Lorsque la famille Buendia s'exile vers une contrée
reculée, encore inhabitée, pour y fonder Macondo, on l'imagine livrer un combat
contre une nature vierge et hostile avec tous les dangers auxquels se
confrontent les pionniers. On se rend très vite compte que Gabriel Garcia Marquez ne
fait que transplanter la graine de l'humaine condition dans une terre nouvelle
pour l'y observer dans sa germination et sa croissance. Espérant sans doute la
voir tirer enseignement d'une civilisation qui a montré ses imperfections et
lui donner l'occasion de nourrir une nouvelle prospérité.
Il s'affranchit de la contrainte du tangible dans le seul but de se focaliser
sur les thèmes qu'il veut développer avec l'artifice d'un laboratoire à ciel
ouvert. L'expérience démontrera pourtant rapidement que, peu importe le
terroir, les gènes prévalent. La petite société ainsi constituée reproduit à
son niveau les travers que la culture à plus grande échelle avait développés.
La plante humaine reste humaine. La transplantation n'a pas épuré son ADN des
tares congénitales et originelles qui la caractérisent.
La dérision peut se montrer d'une redoutable efficacité pour traiter de sujets
graves. Autant qu'un réalisme magique pour focaliser sur le fond du sujet et
s'affranchir d'une forme trop encombrée de ses codes moraux et sociaux, quand
ce n'est pas mystiques. Carcan cousu au fil de l'histoire et propre à distraire
de l'essentiel. Les références bibliques sont pourtant lisibles. Mais pourquoi
refaire le scenario d'une genèse quand un est déjà prêt pour servir de support
à une démonstration.
Observateur froid et objectif de l'expérience, le narrateur regarde prospérer
les nouveaux sujets, les décrivant retourner à leurs vieux démons,
"prisonnier de la solitude et de l'amour et de la solitude de
l'amour", mais leur ôtant la gravité "à prouver l'existence de Dieu à
l'aide de subterfuges au chocolat."
La consanguinité origine de tous les maux. L'observation d'une communauté
réduite au périmètre de Macondo peut-elle avoir valeur de généralisation ? le
petit cercle, symbolisé par celui que trace le colonel Aureliano autour de lui,
peut-il s'extrapoler à l'échelle de la planète, pour prouver l'enfermement de
l'humaine condition dans le cycle de l'éternel recommencement, éternelle
dégénérescence ? N'y a-t-il point d'échappatoire à toutes ces obsessions qui
font rejaillir "les plus anciennes larmes de l'humanité."
D'échappatoire à cette condition qui "poussent des gamines à se mettre au
lit pour ne plus avoir faim."
Même si j'ai peiné sur l'arborescence d'un arbre généalogique dans lequel on
confond ramure et racines, qui se termine en queue de cochon, je n'ai pu
qu'applaudir des deux mains ce burlesque sévère et foisonnant. Il n'est que de
lire à la page 440, éditions Points, le viol consenti d'Amaranta Ursula par
Aureliano – je ne sais plus le combien, mais cela importe peu. C'est ce genre
de ravissement à la virtuosité qui nous fait rejoindre la voix de ceux qui
plaident pour classer cet ouvrage parmi les cent meilleurs de tous les temps.
Au lecteur d'être à la hauteur !
"Il ne lui était jamais venu à l'idée que la littérature fût le meilleur
subterfuge qu'on eût inventé pour se moquer des gens, comme le démontra Alvaro
au cours d'une nuit de débauche. Il fallut un certain temps à Aureliano pour se
rendre compte qu'un jugement si arbitraire n'avait d'autre source que l'exemple
même du savant catalan, pour qui le savoir était peine perdue s'il n'était
possible de s'en servir pour inventer une nouvelle manière d'accommoder les
pois chiches."
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