Des êtres dissociés, des cousins remués, un compatriote des
vallées pyrénéennes qui parle en alexandrins, une médecin légiste dont la
soixantaine n'a pas entamé le charme propre à faire chavirer Adamsberg, et pour
couronner le tout des cerfs éventrés en Normandie, avouons qu'il y a de quoi
disperser les idées et y faire perdre son latin à un être rationnel. Oui mais
voilà, Adamsberg n'est pas un être rationnel. C'est un "pelleteur de
nuages."
Disons-le tout net Adamsberg a un problème de management. Il pèche par manque
de capacité de persuasion, d'esprit de cohésion et de pédagogie à l'égard de
ses subordonnés. En fait, il ne veut pas s'en donner la peine. Ils doivent donc
le suivre aveuglément. Réfléchir, c'est s'opposer. Car lorsqu'il est pris dans
les réflexions que lui inspire son sixième sens, ses équipiers en sont réduits
aux croyances. Il y a donc ceux qui croient et ceux qui ne croient pas. C'est
pour ça que sa brigade criminelle est souvent divisée.
Il faut dire que dans l'affaire des bois éternels, il y a de quoi leurrer son
monde. le fil qui pointe de l'écheveau est plutôt ténu et fragile pour élucider
le meurtre de deux gros bras que rien ne relie au milieu du banditisme. Ce fil,
lorsqu'on l'exploite, fait apparaître une recette codée extraite d'un grimoire
du 17ème siècle, celle d'un d'élixir de vie. C'est confus à souhait, voire
impénétrable au commun des mortels. Il faudra bien toutes les ressources
combinées d'un commissaire inspiré et de son adjoint instruit, l'encyclopédie
de la brigade, fraîchement promu commandant, pour démêler l'écheveau que le
commanditaire des crimes a savamment enchevêtré. Fred Vargas l'a
bien mitonné celui-là. Difficile pour le lecteur de se faire son opinion du
coupable avant qu'Adamsberg le lui désigne.
On retrouve la passion de l'auteure pour les contes et légendes du Moyen-âge.
Mais c'est tellement tortueux qu'on a du mal à se figurer un esprit moderne
s'engluer dans pareille machination autour d'une croyance d'un temps où la
pierre philosophale faisait encore rêver. C'est un peu dommage, cela déprécie
le scénario. Mais soit, le genre autorise tous les artifices pour convoquer les
fantômes du passé et tenir en échec les techniques d'investigation modernes.
En tout cas cette affaire donne à Adamsberg l'occasion de renvoyer l'ascenseur
à sa fidèle lieutenant Violette Rétancourt, dont d'aucuns prétendent que son
gabarit et ses chances de séduction refoulées lui autorisent certaines libertés
et prises de risque. Mais cette fois elle est allée un peu loin dans
l'indépendance. Elle avait extirpé son patron du Canada où il était en mauvaise
posture, il la tire in extremis d'un mauvais pas. le flair d'Adamsberg lui fera
faire confiance à celui d'un membre de la brigade qu'on avait pris l'habitude
de voir se réchauffer sur la photocopieuse. C'est Boule, le chat. Pour une fois
il intervient dans une enquête. On en pensera ce qu'on voudra.
Des êtres dissociés entre l'alpha et l'oméga, des cousins remués, y aurait-il
du rififi dans la famille Adamsberg ? La lecture des Bois éternels nous
affranchit sur ces expressions pour le moins surprenantes lesquelles trouvent
leur éclaircissement dans la criminologie ou le parler local. L'étude des
caractères étant une marque de fabrique chez Fred Vargas, elle
nous soumet un ouvrage dans lequel on reconnaît bien sa touche cérébrale pour
nous concocter une énigme musclée sur fonds historique. Un bon moment de
lecture à partager l'ambiance de la brigade criminelle version Adamsberg avec
laquelle j'ai eu l'occasion de me familiariser.