Morsures est un ouvrage dans lequel Hélène Bonafous-Murat a à n'en pas douter mis beaucoup d'elle-même. Cet ouvrage place en effet son intrigue dans le monde des images, des estampes en particulier. Sujet qu'elle connaît mieux que quiconque pour en être une experte reconnue. Et s'il est une certitude qui me tenaille au sortir de cette lecture, c'est tout d'abord que ce sujet est pour elle au-delà d'un métier une passion et qu'en second lieu sa compétence y éclate aux yeux du néophyte que je suis. le néophyte a certes tôt fait d'être ébloui par le maître me direz-vous, mais il conserve quand même sa capacité de jugement quant à l'écart des compétences. A moins bien entendu que je ne sois l'objet d'une mystification, ce qui n'aurait rien de surprenant tant l'auteure a l'art d'entraîner son lecteur dans une spirale de confusion, à savoir qui est qui, à quelle époque, en chair et en os ou bien en impression sur vélin.
Ce fut pour moi de la part de l'auteure et selon sa dédicace
une invitation à me plonger dans l'image et à m'y perdre. Mission accomplie. Ce
n'est qu'à l'épilogue, ô combien surprenant, que j'ai pu recouvrir mon libre
arbitre et applaudir à l'artifice de construction, lequel m'avait emberlificoté
dans une intrigue qui en masque une autre. J'avoue avoir été déstabilisé par la
confusion des narratrices. Et pour cause. J'ai même failli décrocher, mais
quelque chose me chuchotait d'aller au bout. Bien m'en a pris.
Enquête il y a, puisque crime il y a, et aussi vol d'œuvre rare.
Mais curieusement le corps de l'intrigue se déporte et entraîne le lecteur
profane sur une terra incognita. L'enquête verse dans le cercle fermé des
amateurs éclairés du monde de l'image. L'auteur de l'œuvre rare qui a
refait surface avant de disparaître à nouveau est certes vite identifié.
L'experte ne l'est pas pour rien. Mais qui sont les personnages représentés sur
cette estampe du XVIIème siècle, qui est le commanditaire de cette
œuvre et quel est son message à la postérité ?
L'image sollicite l'imaginaire, force la convoitise,
interpelle l'experte et la transporte dans le temps du geste de l'artiste.
Cette représentation est comme un trait d'union entre deux sensibilités
écartelées par des siècles d'une présence silencieuse et anonyme, oubliée des
regards. L'experte s'en imprègne, se fond dans le personnage représenté au
point de verser dans le dédoublement de la personnalité. Elle devient le sujet
représenté jusqu'à ressentir le contact de la main de l'autre personnage de
l'image sur son épaule et s'interroger sur ses intentions.
L'image affole le marché. Les spécialistes fourbissent leurs
armes à coups de milliers de dollars pour faire de cette œuvre, hier inconnue
et déjà célèbre, la cible de leur convoitise. Alors que le lecteur est resté
sur son interrogation : qui a tué le commissaire priseur, pourquoi, et qu'est
devenue la vedette du catalogue soustraite à la vente organisée en l'hôtel
Drouot ?
Morsure est un ouvrage d'une richesse culturelle avérée.
L'image ne sollicite pas seulement la sensibilité artistique, mais renvoie à
l'histoire, la grande, en un temps où, du fait de sa rareté la représentation
graphique prenait son sens, son intérêt et donc sa valeur. Une tout autre
envergure et signification que le flot des banalités sur colorées qui inonde
notre monde d'aujourd'hui au point d'en devenir polluant. de témoignage de la
réalité qu'elle était autrefois, l'image est devenue aujourd'hui représentation
d'un monde virtuel, fugitif, déposée sur un support volatile et donc tôt promise
à l'oubli.
Quant au titre, un tantinet aguicheur pour l'ouverture sur
une forme de polar, me voilà désormais armé pour faire œuvre de
connaissance technique et vous dire qu'il est un terme de vocabulaire des
aquafortistes. Mais je vous laisse découvrir ce que ce genre de morsure peut
laisser de traces durables dans le monde de l'image. Morsures est
une lecture exigeante, quelque peu déroutante qui peut blaser l'amateur
d'émotions fortes. Mais qu'il se méfie de l'irrationnel, il pourrait bien
l'inciter à faire des retours sur images.