire. Mais que l'on se rassure, la vie reste la vie et non un conte de fée. Cette compression du temps a d'autant plus de crédibilité qu'elle est source de leçon de vie. Un délicieux moment de lecture.

jeudi 7 janvier 2021

La ferme des animaux ~~~~ George Orwell


On ne s'étonnera pas, sous la plume d'un auteur de sa gracieuse majesté, de voir le dictateur de la ferme des animaux affublé du nom de Napoléon. Pas plus qu'on ne sera surpris de le savoir dépeint sous les traits d'un cochon.

En tout homme sommeille un cochon, se plaisent à dire celles qui ont été épargnées de l'attribut du genre. George Orwell nous prouve que la réciproque se confirme. L'espèce porcine, aussitôt aux commandes de la société des animaux, s'empresse de chausser les bottes des "Deuxpattes" avec tout ce que le travestissement peut comporter de blâmable. Ce qui avait été vendu par le discours comme modèle de société animale, antithèse de société humaine, tombe très vite dans les travers de cette dernière dès que l'intelligence y fait des progrès.

Car derrière l'intelligence, l'ego est en embuscade. Avec son cortège de vices qui ramènent tout à lui : orgueil, cupidité, paresse, égoïsme et consorts. Et notre Napoléon devenu roi de la ferme des animaux de faire sien le proverbe selon lequel on n'engraisse pas un cochon à l'eau claire, transgressant sans plus de formalités, et à son bénéfice il va de soi, les sept commandements qui devaient faire de la société animale un exemple de société altruiste, pour en faire une société bien humaine. Cochon qui s'en dédit.

C'est ainsi que sous la férule porcine, George Orwell nous décrit le processus qui fait glisser le rêve de démocratie vers le cauchemar de l'autocratie. Discours flatteur, manipulation, boucs émissaires, lavage de cerveau, justice partiale et expéditive sont au menu pour que notre cochon de Napoléon, ayant pris soin de s'entourer d'un ministre de la propagande, au nom bien calibré de Brille-Babil, et de mâchoires vindicatives, règne en maître absolu sur la ferme des animaux. Et du bien à autrui se satisfera du bien aux truies quand elles feront son plaisir.

On ne s'y trompera pas, ce qui se présente à nous sous une forme d'un conte pour enfants a une réelle portée philosophique. Tant que la société sera faite d'une réunion d'egos les commandements philanthropiques supposés la régir dans le discours flatteur seront tôt remplacés par le seul et unique qui prévaudra jusqu'à la fin des temps : tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d'autres. Cela vaut naturellement pour le plus animal de tous qu'on aura reconnu sous les traits du cochon qui sommeille en lui. On ne refait pas le monde.


jeudi 4 juillet 2019

Cent ans de solitude ~~~~ Gabriel Garcia Marquez



Lorsque la famille Buendia s'exile vers une contrée reculée, encore inhabitée, pour y fonder Macondo, on l'imagine livrer un combat contre une nature vierge et hostile avec tous les dangers auxquels se confrontent les pionniers. On se rend très vite compte que Gabriel Garcia Marquez ne fait que transplanter la graine de l'humaine condition dans une terre nouvelle pour l'y observer dans sa germination et sa croissance. Espérant sans doute la voir tirer enseignement d'une civilisation qui a montré ses imperfections et lui donner l'occasion de nourrir une nouvelle prospérité.

Il s'affranchit de la contrainte du tangible dans le seul but de se focaliser sur les thèmes qu'il veut développer avec l'artifice d'un laboratoire à ciel ouvert. L'expérience démontrera pourtant rapidement que, peu importe le terroir, les gènes prévalent. La petite société ainsi constituée reproduit à son niveau les travers que la culture à plus grande échelle avait développés. La plante humaine reste humaine. La transplantation n'a pas épuré son ADN des tares congénitales et originelles qui la caractérisent.

La dérision peut se montrer d'une redoutable efficacité pour traiter de sujets graves. Autant qu'un réalisme magique pour focaliser sur le fond du sujet et s'affranchir d'une forme trop encombrée de ses codes moraux et sociaux, quand ce n'est pas mystiques. Carcan cousu au fil de l'histoire et propre à distraire de l'essentiel. Les références bibliques sont pourtant lisibles. Mais pourquoi refaire le scenario d'une genèse quand un est déjà prêt pour servir de support à une démonstration.

Observateur froid et objectif de l'expérience, le narrateur regarde prospérer les nouveaux sujets, les décrivant retourner à leurs vieux démons, "prisonnier de la solitude et de l'amour et de la solitude de l'amour", mais leur ôtant la gravité "à prouver l'existence de Dieu à l'aide de subterfuges au chocolat."

La consanguinité origine de tous les maux. L'observation d'une communauté réduite au périmètre de Macondo peut-elle avoir valeur de généralisation ? le petit cercle, symbolisé par celui que trace le colonel Aureliano autour de lui, peut-il s'extrapoler à l'échelle de la planète, pour prouver l'enfermement de l'humaine condition dans le cycle de l'éternel recommencement, éternelle dégénérescence ? N'y a-t-il point d'échappatoire à toutes ces obsessions qui font rejaillir "les plus anciennes larmes de l'humanité." D'échappatoire à cette condition qui "poussent des gamines à se mettre au lit pour ne plus avoir faim."

Même si j'ai peiné sur l'arborescence d'un arbre généalogique dans lequel on confond ramure et racines, qui se termine en queue de cochon, je n'ai pu qu'applaudir des deux mains ce burlesque sévère et foisonnant. Il n'est que de lire à la page 440, éditions Points, le viol consenti d'Amaranta Ursula par Aureliano – je ne sais plus le combien, mais cela importe peu. C'est ce genre de ravissement à la virtuosité qui nous fait rejoindre la voix de ceux qui plaident pour classer cet ouvrage parmi les cent meilleurs de tous les temps.

Au lecteur d'être à la hauteur !

"Il ne lui était jamais venu à l'idée que la littérature fût le meilleur subterfuge qu'on eût inventé pour se moquer des gens, comme le démontra Alvaro au cours d'une nuit de débauche. Il fallut un certain temps à Aureliano pour se rendre compte qu'un jugement si arbitraire n'avait d'autre source que l'exemple même du savant catalan, pour qui le savoir était peine perdue s'il n'était possible de s'en servir pour inventer une nouvelle manière d'accommoder les pois chiches."


mardi 21 mars 2017

Kafka sur le rivage ~~~~ Haruki Murakami

 



Qui n'envisage pas de voir pleuvoir des sardines et des maquereaux, de tenir une conversation avec des chats, manquera de prédispositions pour progresser sur le filin tendu au-dessus du gouffre de l'irrationnel par Haruki Murakami. Avec la lecture de Kafka sur le rivage, je me suis livré à cet exercice périlleux. Je dois maintenant recouvrer mes esprits.

J'en sors comme on émerge d'une apnée, avec la soudaine avidité du monde extérieur tant cette lecture s'est accaparé de mon libre arbitre. Cet ouvrage est un imaginaire enfermé entre son titre et son point final. Mes yeux lui ont rendu la liberté. Il s'est alors emparé de mon esprit, l'a assujetti, tyrannisé, pour le conduire vers le dénouement dont je me prenais à rêver qu'il me soulagerait de la dépendance dans laquelle il m'entretenait. Peine perdue, aussitôt refermé, j'envisage déjà de le relire.

Du temps qu'il me vole, il se moque. Son temps à lui est une valeur aléatoire. Dans ses battements désordonnés il me dit la vanité des choses. Comme celle des mots d'ailleurs. Avec Haruki Murakami l'important n'est pas dans les mots. Les siens sont simples, son vocabulaire presque rudimentaire. Ses mots n'ont de pouvoir que dans ce qu'ils taisent et vous laisse imaginer. "Le monde est une métaphore."

Chaque être n'est plein que de ce qui gravite autour de lui, le contraint, l'oppresse et nourrit ses fantasmes. La force de cet ouvrage est de s'affranchir du vraisemblable, au point de tutoyer l'absurde. Cette liberté ainsi acquise donne des ailes à son auteur pour l'essentiel : traduire les sentiments avec une force prodigieuse sans jamais les évoquer. Dans cet univers introverti ainsi affranchi de toute règle, les personnages sont mus par des forces extérieures qui guident leurs pas, commandent leurs gestes, et auxquelles ils ne résistent pas. Chaque être est un concept, en quête de sa moitié perdue.

Tel Kafka Tamura, l'adolescent de quinze ans qui se fait ainsi nommer et décide de fuir un père qu'il abhorre, un père qui lui a infligé une prédiction nocive, "telle une étendue d'eau noire". Le jeune homme nommé corbeau, son mentor intérieur, lui commande d'aller puiser sa force ailleurs. Où ? Il ne sait pas encore. Il part en quête de l'apaisement de la tempête intérieure qui le tourmente. Peut-être en quête de celle qui l'a abandonné dans ses premières années. Le manque le ronge. Le pourquoi surtout. C'est intime, c'est incrusté dans ses gènes.

Mademoiselle Saeki quant à elle a vécu un amour démesuré. Un amour qui a dépassé ce que chacun peut imaginer dans ses rêves les plus fous. Mais, transportée par cette prospérité, mademoiselle Saeki n'a pas pris garde à la cruauté de la vie. A tel point qu'à vingt ans elle avait déjà consommé son capital bonheur. Son amour lui a été arraché. Trente ans plus tard, lasse d'une errance sans but, elle est revenue devant ce tableau qui contient toute sa vie. Dans l'attente de celui à qui le transmettre.

Nakata est un vieil homme solitaire dont l'esprit a été vidé de la méchanceté du monde. Nakata a le pouvoir de dialoguer avec les chats. Nakata, qui parle de lui à la troisième personne, sait les ramener, non pas à leur maître, ils n'en ont pas, mais en leur foyer quand leur instinct les en a écartés. Aussi lorsqu'il rencontre celui qui les dépèce vivant, Nakata commet l'irréparable. Il comprendra plus tard que son geste, et la fuite qu'il lui a imposée, auront un sens.

Chacun puise sa force dans l'amour de l'autre. C'est pour cela que les êtres jetés en pâture à la solitude ne pourront quitter ce rivage sans le soulagement de savoir un tendre regard se poser sur leurs pas dans le sable. Avant qu'ils ne s'effacent. Plus que l'amour, c'est son souvenir qu'il faut entretenir. L'union des corps n'est qu'un leurre. Fût-elle la conclusion d'une sensualité exacerbée portée au bord de l'effusion. Fût-elle incestueuse. Celle des esprits est la seule perspective qui prépare à basculer dans le monde intermédiaire, l'âme en paix. C'est pour cela que les chemins de ces trois-là se croiseront. À leur corps défendant.

Cet ouvrage est absolument somptueux.

Je remercie celle qui a eu la subtile attention de le poser sur ma table en me disant : "vous me direz ce que vous en pensez."