"Toute l'histoire des femmes a été faite par les
hommes", et la hiérarchie instaurée, perverse et tenace, qui veut que la
femme soit inférieure à l'homme remonte aux temps primitifs. Époque où l'impact
du représentant de l'espèce sur son environnement dépendait avant tout de sa
force physique. Caractéristique qui avantageait le mâle, on l'aura bien
compris. C'est la biologie qui l'a voulu. Cela ne nous dit pas qui a voulu la
biologie, mais c'est un autre sujet.
Quelques milliers d'années plus tard, cet avantage n'en est plus un. Même les
mâles n'usent plus de leur force physique dans leur rapport au monde. Monsieur
Colt aura pu faire dire dans une publicité restée célèbre vantant sa machine de
mort que son invention avait supprimé l'inégalité originelle fondée sur la
force. D'autres machines plus pacifiques celles-là ont pris le relais, avec le
même succès pour supprimer le recours à la force physique, mais il faut
l'avouer, avec tout l'orgueil que l'homme peut tirer de son évolution, dans son
rapport à l'espèce il est resté primitif. La position qu'il s'est octroyée sur
le fondement de la force physique est restée à son avantage. Il y a encore du
chemin à faire pour arriver à ce que Simone de Beauvoir n'avait pas encore
appelé la parité.
En 1949, lorsqu'elle écrit le deuxième sexe, la femme vient tout juste
d'obtenir le droit de vote en France. En porte drapeau de la pensée féministe
Simone de Beauvoir cherche à répondre à la question concernant ses consoeurs :
"pourquoi la femme est-elle l'Autre ? … comment en elle la nature a été
reprise au cours de l'histoire; il s'agit de savoir ce que l'humanité a fait de
la femelle humaine".
Il faut parfois savoir se mettre en danger. Il faut parfois savoir se mesurer à
plus fort que soi. Pour le représentant mâle de l'espèce que je suis, se mettre
en danger c'est oser entendre les arguments qui battent en brèche l'orgueil
masculin. Se mesurer à plus fort que soi, c'est faire une pause dans la lecture
facile, et affronter des esprits hauts et forts. Comme par exemple lire Simone
de Beauvoir.
J'ai quand même pour moi d'avoir compris, à l'éclairage de son ouvrage, que je
me sentais inconsciemment plus d'affinité avec un Stendhal qui "jamais ne
se borne à décrire ses héroïnes en fonction de ses héros" plutôt qu'un
Montherlant pour qui "la chair féminine est haïssable dès qu'une
conscience l'habite. Ce qui convient à la femme, c'est d'être purement
chair." Sans remonter jusqu'à ce cher Pythagore qui a fait nos délices
dans les classes de mathématiques, dont j'ai découvert un autre de ses
théorèmes, lequel s'énonce ainsi : "Il y a un principe bon qui a créé
l'ordre, la lumière et l'homme et un principe mauvais qui a créé le chaos, les
ténèbres et la femme." Celui-là n'est le résultat d'aucune démonstration.
Il est le résultat de ce qui reste de primitif en nous. Difficile d'abandonner
les avantages acquis. Difficile de rétrograder, même quand l'évidence s'impose.
Mais attention les machos de tous bords, dès lors que la force physique n'est
plus une norme déterminante dans le rapport à la nature, celui qui a coutume de
s'en prévaloir au regard du sexe dit faible pourrait bien se voir déclassé.
Elles commencent à nous voler nos défauts, mais nous pas encore leur qualités,
elles ont de l'audience au foot, elles fument bientôt plus que nous. Le
troisième millénaire sera féminin ou ne sera pas.
Jusqu'à ce jour le mâle se vantait d'incarner la transcendance, cantonnant la
femme à l'immanence, à puiser dans ses propres ressources pour exister et
servir de nids douillet pour héberger l'embryon qu'il aura condescendu à lui
confier le temps d'une gestation. Priant pour que ce soit un garçon. Oubliant
avec sa virilité triomphante que s'il n'y avait plus de fille, la survie de
l'espèce tournerait court. On avait appris que la prise au monde de la femme
était moins étendue que celle de son congénère mâle, la voici plus étroitement
asservie à l'espèce.
Quand la religion s'est mise en demeure de régner sur les consciences, le sort
de la femme ne s'en est pas trouvé amélioré pour autant. Figurez-vous qu'il
s'en est découvert un pour déclarer que si l'âme n'habite l'embryon qu'à partir
du quarantième jour de sa conception pour un garçon, il faut attendre le double
pour une fille. L'auteur de ce postulat a été sanctifié pour sa perspicacité.
Convenez qu'avec cette finesse dans l'observation, la femme n'avait pas encore
trouvé d'allier dans les prédicateurs en religion monothéiste. Quel que soit le
prophète promu seul et unique dieu, ils ont tous eu grand soin de conserver à
la femme le statut que sa masse musculaire lui avait fait attribuer.
Voilà un ouvrage qui parle de l'homme avec une minuscule. Non pas dans le sens
où il ne représente que la moitié de l'espèce, excluant l'Autre, mais dans le
sens où la minuscule convient fort bien pour rabaisser le prétentieux à ce
qu'il est : un être de chair pétri de peur de se voir détrôné de la position
qu'il s'est arrogée au fil des millénaires. Et si l'Autre, la femme donc, reste
un mystère à ses yeux éblouis de lui-même, elle ne l'est pas plus du fait de
son sexe mais bien du fait qu'elle est une autre personne. Chacun est un
mystère pour l'autre.
Je ne cacherai pas qu'il est certaines des phrases de cet ouvrage que j'ai
relues plusieurs fois avant de les croire apprivoisées par mon entendement. Non
que je fasse le sourd à la pertinence de son argumentation, mais bien parce
qu'elles sont d'une force conceptuelle qui a réveillé quelques uns de mes
neurones assoupis. Le deuxième sexe est un essai philosophico sociologique qui
est forcément plus fouillé et élaboré que ce que je pourrais en restituer. Il a
encore toute sa valeur aujourd'hui, et quand ces dames utilisent les réseaux
sociaux pour secouer le cocotier je ne suis pas sûr qu'elles fassent encore
descendre sur terre toutes les noix récalcitrantes à entendre raison.
Pour ce qui me concerne, je ne voudrais pas non plus passer pour un ange. On
n'a d'ailleurs toujours pas déterminé leur sexe. Je dirai simplement en toute
sincérité que la seule chose qui me retiendrait à envisager une réincarnation
en femme, ce sont les chaussures. Celles qui perchent le talon et élancent la
jambe à faire fantasmer les hommes. Envisager la souffrance n'est pas notre
fort à nous les mâles.